DJIBANAR, ESPOIRS D'UN RETOUR, TOURMENTS DU PASSÉ
Le retour des populations aux terroirs arrachés par l'armée en Casamance emballent les esprits tourmentés par les horreurs du passé que les appréhensions ont dû mal à se dissiper. Immersion chez les réfugiés de Saliote et de Bafata Bouram
En janvier dernier, l’armée sénégalaise a démantelé quatre bases rebelles en Casamance. Une lueur d’espoir dévoile ainsi un horizon moins embrumé. Le retour aux terroirs arrachés emballent les esprits si tourmentés par les horreurs du passé que les appréhensions ont dû mal à se dissiper. Immersion chez les réfugiés de Saliote et de Bafata Bouram dont la commune de Djibanar est le havre de salut.
Ngalpanti ou « Si vous voulez, restez » ! Traduction littérale du nom du village aménagé par les habitants de Djibanar pour les familles déplacées de Saliote et de Bafata Bouram. Plus d’une quinzaine de familles s’est installée à Ngalpanti, un site d’accueil se trouvant à Djibanar, localité située dans le département de Goudomp (Sédhiou). Ces réfugiés sont dans ce site depuis 1998, pour certains à cause du conflit casamançais.
En ce début de journée, une chaleur d’étuve oppresse tout le village de Ngalpanti. Les ruelles sont désertes à cause du climat insupportable. Les habitants cherchent refuge sous l’ombre des manguiers qui peuplent cette zone ou à l’intérieur des concessions. Des abris de fortune servent de gîtes à ces infortunés.
Dans une des concessions où vivent des réfugiés, Sidou Gomis est assis dans la véranda, discutant avec ses frères et quelques voisins. Le jeune homme, la vingtaine révolue, hésite d’évoquer l’histoire de leur village. Par peur ? Il remue la tête, faisant savoir qu’il n’a rien à craindre. Sidou avait trois ans lorsque les rebelles ont envahi son patelin Saliote en tuant des habitants. « J’ai quitté Saliote alors que j’avais trois ans. Je ne me souviens de rien, mais on m’a raconté ce qui s’est passé. Plus tard, arrivé à Ngalpanti, j’ai préféré partir en Guinée-Bissau où j’enseigne aujourd’hui la traduction portugais-français. Ici, je fais de l’animation. On m’appelle Dj Sidex », a confié le bonhomme, sous le regard hagard des autres. La peur et les souvenirs dramatiques qui ont ponctué leur vécu refluent. Saliote garde toujours en mémoire ces moments difficiles où la vie des habitants ne tenait qu’au bout d’une mitraillette que les rebelles n’hésitaient pas à déverser sur les récalcitrants.
Des familles disloquées entrevoient une lueur
Le chef de village de Saliote, Linko Gassama, informé de la visite d’un journaliste, s’empresse de s’épancher pour conduire le récit de souffrances des malheureuses âmes, quand la mort rodait autour des demeures. « Saliote, c’est mon patrimoine et celui de tous ceux qui ont vécu sur cette terre. Je rêve toujours de revoir, un jour ou l’autre, les fils de Saliote rejoindre leur terroir qu’ils ont quitté en 1998. Nous sommes dispersés dans tous les sites ou localités d’accueil du pays ou en Guinée-Bissau », a-t-il déclaré, pressé de retrouver sa terre.
Contenant difficilement sa douleur, comme s’il revivait l’horreur d’un temps, la voix chevrotante, les yeux cramoisis, il enchaîne : « J’ai les larmes aux yeux en parlant de Saliote, surtout ce triste jour où les rebelles nous ont contraints à quitter le village. Ils tiraient sur les populations. Certaines d’entre elles sont tombées sur des mines. Il y avait neuf morts sur le coup et 15 personnes grièvement blessées ». Une quarantaine de familles, traumatisées à jamais, y vivaient. Elles sont toutes parties, abandonnant champs d’anacarde, d’arachide…
À 9 ans, Moulaye Gassama saute sur une mine
La vie n’a pas été tendre avec lui. Linko Gassama a été très tôt éprouvé par le destin. Le sort des siens l’afflige. « Nous sommes très heureux des opérations de l’armée qui ont démantelé les bastions rebelles, mais nous ne pourrons repartir sans l’accompagnement de l’État. Avant notre départ du village, nous avions perdu 150 bœufs. Lors de la fuite, en allant vers la frontière entre le Sénégal et la Guinée-Bissau, il ne nous restait que 70 bœufs. Aujourd’hui, nous n’avons plus rien. Saliote me manque. Nous allons toujours dans nos champs de fruits à Saliote. Mais il nous faut marcher des kilomètres », a-t-il dit avec beaucoup d’amertume.
Linko Gassama d’exprimer sa gratitude aux populations de Djibanar qui leur ont cédé ce site. « Nous nous sentons bien à Ngalpanti (un site de réfugiés se trouvant à Djibanar). Mais nous préférons rentrer à Saliote et retrouver nos terres. Nous sommes une quinzaine de familles parmi les réfugiés qui résident à Djibanar. Nous avons même un groupe Whatshapp appelé « Kanteler » (l’union de Saliote en Manjack). Les gens y agitent l’idée du retour à Saliote », a-t-il soutenu, la voix tremblotante. Linko n’a pas tout dit du traumatisme vécu. Un de ses jeunes frères a perdu une jambe en 1996 lors d’une attaque des rebelles avant qu’ils ne quittent définitivement Saliote en 1998. Ce frère, c’est Moulaye Gassama. L’homme, du haut de ses 38 ans, marche avec des béquilles depuis ce triste jour où il a sauté sur une mine. Moulaye titube, cherche les mots. Il a l’air d’être atteint psychologiquement. « J’ai quitté Saliote en 1998. J’avais neuf ans lorsque j’ai sauté sur une mine. J’étais, ce jour-là, dans notre champ. On a travaillé jusqu’à 18 heures et nous rentrions à la maison. J’étais derrière. Arrivée à hauteur de la piste, j’ai senti quelque chose de lourd sous mon pied. La mine m’a projeté très loin. J’ai crié de toutes mes forces. On m’a conduit à Simbandi avant de m’emmener à Ziguinchor où on m’a amputé la jambe », s’est-il souvenu, le visage contracté. Saliote était un village Manjack comme Bafata Bouram. C’est ce qui fait que Ngalpanti est majoritairement habité par les Manjacks qui cohabitent avec les Balantes et Mandingues de Djibanar, leur terre d’accueil.
« Les rebelles ont brûlé mon village »
Ngalpanti, c’est le coin des réfugiés de divers horizons. Ils vivent cette psychose, mais cherchent désespérément à retourner dans leur village d’origine. Ceux de Bafata Bouram font également partie de ces déplacés qui vivent à Ngalpanti. Dans la famille Preira, Malamine, 57 ans, vit un drame indicible. Les exactions des rebelles qu’il a si péniblement subies continuent de le hanter. Il est assis sur une chaise dans la cour de sa sommaire concession où les enfants jouent à côté avec l’insouciance de leur âge. « Nous avons quitté Bafata le 10 octobre 1990 pour aller en Guinée-Bissau où nous avons séjourné pendant 10 ans, avant de revenir au Sénégal. Car, on ne pouvait plus y rester. Malheureusement, revenus encore au pays, on trouve que les rebelles qui nous avaient chassés occupaient toujours notre terroir. Notre souhait, aujourd’hui, est de retourner à Bafata. Le seul problème, c’est le manque de moyens. Ils avaient brûlé notre village. Ce jour-là, j’étais parti à Saliote vendre mes arachides. À mon retour, j’ai trouvé, impuissant, qu’ils étaient en train de brûler le village », a-t-il confié, la mine déconfite.
Si pressés de retrouver leurs terres
Les rebelles y avaient installé la terreur. Le démantèlement de leurs bases par l’armée est, ici, une formidable aubaine. « D’ici le mois d’avril, si tout se passe bien, on pourrait retourner chez nous. J’y vais de temps en temps pour ramasser des noix d’acajou. Nous sommes très contents de savoir que l’armée a pris possession de la base des rebelles de Sikoune. Ce sont ces derniers qui nous ont chassés de notre terroir », jubile-t-il presque, non sans faire savoir que Bafata Bouram comptait plus de 60 familles, beaucoup plus que le village de Bafata Balante. Les habitants de cette dernière localité ne se sont pas déplacés, car les militaires y avaient une base.
Des jours sombres, Malamine en a vécus. Lui vient à l’esprit cet instant d’effroi où les rebelles l’ont trouvé dans son périmètre agricole. Et puis, une deuxième fois, une troisième fois… « Ils se plaisaient, se rappelle Malamine, à tout me prendre. Gagnés par la lassitude, nous avons tout laissé derrière nous à la conquête de l’incertitude, d’un havre de grâce. Nous avons envie de rentrer à Bafata si la sécurité est assurée. Ici, on nous loue des champs alors que nous n’avons pas les moyens. Les rebelles avaient tué 32 personnes à Bafata et c’est là où le frère de mon père a perdu la vie ».