"J'AI VU DES FEMMES QUI S'ÉTAIENT MARIÉES QUATRE FOIS ET DONT LE QUATRIÈME A ÉTÉ LE PREMIER"
Dr Fatou Binetou Dial, Sociologue au laboratoire d'anthropologie culturelle de l'Ifan
Sociologue au laboratoire d'anthropologie culturelle de l'Ifan, Dr Fatou Binetou Dial, qui a publié il y a dix ans l'ouvrage "Le Divorce à Dakar", en tant que chercheur, ne donne pas beaucoup d'importance à ces faits divers qui relèvent de gouttes d'eau qui font déborder le vase. Elle diagnostique dans cet entretien les causes profondes des ruptures de mariage.
L'As : Qu'est ce qui pousse, selon vous, certains maris à répudier leurs épouses pour des raisons aussi incongrues qu'un poisson qui manque dans un repas, une chanson fredonnée, un oui ou un non à un référendum… ?
Dr Fatou Binetou Dial : Je ne sais pas par quel bout commencer… Ce que l'on peut d'emblée dire, c'est que le mariage dans la société sénégalaise est une règle sociale très forte. Toutes les femmes et tous les hommes finissent par se marier. Pour montrer combien le mariage est fondamental, un rite de passage à l'âge adulte, il faut regarder les données démographiques, par exemple l'enquête démographique de 1997 disait qu'à 50 ans, une femme sur mille n'était pas mariée. C'est vraiment pour montrer l'ampleur de l'institution matrimoniale au Sénégal et la place prépondérante qu'elle occupe. On dit aussi que si la femme préserve son sexe et se marie, elle rentre au Paradis. Les prières d'une femme célibataire et d'une femme mariée n'ont pas la même valeur. D'ailleurs, les marqueurs sont la scolarisation, le premier emploi, l'entrée en union et l'autonomie résidentielle.
A côté du mariage, il y a le divorce. Et la société sénégalaise est musulmane à 95%. L'Islam autorise la répudiation et le remariage, mais ne dit pas combien de fois une femme ou un homme peut se marier. C'est la porte ouverte pour une trajectoire matrimoniale complexe. De plus, chez les hommes, il y a la possibilité de se remarier sans rompre l'union précédente, c'est la polygynie. On utilise le terme global de polygamie, mais la polygamie, c'est l'union d'une personne avec plusieurs personnes. La forme de polygamie pratiquée au Sénégal, est la polygynie. Elle permet aux hommes de contracter plusieurs mariages en même temps, alors que la femme n'a pas cette possibilité. Le divorce joue le même rôle pour les femmes, que la polygamie chez les hommes. Il permet aux femmes de sortir d'une union, de rentrer dans une autre. Soit, pour la première, elle n'avait pas satisfaction ou c'est une décision des parents, ou elle s'est rendu compte qu'elle a d'autres ambitions et en rompant une union, elle a la possibilité d'aller ailleurs, qui puisse répondre plus amplement à ses aspirations amoureuses, économiques.
"Le referendum et autres, c'est la goute d'eau qui fait déborder le vase"
Pour en venir à votre question, je dois vous répondre que la polygamie des hommes est souvent un divorce qui ne dit pas son nom. Parce que, selon nos enquêtes, quand un homme épouse une autre, les troisièmes épouses sont les chasseuses de femmes. Donc, quand un mari contracte une autre union et qu'il n'a pas envie d'aller au tribunal, de saisir la juridiction pour rompre l'union, il peut simplement se remarier ailleurs et, du coup, la femme peut analyser cela comme un divorce qui ne dit pas son nom. Il y a un soubassement derrière un motif aussi léger qu'une chanson fredonnée, un poisson qui manque… Permettez-moi de ne pas donner beaucoup d'importance à ces exemples, qui relèvent de faits divers. Avec les médias, les faits divers ont une importance capitale dans notre univers social. Je n'y porte pas vraiment beaucoup d'importance, parce que je ne les ai pas vérifiés. Pour moi, ce ne sont pas des résultats de recherches et je ne peux pas me prononcer sur ces choses. Tout ce que je peux dire, c'est que derrière une répudiation, il y a toujours un motif qui est porté au public et un autre qui est la quintessence de la rupture conjugale. Le référendum et autres, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il y a eu des soucis antérieurs et on cherche la petite bête. A la moindre occasion, la rupture est prononcée j'aimerai revenir sur la répudiation.
L'Islam a beaucoup influencé le Code la famille. Il y a eu l'établissement du Code de la famille en 1972. Depuis cette année, la loi interdit la répudiation. Au moment où nous sommes en train de faire cet entretien, des femmes se font répudier à Tambacounda, Ziguinchor, ici à Dakar. La délicatesse de la rupture conjugale, c'est qu'elle renferme en elle des pratiques multiformes. Si vous allez en Europe, quand on parle de rupture conjugale, tout de suite on s'adresse à la juridiction. Alors qu'ici au Sénégal, il y a la rupture qui est prononcée devant deux témoins adultes, le divorce qui doit être judiciaire… Nous sommes à cheval sur le coutumier, l'Islam, et le Code de la famille, inspiré du Code napoléonien. C'est tellement alambiqué. J'ai mené mes travaux plus avec les femmes qu'avec les hommes, parce que, d'une part, quand on identifie un couple séparé à une étape donnée, la population de divorcés est mobile. Marié, on s'installe quelque part et on bouge quand il y a rupture. J'ai vu dans mes recherches que les femmes peuvent provoquer des ruptures conjugales, si elles ne veulent plus de l'union ; elles peuvent faire porter le chapeau à l'homme. Il y a des stratégies que les femmes mettent en place pour entrer en union ; comme pour sortir.
IL ARRIVE QU'IL Y AIT DES REGRETS…
Justement, c'est la deuxième question, est-ce qu'en général, les hommes ne regrettent pas ces réactions impulsives ?
J'ai retracé la trajectoire matrimoniale de plusieurs femmes, dans une enquête démographique où je mets à côté l'âge, l'entrée en union, la sortie d'union, l'arrivée d'un enfant, le remariage. Et donc, j'ai l'histoire biographique de plusieurs hommes et femmes. Cela m'a permis de comprendre par exemple qu'homme et femme ne sont pas sur le même registre quand on parle de mariage et de divorce. Il y a aussi le fait que la femme peut prendre des initiatives. Avec les boutiques de droit, les médias, la femme a la prérogative de demander le divorce et de l'obtenir. Mais nos sociétés condamnent ces femmes-là. Nos sociétés ne veulent pas que le privé soit dans les sphères publiques. Elles s'en cachent, elles peuvent entamer une procédure judiciaire qui est longue, lente, lassante, c'est le parcours du combattant. J'ai vu des femmes qui ont passé plus d'une dizaine d'années à courir derrière un prononcé du divorce, alors qu'au même moment, l'homme s'est remarié. Autant on essaie de canaliser la vie des femmes, autant les hommes ont la possibilité de mener leur vie comme ils l'entendent.
"Elles disent que si c’était a refaire, elles seraient restées avec le premier"
Pour parler des regrets, il y a des femmes qui m'ont dit qu'elles s'étaient mariées à un âge où elles n'étaient pas vraiment mûres et pour moins que ça, elles ont demandé le divorce et sont reparties chez leurs parents pour attendre un autre mari. Avec le temps, si je les retrouve à 60 ans, qu'elles s'étaient mariées à 17 ans, ont divorcé au bout d'un an ou deux de mariage, elles disent que si c'était à refaire, elles seraient restées avec le premier. Xelu xale la woon (péché de jeunesse). Cerise sur le gâteau, j'ai vu des femmes qui s'étaient mariées quatre fois et dont le quatrième a été le premier. En fait, toujours d'après les enquêtes démographiques, les enfants ont été des intermédiaires, elles chassent les maris et demandent à leurs pères de revenir. On dit que si la femme refuse, cela peut porter malheur aux enfants. Souvent, les enfants n'aiment pas voir leur mère avec un autre homme. J'ai l'histoire d'un fils aîné qui a menacé le mari de sa mère avec une hache, lui disant qu'il ne pouvait pas passer la nuit dans la chambre qu'ils occupaient. Finalement, le fils est allé au Fouta remettre du cola à son père, pour qu'il redevienne le mari de sa mère.
"Le divorce n'est pas un phénomène récent ou accéléré"
Les gens pensent que le divorce est un phénomène récent, ou accéléré, ce n'est pas vrai. On passe à côté. Les enquêtes ont montré qu'un mariage sur trois se terminait par une rupture conjugale dans les cinq premières années, à Dakar. En France, c'est genre le mariage à l'essai. Quand je faisais mes travaux sur la thématique, il y avait un chercheur, Luc Tourret, qui a travaillé sur Mariage et divorce dans la banlieue dakaroise, à Pikine Dagoudane. Dans ses travaux, il a relevé, il y a quarante quatre ans qu'un mariage sur trois se terminait par une rupture conjugale. Le divorce est souvent inclus dans la conception du mariage. On vous dit, en la donnant, c'est votre femme, si vous ne pouvez plus en prendre soin, vous nous la rendez. C'est la porte ouverte à la rupture. Les grandes perdantes, ce sont les femmes qui ne s'approprient pas leurs divorces. J'ai pensé que le divorce est une source de promotion sociale et économique pour les femmes. C'est valable pour les femmes instruites, d'une certaine catégorie sociale, aisées. Ce n'est pas valable pour les femmes très pauvres, qui n'ont pas de famille sur laquelle compter.
"Pour certaines, la richesse sociale c'est le mari"
Souvent, ces femmes mariées sont toutes heureuses, elles n'envient pas celles qui habitent aux Almadies, qui ont la dernière voiture sortie. Pour elles, la richesse sociale, c'est le mari. Ce mari-là, souvent, il est plus âgé. Dans nos études, la moyenne de l'écart d'âge entre les deux conjoints est de dix ans. J'ai rencontré certaines qui ont vingt ans de moins que leur époux. Ce qui fait que quand ce dernier arrive à la retraite, le relais est pris par ces épouses. Elles font bouillir la marmite. Elles sont lingères, employées de maison, vendeuses de poisson, de légumes et autres tresseuses… Elles restent parce qu'elles n'ont pas les moyens de partir. Donc, ne divorcent que celles qui ont les moyens de le faire. Sinon, on est obligé de supporter le mari, la belle-famille, la co-épouse… Dans certains témoignages, des femmes ont soutenu que c'était un prétexte pour se débarrasser d'elles et laisser le champ libre à une nouvelle épouse. Est-ce qu'il n'y a pas anguille sous roche ?
Oui, mais je maintiens que je n'accorde pas une importance scientifique aux faits divers. je m'en méfie parce que ce n'est pas de la recherche.
Pourquoi entend-on de plus en plus souvent ce genre de faits ? Existaient-ils du temps de nos mères ?
Peut-être bien, je n'en sais pas plus que vous. Mais tout ce que je peux dire, c'est que les motifs d'une rupture conjugale, dans la société wolof, par exemple, comme l'a étudié le Professeur Abdoulaye Bara Diop, auteur de "La famille wolof", qui a été le directeur de l'Institut fondamental d'Afrique noire, c'étaient wexx, naxari dérét (ndlr : coléreux, caractériel), impuissance… C'est-à-dire pour rompre une union, même si c'est une pratique banalisée, entre parenthèses, il fallait des causes qui en valaient la peine. Dans le Code de la famille, on établit 10 causes dont le défaut d'entretien, l'incompatibilité d'humeur, l'injure grave, etc.
L'incompatibilité d'humeur, c'est allé trop vite. c'est vraiment la solution que des divorcés trouvent pour accélérer le processus.
Dans la société, traditionnellement, il fallait tout faire pour éviter le divorce. Par contre, les motifs de divorce d'aujourd'hui, ça, c'est nouveau. Avec les médias, le numérique, les choses ont évolué, le divorce échappe aux parents.
Il faut dire qu'il y a des femmes qui ne connaissent pas leurs droits, d'autres qui la connaissent, mais qui n'en veulent pas
Quelle attitude la femme doit-elle adopter ?
Je ne suis pas donneuse de leçon. Je suis chercheur, j'ai travaillé sur cette thématique pendant plus d'une dizaine d'années. J'avais fait un mémoire sur les divorces judiciaires au Tribunal régional de Saint-Louis. J'ai voulu battre en brèche tout ce que les gens racontaient sur le divorce et les divorcés, parce qu'à l'époque, je lisais des papiers sur l'éducation des enfants et puis, je me suis rendu compte qu'aux Etats Unis, par exemple, tous les enfants qui commettent des délits sont des enfants issus de rupture conjugal. Alors, j'ai regardé la documentation sur Saint Louis, l'Action éducative en milieu ouvert, l'Aemo, idem, tous les enfants qui commettaient des larcins, fuguaient, étaient des enfants de divorcés. J'ai voulu prendre le contre-pied de cette idée négative. Parce que pour moi, le divorce pouvait être bénéfique à la fois pour la femme et pour l'enfant. Des femmes m'ont raconté qu'elles ont eu des enfants avec des hommes, qui étaient par exemple alcooliques. Et plus les enfants grandissaient, plus les femmes se rendaient compte que les enfants pouvaient prendre le père déviant comme modèle. Elles ont préféré rompre l'union, prendre les enfants, l'écarter de cet univers, pour les sauver.
"J'avais tout faux, le divorce n'est pas une source de promotion sociale et économique"
J'en ai retrouvé certaines en 2000, dans la ville de Saint-Louis, qui ont pu réorienter leurs vies. Elles confirmaient ma thèse selon laquelle le divorce était une source de promotion sociale et économique. Mais j'avais tout faux parce que l'échantillon était biaisé, il ne prenait pas en compte les femmes qui n'avaient pas un niveau d'instruction aussi élevé que les divorcées judiciaires, celles qui pouvaient aller au tribunal. Je suis revenue à Dakar et j'ai intégré des femmes divorcées depuis 11 ans. J'ai renouvelé une enquête démographique. J'ai retrouvé ces femmes, pour savoir où elles en étaient depuis 11 ans. Cet échantillon m'a permis de mettre un bémol dans mes résultats antérieurs. Avec ma thèse qui a porté sur "Le parcours matrimonial des femmes à Dakar, subir le mariage, s'approprier le divorce ?", j'ai vu que les femmes ne sont pas toutes fières d'être divorcées et de l'assumer. A la fin de l'entretien, elles disent : si c'était à refaire, je ne l'aurai pas fait. Abdoulaye Bara Diop dit dans son livre : la femme ne divorce pas, elle change de mari