«JE FAIS DE LA PHOTO PARCE QUE J'AI UNE VISION À PARTAGER»
Par la magie de ses photographies, les Sénégalais ont redécouvert ces ethnies du Sud-est du pays restées ancrées dans leurs traditions millénaires - Pour le photographe d’art Matar Ndour, les images servent à figer la culture et l’histoire de ces peuples

Plus qu’une passion, la photo est un engagement pour Matar Ndour. Rencontré dans un paisible quartier de Dakar, le photographe introduit le visiteur le plus simplement dans son univers. Des photos sur les murs qui racontent plus que des mots, l’engagement du photographe à immortaliser les us et coutumes des peuples autochtones du Sénégal. Par la magie de ses photographies, les Sénégalais ont redécouvert ces ethnies du Sud-est du pays restées ancrées dans leurs traditions millénaires. Pour le photographe d’art Matar Ndour, les images servent à figer la culture et l’histoire de ces peuples.
Qu’est-ce qui explique votre intérêt pour les ethnies minoritaires ?
Minoritaires par le nombre peut-être. Mais de par leur culture, ce sont de grands peuples. C’est les Bassaris, les Bediks, les Kognadjis, les Badiarankés et autres, qui sont dans le Sud-est du pays. Je me suis intéressé à ce travail parce que tout au début, j’ai commencé à faire des portraits, des cérémonies familiales, le sport mécanique puis la lutte, du reportage et autres. Mais à un certain moment, je me suis dit que je voulais changer mon orientation photographique. C’est ce qui m’a mené vers cette culture. Mais c’est aussi par mon éducation, parce que je suis né dans une famille serère-halpular et mes parents étaient très ancrés dans leur culture. Ensuite, j’ai fait des recherches sur ce que représentaient les coiffures, la façon de s’habiller, les couleurs, l’architecture, les instruments agraires, etc. Ce sont des peuples qui sont aussi restés très conservateurs. Je suis allé à Kédougou, Bandafassi et Salemata. Je suis allé vers les Bassaris, les Bediks. J’ai vécu avec eux un moment et ils m’ont accepté.
Quand vous êtes allé vers eux, ils vous ont tout de suite accepté ?
Ce n’était pas difficile. Quand on va vers les gens, il faut les respecter. Dans leur environnement et dans ce qu’ils sont. Et moi, je les ai respectés dans leur environnement et dans ce qu’ils sont. Je ne les ai pas heurtés, je ne les ai pas agressés parce que ce sont des humains et la seule différence, c’est peut-être la culture. Eux aussi m’ont accepté parce qu’ils ont senti que ce travail que je faisais avait un intérêt certain pour eux. Ils me disaient toujours que c’est la première fois qu’ils voyaient un Sénégalais, un Africain, montrer un intérêt pour eux. Parce que généralement, ce sont toujours des Occidentaux qui viennent puiser chez eux mais qui ne reviennent jamais. Avec moi, ce travail va rester ici et sera beaucoup plus vu et les gens auront plus conscience de leur existence. Finalement, c’était un partenariat. Mais il y a une certaine complexité parce qu’il y a beaucoup d’interdits, beaucoup de tabous. Dans leur environnement déjà, rien n’est innocent, rien n’est gratuit. Même une petite brindille de bois n’est pas négligeable ; ça représente quelque chose. Et il faut donc respecter cet environnement immédiat et respecter ces gens.
Ça vous a pris combien de temps avant de prendre la première photo ?
Quand j’ai décidé de prendre cette orientation, c’était il y a 15 ou 17 ans. Ils sont très organisés et il y a ce qu’on appelle, le noyau dur, composé par le chef de village, le chef coutumier, le chef de culte, et qui représente le village. Ce sont eux qui agissent et parlent au nom de tout le monde. Quand j’arrive dans le village, je range d’abord mes appareils et je parle avec ce comité de sages. J’explique mon projet et ils me disent c’est bien, mais il faut nous laisser le temps de nous concerter. Ils me donnent rendez-vous. Et quand je reviens, ils me disent, c’est bon on accepte, mais il y a des conditions. Il ne faut pas photographier ça ou ça. Il y a des choses que je peux photographier et d’autres pas. Et je me conforme à ça. Après, il y a un contrat de confiance entre nous et je deviens ipso facto quelqu’un de la communauté. Et moi, quand j’y vais, je contribue. Je partage avec eux le repas, je dors avec eux. Je n’amène pas ma bouteille d’eau minérale.
Le respect, c’est important pour vous ?
C’est ça qui est important pour eux. C’est comme ça qu’ils regardent les gens, comment ils nous voient, quel est le comportement qu’ils ont vis-à-vis de nous. Et c’est comme ça qu’ils arrivent à t’accepter. Et c’est avec simplicité que je vais vers eux, en tant qu’humain qui va vers d’autres humains, avec le respect, quels que soient son rang et son statut. C’est comme ça que je peux travailler dans la sérénité, faire mes photos et les publier.
Et cette photo-là, par exemple, vous pouvez nous la décrire et dire dans quelle condition elle a été prise ?
Pour cela, je suis resté trois semaines avec eux. C’était à Diattock. C’était dans le cadre d’une cérémonie d’initiation que l’on appelle le Boukout. J’ai fait les trois jours avant l’entrée dans le bois sacré et le jour de la rentrée. Ensuite, ils y restent pendant deux ou trois semaines et cette photo, c’était pendant la sortie. Comme c’était une cérémonie qui n’avait pas eu lieu depuis 42 ans, il y avait toute une génération dans ce bois. Et ces enfants quand ils rentrent, ils sont avec l’oncle maternel et quand ils sortent aussi, ils sont portés par cet oncle. Quand j’ai vu cet enfant porté sur l’épaule de son oncle, j’ai été attiré par l’attitude de ce gamin. Un enfant peut avoir des attitudes désintéressées mais je lisais la personnalité d’une grande personne dans son regard, ce qui m’a fasciné. Du coup, je me suis demandé ce qu’il avait pu capitaliser dans ce bois pour en sortir avec cette maturité d’homme. Quand il m’a regardé droit dans les yeux, j’ai fait beaucoup de clichés et c’est cette photo qui m’a le plus marqué, de par sa sensibilité, la personnalité de l’enfant et cette tendresse et cette complicité aussi qu’il y a entre l’enfant et son oncle. C’est vraiment toute une histoire et c’est tout un récit. En fait, c’est ça la photo. Il faut qu’il y ait de l’émotion mais il faut aussi que la photo puisse raconter des choses. Comme disent les Chinois, une bonne photo vaut mille mots.
En fait quand vous capturez le moment, ce n’est pas seulement ce moment mais il y a aussi autre chose derrière ?
Vraiment il y a autre chose derrière. Une photo, c’est un moment, et ce moment est magique et quand on arrive à capturer ce moment, c’est là qu’on a réussi une bonne photo. Une photo peut être belle, mais sans être bonne. Il faut toujours chercher à faire la bonne photo, celle qui, même quand tu décroches ton regard d’elle, tu as envie d’y revenir parce qu’il y a quelque chose d’émotionnel, de sensuel et qui fait battre davantage ton cœur et qui te fait frissonner
Quand vous prenez vos photos, vous faites une mise en scène ou bien c’est sur le vif ?
Dans ce cas de figure, on n’a pas le temps de faire de la mise en scène. Il faut juste être dedans. Quand je dis que je vais me focaliser sur les regards, c’est vraiment de surprendre les gens dans leurs moments d’intimité, quand ils sont en phase avec eux-mêmes. Ça, ce sont des moments forts. Tout en ayant en tête ce qui s’est passé dans ce bois. Pendant le temps qu’il y a avant la rentrée, le jour de la rentrée et la sortie, il y a toujours différentes étapes émotionnelles et tu te rends compte de l’évolution et des changements.
Et vous-même êtes partie prenante de ces émotions et de ces changements ?
Absolument. Moi aussi, j’essaie toujours de me mettre à la place de l’autre, de savoir ce qui les pousse. Parce que c’est quand même très dur d’être dans le bois sacré, où tu es entouré d’arbres, sans électricité et où les gens sont torse nu. On ne sait pas qui est qui, on ne sait pas qui fait quoi parce qu’il y a des députés, des capitaines, des enseignants, des universitaires, il y a toutes les couches de la société qui sont habillées de la même façon. Qu’est-ce qui les pousse à faire ce sacrifice, qui ils sont et qu’est ce que ça va leur rapporter quand ils sortent ? J’essaie d’être là-dedans et quand je fais mon travail, j’essaie de me focaliser sur tel truc, parce qu’il y a tellement de choses qui se passent en même temps, et d’aller très vite. Il faut avoir une idée de ce que l’on veut faire.
Vous avez donc une démarche anthropologique et ethnographique comme on dit ?
Parce que c’est de l’ethno photographie. Quand on parle d’anthropologie, la photographie est la base. D’autant plus que je travaille avec un socio-anthropologue sur ces questions. Je fais mes photos et derrière, il y a plein de textes et de choses à expliquer. Chez les Bediks par exemple, la manière de se coiffer a une signification. Il y a les coiffures des filles non mariées, celle des veuves, des femmes qui viennent de se marier. Nous sommes dans une société initiatique où tout est signe, tout est symbole. Et quand tu n’es pas initié, tu ne peux pas décoder ces signes et ces symboles qui sont là et qui font partie du quotidien. Je me rappelle, quand l’Abbé Diamacoune est venu à Dakar, c’est ce qui m’a conforté dans ce domaine de recherche sur Signes et symboles entre les imaginaires et la réalité. Quand l’abbé est venu à Dakar, pendant que les gens parlaient de paix, lui avait une petite plume d’oiseau sur la tête. Les gens qui sont initiés, quand ils ont vu ça, ils ont compris qu’il leur disait que la guerre continue. C’était trop parlant et j’ai rencontré quelqu’un qui m’a expliqué que quand des jeunes te dépassent avec cette plume sur la tête, c’est pour dire : ce jour, je suis prêt à mourir. Et pour un vieux, cela veut dire, je suis prêt à me battre avec vous. Ce sont des sociétés initiatiques et il faut être initié pour pouvoir décoder certains messages.
Vous avez exposé un peu partout ; quels sont les défis que vous avez devant vous ?
Dans les programmes scolaires, on ne parle pas de ces peuples, on ne parle pas de ces cultures. Ce n’est pas leur faute, mais nous Africains, avons subi énormément d’agressions. On a changé nos noms, on a changé notre culture. Même sur cette science qu’on appelle l’onomastique, chaque nom représente l’histoire d’une famille. Et beaucoup de noms ont disparu, nous portons maintenant des noms arabes. Et il y a la chrétienté, la colonisation, etc. On n’a pas la prétention de remettre l’histoire en question. Mais on a envie d’écrire notre propre page de l’histoire et c’est ce que nous voulons mettre à la disposition des jeunes.
Ce sera sous quelle forme ?
Déjà, à chaque fois que nous faisons des expositions, nous faisons des panels avec des professeurs d’université, des sociologues, des anthropologues, des artistes, etc. Et il y a aussi un projet de livre qui est presque achevé et qu’on mettra à la disposition du ministère de l’Enseignement supérieur.
Il n’y a pas beaucoup de photographes d’art dans le pays ? Est-ce que la photo d’art nourrit son homme ?
Pour moi, la photo, c’est une passion, un engagement. Je me dis que c’est par droit et par devoir que je dois le faire. Je ne fais pas de photo pour gagner de l’argent mais parce que j’ai mon mot à dire, j’ai une vision à partager. Ce qui fait que je suis toujours resté constant dans ce que je fais.