LE DÉLÉGUÉ DE QUARTIER, UN RÉGULATEUR SOCIAL DÉSUET ?
Véritable courroie de transmission entre l’autorité administrative et les populations, les chefs de quartier ont fortement marqué la vie sociale de notre pays
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Dans le livre de notre vie sociale, les chefs de quartier ont écrit de belles pages. Ce noble métier a, depuis plusieurs décennies, été exercé par des hommes engagés et respectés qui constituaient le premier maillon de la décentralisation. Les attributions des délégués de quartier étaient nombreuses et leurs responsabilités énormes. Ils veillaient au bien-être des populations, jouaient un rôle important dans l’apaisement du climat social. Ils étaient aussi de véritables auxiliaires de justice et réglaient à l’amiable les conflits de proximité et autres différends de voisinage de tous ordres. Tout comme ils aidaient les autorités administratives dans les opérations de recensement. Le délégué de quartier, l’autorité la plus proche des populations était, en quelque sorte, le père de tout un quartier. « Chaque fois qu’arrivait un nouvel habitant dans le quartier, il allait se présenter au délégué. Ce dernier, à son tour, le présentait aux sages du quartier », explique le vieux Mamadou Dioum, délégué du quartier Gang Gui de Hann (Yarakh) depuis bientôt 20 ans.
Mieux, estime-t-il, le délégué de quartier faisait jadis office de mini-tribunal du quartier. « Lorsqu’un différend éclatait entre deux habitants du quartier, le délégué essayait de trouver une solution à l'amiable pour que l'affaire ne se prolonge pas à la police ou la gendarmerie. Même quand la gendarmerie recevait des plaintes pour une affaire opposant deux habitants d’un même quartier, elle suggérait d’abord aux protagonistes de se rapprocher du délégué. C'est comme ça que nous avions réglé beaucoup de problèmes », se souvient-il. Aux Hlm 5, cette posture du délégué semble toujours d’actualité. Omar Sharif Ndao, journaliste résidant dans ledit quartier, en a vécu l’expérience. «Les Hlm 5 comptent 1113 maisons, c’est pourquoi nous avons deux délégués de quartier. Mais le lien avec le délégué est très fort », dit-il. « Pour une affaire de téléphone portable, j’étais décidé à porter plainte contre un jeune du quartier. Je suis allé voir le délégué de quartier pour qu’il remette la convocation à qui de droit, mais il m’a demandé de lui accorder quelques jours, le temps de tenter de régler l’affaire. Et beaucoup de problèmes de ce genre ont été gérés chez lui. C’est un vrai médiateur », salue-t-il.
AGE DU DÉLÉGUÉ, COUTEAU À DOUBLE TRANCHANT ?
Pour être nommé délégué de quartier, il faut, entre autres critères, être âgé de 35 ans au moins, être de bonne moralité et physiquement apte à l’exercice de la fonction. C’est ce que dit le Code des collectivités locales de 1996, un code qui ne parle pas d’âge maximal. Mais, à en croire Mamadou Diouf, le délégué de quartier de Médina Gounass, la donne a changé et le texte devrait donc évoluer aussi. « Dans un quartier comme le mien, à l’approche de la rentrée des classes, je suis sollicité de partout pour des problèmes d’état civil relatifs à des enfants non déclarés ou dont les pièces d’état civil ne sont pas enregistrées. Je fais des aller-retour innombrables entre la Mairie et le tribunal. C’est prenant. Je ne pense pas qu’une personne d’un certain âge puisse le faire. Il est temps de rompre avec cette habitude qui consiste à choisir des personnes âgées pour ce poste très stratégique, mais surtout très éprouvant », plaide ce fils d’ancien chef de quartier.
Pape Samba Mbaye, formateur en série technique au Lycée Seydina Limamou Laye de Guédiawaye, partage cet avis. Agé de 38 ans, il a « osé » déposer sa candidature à l’élection du délégué de son quartier. «Je savais que je n’avais aucune chance, mais je voulais lancer un message. Il faut que les gens sachent que les mentalités ont évolué.
A l’époque, le délégué était sollicité pour des histoires de couple, mais aujourd’hui est ce que vous avez vu des couples qui vont voir le délégué pour ce genre d’histoire ? Il n’y en a plus. Aujourd’hui, il doit être le relais entre le quartier et les autorités. C’est lui qui doit s’enquérir des problèmes d’éclairage, d’insalubrité et autres qu’il doit transmettre aux autorités. Et tout cela, on ne peut pas le faire à un certain âge», dit-il.
Mais pour l’Imam Kane de la mosquée de Hann Gang Gui, « un délégué de quartier doit être quelqu’un qui bénéficie d’un certain statut dans le quartier, qui connaît le quartier et ses réalités et jouit du respect de tous ». Cependant, reconnaît-il, certaines missions peuvent être très prenantes pour quelqu’un de très âgé. «Il faudrait donc que des jeunes assez responsables se rapprochent pour non seulement aider dans certaines tâches, mais surtout pour préparer la relève. Parce que quoi qu’on dise, pour la médiation sociale, une personne plus âgée a plus de portée qu’un jeune », relativise-t-il. Pour M. Dieng, urbaniste, « l’âge avancé de la plupart d’entre eux, même s'il constitue un avantage dans la médiation sociale, est un frein au dynamisme, à l’esprit de modernité et d’ouverture au monde extérieur qui doivent caractériser le détenteur d’un tel poste ». A son avis, « l’illettrisme, très répandu parmi ces notables des quartiers, demeure également un obstacle de taille pour remplir correctement toutes les tâches administratives inhérentes à la représentation de quartier, comme défini dans le Code des collectivités locales ».
Pour davantage d'efficacité, estime l’urbaniste, il faudrait procéder à l’éclatement des quartiers, définir une limite d’âge plafond en vue d’exercer la fonction de délégué, le nombre de mandats, le mode de remplacement...
CERTIFICATS DE DOMICILE : A CHACUN SES PRIX
Qui n’a jamais eu besoin du Certificat de domicile, ce fameux document délivré par le délégué de quartier attestant de sa domiciliation dans le quartier ? Mais aussi incroyable que cela puisse paraitre, sa délivrance n’est pas régulée. Les prix varient d’un quartier à un autre. A Hann Gang Gui par exemple, il faut débourser 400 FCfa pour avoir ce sésame. «Au départ, c’est le délégué lui-même qui apposait son cachet, faisait un procès-verbal qu’il déposait à la mairie et à la préfecture. Moi, je délivre le certificat de domicile contre 400 FCfa. Avec la recette, je fais beaucoup de social dans le quartier. Parce que c’est moi qui écris et imprime à mes frais. Ce n’est pas la commune. Mais ce document n’est pas administratif, il sert juste à avoir le certificat de résidence que la mairie délivre », explique-t-il. Si à Hann Maristes, il faut débourser 200 FCfa, à Médina Gounass, dans le département de Guédiawaye, le délégué de quartier, Mamadou Diouf, le délivre gratuitement. « C’est une façon pour moi d’apporter mon soutien. J’imprime et j’exige juste une pièce attestant votre domiciliation dans le quartier », dit-il. Aux Hlm 5, le prix du certificat de domicile a même connu une hausse passant de 200 à 300 FCfa.
UN ACTEUR DE PLUS EN PLUS DÉMYSTIFIÉ
Que ce soit à Dakar ou dans les autres régions, les délégués de quartiers ont perdu de leur influence et voient d’importantes mutations sociales menacer leur statut.
Avec le temps, mais aussi avec l’avènement des quartiers résidentiels et autres cités privées, le statut du délégué de quartier semble avoir évolué. Aujourd'hui, ces médiateurs passent presque inaperçus dans ces différents quartiers. Pour Mamadou Dieng, urbaniste et conseiller municipal dans la commune de Golf Sud et président de l'Association des résidents de la Cité des enseignants à Guédiawaye, « le constat est que certaines limites exigent une réactualisation de la délégation de quartier sous divers aspects pour la rendre davantage conforme avec les objectifs majeurs de la politique de décentralisation ». Le délégué de quartier, dit-il, n’a plus les coudées franches pour porter convenablement les desiderata de ses administrés dans le quartier.
Selon lui, le poste du délégué reste suspendu à une décision du maire qui peut l’annuler et arrêter du coup la rémunération réservée à la fonction. « C’est pourquoi, faire le distinguo entre le représentant de l’administration communale et le répondant politique du maire est parfois difficile à établir », analyse-t-il.
Pour d’autres, la mission du délégué de quartier est aujourd’hui dévoyée. Abdoulaye Diagne, banquier résidant à Hann Maristes, est de cet avis. « A part délivrer les certificats de domicile, je n'ai jamais vu un quelconque acte posé par le délégué », soutient-il. Comment en est-on arrivé à un stade où le délégué de quartier est devenu presque anonyme dans beaucoup de zones? Du haut de ses 49 bougies, Mamadou Diouf, délégué de quartier de Médina Gounass (ndlr : banlieue de Dakar), et sans doute l'un des plus jeunes délégués de quartier du pays, croit en savoir les raisons. «Les habitudes ont évolué, même dans les quartiers dits populaires. Par le passé, les liens de voisinage étaient très étroits. Tout le monde se connaissait dans le quartier. Ce sont les populations qui allaient vers le délégué de quartier. Maintenant cela a changé, il appartient au délégué d’aller vers les populations », déplore-t-il.
INDEMNITÉS DES DÉLÉGUÉS DE QUARTIER ET CHEFS DE VILLAGE : TIMIDES REVALORISATIONS DES INDEMNITÉS
Soucieux de mettre les délégués de quartier et chefs de village dans des conditions correctes d’exercice de leurs missions, le Président Macky Sall avait signé le décret n° 2016-325 du 08 mars 2016 abrogeant et remplaçant le décret n° 2009-359 du 20 avril 2009, modifiant l’article 12 du décret n° 86-761 du 30 juin 1986, relatif à l’organisation des communes en quartiers et fixant le statut des délégués de quartier. «Quel que soit le quartier, le taux unique annuel des indemnités est de 600.000 FCfa, soit 50.000 FCfa par mois. Pour les villes et communes chefs-lieux de région, le taux annuel est de 480.000 FCfa, soit 40.000 FCfa par mois, pour les communes chefs-lieux de département et les communes ayant un budget égal ou supèrieur à 500.000.000 de FCfa, le taux annuel est de 360.000 FCfa, soit 30.000 FCfa par mois et, enfin, pour les autres communes, le taux annuel est de 300.000 FCfa », dit le décret. Et le Président ne compte pas s’en arrêter là. En effet, une commission a été mise en place afin d'uniformiser le paiement des salaires des chefs de village et des délégués de quartier. Pour rappel, dès son arrivée au pouvoir, le chef de l’Etat avait supprimé ces émoluments.
Pour Amadou Sène Niang, spécialiste en gouvernance locale, les délégués de quartier étaient pris en charge par les villes et les communes, mais avec l’Acte 3 de la décentralisation qui a érigé les communes d’arrondissement en communes de plein exercice, la prise en charge des délégués de quartier est maintenant confiée aux communes, «mais ils restent des auxiliaires du maire et des représentants de l’Etat ». Abondant dans le même sens, El Hadji Samba Fall, président des délégués de quartier de Dakar, estime que les «délégués sont les seuls membres de l’administration à ne pas être payés par l’Etat. Il faudrait que l’Etat fasse au moins autant que les communes dans la rémunération », suggère-t-il.
Aujourd’hui, en plus d’une allocation faible, il peut arriver que les délégués tardent à entrer dans leurs fonds. «Il y a même des délégués qui restent en poste pendant 15 ans sans obtenir l’arrêté qui officialise leur nomination. Ils ne perçoivent aucune allocation, alors qu’ils font le même travail ou même plus que les autres délégués », fustige Samba Fall. Installé depuis le mois de janvier 2018, Mamadou Diouf, le délégué de Médina Gounass, n’a toujours pas touché ses indemnités.
EL HADJI SAMBA FALL, PRESIDENT DES DELEGUES DE QUARTIER DE DAKAR : « IL Y A EU BEAUCOUP D’ACQUIS DANS NOS REVENDICATIONS »
El Hadji Samba Fall, Président des délégués de quartier des 19 communes du département de Dakar et membre du Haut conseil des collectivités territoriales (Hcct), explique ici les rôles assignés aux délégués de quartier, leur statut et les manquements qui empêchent l’exercice correct de leurs fonctions.
Représentant de l’Etat comme le stipule le décret 14 6 761 du 30 juin 1986, le délégué est en même temps l’auxiliaire du maire. Mieux, selon le président des délégués de quartier de Dakar, «il doit même participer au recouvrement des impôts ». « L’article 211 du Code des impôts dit que le délégué de quartier est un collecteur secondaire de l’impôt de minimum fiscal 4e catégorie.
Malheureusement, c’est un article qui n’est pas appliqué. Le texte dit même qu’après le recouvrement, le délégué perçoit un pourcentage de 7 %. Le Président Macky Sall avait promis de le rehausser jusqu’à 15 %, nous attendons toujours. Par contre, les chefs de village ont la possibilité de percevoir ces impôts à travers les collectes qu’ils font. Le chef de village a assez de prérogatives, parce que ceux qui ne paient pas les impôts ne bénéficient pas de semences à la saison des pluies. Ce qui fait qu’ils sont obligés de payer. Par ailleurs, le délégué de quartier a l’obligation de faire des déclarations de naissance ou de décès survenus dans son quartier devant l’officier d’état civil dans les 15 jours qui suivent, en cas de carence des parents, et il est même exposé à une amende. Bref, en plus du certificat de domicile, le délégué a plusieurs missions que les gens ignorent malheureusement », détaille-t-il.
Cependant, El Hadj Samba Fall constate une volonté manifeste du Chef de l’Etat d’améliorer leur situation. Il révèle qu’«en Conseil des ministres du 30 octobre 2017, Macky Sall a demandé à ce qu’on revoit le statut du délégué de quartier. Il a même utilisé le terme d’administrateur de proximité pour parler des délégués de quartier. Il a manifesté une réelle volonté de répondre à nos sollicitations. Il nous a reçus à trois reprises d’ailleurs. Avec lui, il y a eu beaucoup d’acquis. Aujourd’hui par exemple, je représente les délégués dans le Hcct. Un autre est au Cese (Conseil économique, social et environnemental). Donc, ce sont des avancées réelles », salue-t-il.
Par ailleurs, toujours selon M. Fall, le président de la République a demandé « d’œuvrer à ce que les quartiers soient de véritables pôles d’équilibre social et de dialogue intergénérationnel à travers la revalorisation des rôles des délégués de quartier ainsi que des notabilités, religieuses et coutumières dans une gouvernance sociale et locale. En octobre dernier (ndlr : 2017), il y a eu un autre communiqué qui a pris en compte presque toutes nos revendications. Il a demandé l’élaboration d’un statut général des administrateurs de proximité avec les avantages et privilèges y afférent. Il a aussi demandé la mise en place d’un conseil national qui leur sera dédié et il a demandé d’actualiser la liste des délégués de quartier et des chefs de village, de régulariser la situation de ceux qui ne disposent pas d’acte de désignation et d’engager une réflexion sur les allocations au bénéfice des chefs de village. Et ces instructions sont en train d’être prises en compte. Son directeur de cabinet m’a d’ailleurs reçu récemment », confie-t-il.
DEVELOPPEMENT LOCAL : LES DÉLÉGUÉS SOUS LA MENACE DES CONSEILS DE QUARTIER ?
Espace de concertation et de mise en cohérence des actions pour le développement du quartier, le Conseil de quartier gagne de plus en plus de galons, notamment grâce à son approche très fédératrice. En effet, il regroupe les associations, les personnes ressources, les autorités municipales et le délégué de quartier autour des enjeux de développement du quartier. Suffisant pour supplanter le délégué de quartier ? «Le Conseil de quartier est une association, il n’est pas reconnu administrativement alors que le délégué de quartier est un représentant de l’Etat et auxiliaire du maire », relativise El Hadji Samba Fall, président des délégués de quartier de Dakar. Selon Magor Guèye, président des Conseils de quartier de Saint-Louis qui regroupe 22 Conseils de quartier, «les conseils font un focus sur le développement socio-économique. Chaque Conseil dispose d’un plan de développement qu’il est libre de dérouler avec ses partenaires. A Saint-Louis, certains quartiers ont des partenariats avec des villes en France », explique-t-il. Composé d’associations de jeunes, de femmes, d’ASC et du délégué de quartier, les Conseils de quartier ne constituent-ils pas une menace pour les délégués ? «L’Article 83 de l’Acte 3 de la décentralisation donne du pouvoir au Conseil de quartier. En effet, même si on parle ici de Comité consultatif, il a les mêmes orientations que le Conseil de quartier et il est reconnu par le ministère de la Décentralisation. Donc, ceux qui avaient déjà installé un Conseil de quartier n’ont qu’un pas à franchir », relativise M. Guèye.
Quoi qu’il en soit, avec les ambitions de développement local, le Conseil de quartier, avec ses objectifs, semble mieux adapté. Selon M. Guèye, le Conseil a pour but de soutenir les initiatives d’autopromotion développées dans le quartier, de contribuer à la réalisation des projets ayant pour cadre le quartier et de veiller à leur articulation avec les orientations communales, de constituer un interlocuteur privilégié pour toute intervention liée à des actions de développement dans le quartier, de relayer l’information et la communication entre l’autorité municipale, les populations et les partenaires au développement ».