LE PHENOMENE DE L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE NE SAURAIT PRENDRE FIN, ICI ET MAINTENANT
Le sociologue Souleymane Lô, revient sur les causes de ce phénomène et liste des solutions pour fixer les jeunes dans le pays
Que cela s’appelle migration irrégulière, migration régulière, migration choisie (théorisée il y a quelques années par l’Europe en réponse à celle régulière), migration circulaire ou encore fuite des cerveaux etc., le désir de se déplacer à la recherche d’un ailleurs meilleur s’avère intrinsèque à la nature humaine. Seulement du fait de l’ampleur du phénomène, entrainant des milliers de candidats, et ses corollaires, la migration irrégulière est plus que jamais d’actualité au Sénégal. Des jeunes ne cessent de braver la mer pour rallier l’Europe, au risque de leur vie. A cela s’ajoute le fait que d’autres optent maintenant pour la voie de l’Amérique Latine, en passant par le Nicaragua via la Bolivie, etc. pour entrer aux Etats-Unis. Dans cet entretien, le sociologue Dr Souleymane Lô, revient sur les causes de ce phénomène et liste des solutions pour fixer les jeunes dans le pays.
L’émigration irrégulière est plus que jamais actuelle au Sénégal. Pourquoi le problème reste encore sans issue ?
Il faut admettre que l’immigration, sous quelque forme qu’elle puisse se présenter, est un phénomène temporel et transversal à travers les âges. C’est dire qu’il ne saurait prendre fin d’ici et maintenant, tant il reste vrai que la vie en société rime avec le déplacement des individus de lieu en lieu soit en perspective de satisfaire des besoins n’ayant pas trouvé de solution au milieu d’origine, soit dans le but de découvrir en apprenant chez les autres les différences enrichissantes à vis-à-vis de leurs réalités socioculturelles habituelles. Cela est d’autant plus vrai que dans certaines religions comme traditions, l’immigration prend même la forme d’une recommandation sociale et religieuse. Sociale en ce sens que l’adage proverbial laisse entendre que «qui voyage s’enrichit» tout comme le fait remarquer l’ethnie Wolof en ces termes «Kou doul touki, douhamm fou deukk nekhé». Autrement dit «celui qui ne voyage pas, ne saurait apprécier les délices vécus ailleurs». Religieuse en ce sens que le prophète (Psl) aurait recommandé aux musulmans d’aller chercher le savoir audelà de leur lieu de naissance notamment jusqu’en Chine. Fort de ces tacites recommandations entre autres, il est aisé de comprendre que l’immigration, par quelques raisons qui soient, demeure un phénomène inhérent à la vie des individus en société. Aujourd’hui, que l’immigration soit qualifiée d’irrégulière parce qu’elle se pratique hors des règles conventionnelles de voyage pourrait convier à croire qu’elle doit cesser. Mais il faut admettre que sa dimension irrégulière n’est pas perçue comme telle par les acteurs qui s’y adonnent. Dès lors, c’est une déviance parce que non conforme aux normes politiques établies pour l’immigration, lesquelles sont souvent contraires à la perception des candidats à l’immigration. Par contre, y mettre fin ne saurait provenir de décisions politiques qu’elles soient de sanctions ou qu’elles soient de mesures incitatives et dissuasives. Tant que les candidats à l’immigration n’ont pas conscience des dangers qui leur sont décrits sur cette voie, plutôt qu’ils en sont déjà conscients, rien ne saurait leur faire changer d’avis. En effet, le changement désiré avec ce phénomène ne viendrait qu’avec la prise de conscience des jeunes et non avec l’état de conscience de ces derniers. La prise de conscience incite à l’action de changer de comportements tandis que l’état de conscience implique la passivité face au changement à adopter. Malheureusement, c’est à ce niveau où en sont les interventions politiques en termes de solutions à ce phénomène.
En plus des jeunes qui bravent la mer pour rallier l’Europe, il y a d’autres qui choisissent la voie du Nicaragua pour aller aux Etats-Unis. On voit aussi que des universitaires, des professeurs s’installent de plus en plus en Europe ou aux Etats-Unis. Quelles conséquences pour nos sociétés ?
Il faut noter que quelles que soient les raisons qui expliquent le départ à l’immigration sous quelque forme que ce soit, le candidat à une immigration quelconque a ses raisons d’agir que nul autre que lui ne saurait juger à raison. Des raisons d’aller à l’immigration choisie ou irrégulière découlent de causes profondes voire de situations socioculturelles et économiques auxquelles ces acteurs sont confrontés dans leurs milieux de vie d’origine. Pour les candidats à l’immigration irrégulière, au-delà de la pauvreté, il existe beaucoup de facteurs favorisants à leur aventure. Ces facteurs sont souvent la résultante de stéréotypes et devoirs entre descendants-ascendants socialement contraignants par la honte qu’ils font sentir à l’individu au sein de la société. Parmi ces stéréotypes, l’on peut citer : par devoir, il est admis dans la société sénégalaise que c’est une obligation absolue aux descendants d’assister et de subvenir aux besoins des ascendants. À cet effet, le rêve de tout enfant, surtout les aînés, est d’arriver à répondre vaille que vaille à cette responsabilité, au risque de s’exposer aux feux critiques de la société. C’est une situation lourde de conséquences sur les jeunes encore imbus de cette injonction sociale, le concept de «Tekki», notamment la réussite sociale, avec laquelle la société sénégalaise entretient de relations très complexes en ce sens que le statut même de la personne au sein d’elle en dépend grandement. Quand on a, on est ; et quand on n’a pas, alors on n’est pas. Autrement dit, le respect et la considération qu’on peut accorder à l’individu, sont tributaires de sa capacité financière à assister les autres qui ne lui tarissent pas d’éloges. D’où la course à l’avoir, pour être. Cela s’exprime également par un autre concept précisément le fameux «Tiime say Noone» très discriminatoire dans le langage surtout des élites sociales qui font étalage de leur réussite au point que cela puisse induire les autres à l’envie d’être comme eux, par tous les moyens. C’est la société du spectacle qui constitue un facteur favorisant à l’immigration dans toute chose égale par ailleurs. En fin, le concept de «Yaradaal» économiquement interprété comme le fait d’être un vaurien à ses ascendants. Beaucoup de jeunes souffrent profondément de ces paroles parce qu’ils réalisent finalement qu’ils ne sont que des vauriens face à la situation de leurs parents, là où ceux des autres sont entretenus par les leurs par le biais même de l’immigration irrégulière. C’est cela qui amène à comprendre les cris de guerre que les jeunes laissent entendre lorsqu’ils s’engagent à l’immigration notamment quand ils disent «Barca ou barsakh», puisqu’ils sont déjà morts en constatant qu’ils ne sont d’aucune utilité à leurs ascendants. Tandis que pour l’immigration choisie ou la fuite des cerveaux, elle peut être comprise à l’aune des difficultés de trouver un emploi et ou un emploi bien rémunéré chez eux. Ici, le chômage accru en est un facteur favorisant ainsi que l’emploi précaire et peu décent auquel cette catégorie, diplômes en bandoulière, est exposée. Mais également le sous-emploi, en ce sens que leurs compétences ne sont pas mises à contribution dans les domaines où ils excellent surtout et particulièrement dans l’administration, lorsqu’on fasse occuper des postes par des personnes qui en sont dépourvues. Cette frustration, combinée d’avec un Smig très décourageant, constitue un argument à la fuite de cerveaux telle que nous le vivons au Sénégal. Sous cet angle, la dimension de la réussite sociale prime sur la réussite scientifique car on n’apprend pas pour des diplômes s’ils ne sauraient vous garantir un avenir meilleur, à travers le statut social auquel ils peuvent vous prédestiner. –
Que faire pour fixer les jeunes au Sénégal ?
La question de l’immigration irrégulière est complexe et nécessite une approche globale comprenant des mesures à la fois au niveau national et international. Voici quelques solutions possibles pour lutter contre l’immigration irrégulière au Sénégal : Un travail de déconstruction des mentalités basées sur des construits sociaux et véhiculées sous forme de stéréotypes lourds de conséquences sur les jeunes tentés à l’immigration. Il en est ainsi de revoir les rapports que notre société entre tient avec le «Tekki», que le contraire ne soit perçu comme un échec social. La déconstruction de ces construits sociaux restent essentiels comme premières mesures à prendre pour arriver au bout de l’immigration irrégulière. Il y a aussi le renforcement des contrôles aux frontières : le Sénégal peut renforcer ses contrôles aux frontières terrestres, maritimes et aériennes pour détecter et intercepter les migrants irréguliers. Cela peut inclure la formation du personnel des Douanes et de l’immigration, l’acquisition de matériel de surveillance et de détection, et la coopération avec d’autres pays pour échanger des informations sur les flux migratoires. Il y a la sensibilisation et prévention : Il est important de sensibiliser la population aux dangers et aux conséquences de l’immigration irrégulière. Des campagnes de sensibilisation peuvent être menées pour informer les gens sur les risques liés à la migration clandestine, les alternatives légales disponibles et les conséquences juridiques de l’immigration irrégulière. Parmi les solutions, il y a aussi l’amélioration des conditions socio-économiques. Beaucoup de gens migrent en raison de la pauvreté, du chômage et de l’absence d’opportunités économiques dans leur pays d’origine. En améliorant les conditions socio-économiques au Sénégal, en favorisant la création d’emplois, en investissant dans l’éducation et en soutenant les initiatives entrepreneuriales, on peut réduire les incitations à l’immigration irrégulière. Le renforcement de la coopération régionale et internationale fait aussi partie des solutions : la lutte contre l’immigration irrégulière nécessite une coopération entre les pays d’origine, de transit et de destination. Le Sénégal peut renforcer sa coopération avec d’autres pays de la région, notamment en échangeant des informations sur les réseaux de trafic de migrants, en harmonisant les politiques migratoires et en facilitant la réadmission des migrants irréguliers. Il y a la création de voies légales de migration. Pour dissuader les gens de recourir à l’immigration irrégulière, il est important de mettre en place des voies légales de migration. Cela peut inclure l’expansion des programmes de migration de travail, la simplification des procédures de demande de visa et la promotion de la migration circulaire, qui permet aux travailleurs migrants de retourner dans leur pays d’origine, après une période de travail à l’étranger. La protection des droits des migrants est aussi importante. Il est essentiel de protéger les droits des migrants, qu’ils soient réguliers ou irréguliers. Cela comprend l’accès à des conditions de travail décentes, à des services de base tels que la santé et l’éducation, ainsi qu’à des mécanismes de justice et de plainte en cas d’abus ou d’exploitation. Il est important de noter que ces solutions ne sont pas exhaustives.