LE POIDS DE LA VIE EST INCALCULABLE
La vie a-t-elle un poids, et si oui, comment la peser ? Achille Mbembe, politiste et historien, analyse l'expression et les conséquences de la crise sur le monde, son mouvement et sa direction. Qui mène la barque entre le capitalisme et le vivant ?
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Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ». Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons. Depuis le 24 avril, Le Temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.
Achille Mbembe enseigne l'histoire et les sciences politiques a l'Universite du Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud. Il est l'auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues. Son dernier livre, Brutalisme (Paris, Editions La Decouverte, 2020), a été écrit avant l'actuelle pandémie qu'il anticipe néanmoins sous maints aspects.
Peser les vies : De l’économie et du vivant
Qu’elle soit ou non le résultat d’un acte intentionnel ou qu’elle relève entièrement du hasard, la Covid-19 aura confirmé un certain nombre d’intuitions que beaucoup n’auront eu cesse de répéter au cours du dernier demi-siècle, souvent sans pouvoir être entendu.
La première concerne le statut et la position de l’espèce humaine dans le vaste univers. En effet, nous ne sommes ni les seuls habitants de la Terre, ni placés au-dessus des autres êtres.
Nous sommes horizontalement traversés par des interactions fondamentales avec les microbes, les virus, les forces végétales, minérales et organiques. Mieux, nous sommes composés en partie de ces autres êtres. Mais ils nous décomposent et nous recomposent aussi. Ils nous font et nous défont, à commencer par nos corps, nos habitats et nos manières d’exister.
Ce faisant, ils ne révèlent pas seulement à quel point la structure et le contenu des civilisations humaines reposent sur des fondations à la fois complexes et éminemment fragiles. C’est aussi le vivant lui-même, dans son anarchie et dans toutes ses formes, qui est vulnérable, à commencer par les corps qui l’abritent, le souffle qui le répand, et toutes les subsistances sans lesquelles il finit par s’étioler.
Cette vulnérabilité de principe est le propre de l’espèce humaine. Mais elle est aussi partagée, à des degrés divers, par tout ce qui peuple cette planète que de puissantes forces menacent de rendre sinon inhabitable, du moins inhospitalière pour le plus grand nombre.
Une chaine planétaire
Pour ceux et celles qui avaient tendance à l’oublier, l’épidémie aura également mis à nu la part de désordre, de violence et des iniquités qui structurent le monde.
En dépit des progrès accomplis ici et là, “la paix perpétuelle” que le philosophe allemand Immanuel Kant appelait de ses vœux demeure, pour beaucoup de peuples, un mirage.
Aujourd’hui comme hier, la souveraineté et l’indépendance de maintes nations sont, in fine, protégées et garanties par le mécanisme de la guerre, c’est-à-dire la possibilité toujours déjà-la de verser du sang de façon disproportionnée. C’est ce que, pudiquement, l’on entend par “l’équilibre des puissances”.
Nous sommes en effet loin d’avoir établi un ordre international solidaire, doté d’une puissance organisée, qui transcenderait les souverainetés nationales. En même temps, le retour a des empires autarciques relève de l’illusion.
Par contre, la technologie, les médias, la finance, bref une constellation de forces aussi bien physiques, naturelles qu’organiques et mécaniques sont en train de tisser des mailles et des fractures entre toutes les régions du monde.
Faisant fi des frontières étatiques ou, paradoxalement, en s’y appuyant, une chaine planétaire fort différente des cartographies officielles est en train d’émerger et de se consolider.
Faite d’entrecroisements et d’interdépendances, elle n’est pas l’équivalent de la “mondialisation”, du moins dans le sens que l’on donne à ce terme depuis la chute de l’Union Soviétique.
Il s’agit plutôt d’un Tout éclaté, entrelacs de réseaux, de flux et de circuits qui se recomposent sans cesse a des vitesses variables et sur des échelles multiples.
Ce Tout est le résultat d’enchevêtrements divers, à commencer par les territoires humains et sauvages et leurs bordures respectives. Il dessine une trame du monde faite de multiples extrémités et d’une multitude de grands et petits noyaux. Aucun n’est à part. Tous servent, a un moment ou à un autre, de relais à la circulation rapide de toutes sortes de flux.
Certes, tout ne bouge pas au même rythme. Mais mobilité et vélocité régissent désormais l’existence planétaire sous ses multiples déclinaisons (terrestre, maritime, aérienne, satellitaire ou filaire).
En mouvement ne sont pas seulement les flux de capitaux. Les humains, les animaux, les pathogènes et les objets bougent aussi. La mobilité affecte par ailleurs toutes sortes de marchandises, de données ou d’informations.
Extraites ici, les matières premières font, là-bas, l’objet d’une première émondation. Plus loin, a lieu l’assemblage des composants. Mais aussi discontinues qu’elles puissent en avoir l’air, les filières souvent sont les mêmes, qui vont du concret le plus brut a l’abstraction la plus éthérée. Bref, émergent petit a petit des complexes planétaires dont le propre est de varier les échelles et d’opérer en réseaux plus ou moins spatialement discontinus.
Il y a une part de chaos dans le mode d’apparition de ces chaines. Faute d’être maîtrisés, leur développement et leur expansion risquent d’accélérer les brutalités et de déboucher sur une crise irrémédiable des relations entre l’humanité, ses instruments, et le reste du vivant.
Le sang interdit
La Covid-19 aura, enfin, mis en relief l’un des tragiques soubassements de tout ordre politique, sans doute celui que nous sommes le plus enclins à oublier. Afin d’assurer la continuité de la communauté politique, quelles vies peuvent être sacrifiées ? Par qui, à quel moment, pourquoi et dans quelles conditions ?
Il n’existe en effet aucune communauté d’êtres humains qui ne repose, en son fondement, sur une conception ou une autre du “sang interdit”, celui qui ne saurait être versé qu’a certaines conditions.
Qu’elle soit d’origine, de religion ou de race, toute communauté est en réalité faite non point de semblables, mais de dissemblables. L’interdit du sang a pour fonction de conjurer la division interne. Il permet d’éviter que les membres de la même communauté en arrivent à se tuer les uns les autres.
Au demeurant, les communautés humaines se distinguent les unes des autres par la manière dont, menacées dans leur existence, elles répondent à ce dilemme, à savoir, de qui sommes-nous autorisés à nous débarrasser afin que le cours de la vie ne s’arrête point, et que le plus grand nombre de vies soient épargnées ? Est-il possible d’accomplir un tel sacrifice d’une manière qui ne débouche ni sur une aggravation des affrontements intérieurs, ni sur la dissolution du lien social et la destruction pure et simple de l’unité politique ?
Dans un passé proche et à intervalles plus ou moins réguliers, épidémies et famines faisaient remonter ce dilemme au premier rang des décisions souveraines.
Les guerres en particulier étaient le prototype de ces événements historiques qui, pensait-on, exigeaient que certaines vies soient sacrifiées pour que d’autres puissent être protégées, voire, s’épanouir.
Conflagrations dévastatrices, elles requéraient l’usage impitoyable de la force. Il s’agissait alors de donner la mort a des ennemis accusés de mettre en danger l’existence de la communauté et sa continuité dans le temps.
Mais la guerre étant ce qu’elle est, c’est-a-dire un échange généralisé de la mort, qui se lançait a la poursuite d’un ennemi s’exposait, ce faisant, a la possibilité de tomber en retour sous les armes d’autrui.
Karl Polanyi rappelle à ce propos que l’économie, et en particulier le commerce, n’a pas toujours été lié à la paix. Dans le passé, précise-t-il , “l’organisation du commerce avait été militaire et guerrière. C’était un auxiliaire du pirate, du corsaire, de la caravane armée, du chasseur et du trappeur, des marchands porteurs de l’épée, de la bourgeoisie urbaine en armes, des aventuriers et des explorateurs, des planteurs et des conquistadores, des chasseurs d’hommes et des trafiquants d’esclaves, et des armées coloniales des compagnies a charte” (Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, 52).
De nos jours, la pesée des vies ne se fait pas en fonction de la part de dette, de justice et d’obligation morale que représente l’appartenance de chacun a la société. Elle s’effectue sur la base d’une série de calculs.
Ces calculs découlent d’une même foi et d’une même croyance. La société n’a plus d’autonomie en tant que telle. Elle est devenue un simple appendice du marché. Tel est désormais et le grand dogme, et le grand pari.
Selon ce pari, le gain et le profit tiré des échanges (ou parfois aussi de la conquête) prévalent en toutes circonstances sur tous les autres mobiles humains. Tout gain est le résultat de la vente d’une chose ou d’une autre. Les prix du marché gouvernent l’existence.