«LE SÉNÉGAL EST UNE BANLIEUE DE LA FRANCE !»
Mireille, qui dirige actuellement la Fondation Frantz Fanon, du nom de son célèbre père, a répondu aux questions du quotidien « Le Témoin » dans un contexte dit de néocolonialisme. Entretien exclusif !

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir », écrivait Frantz Fanon, auteur de « Les damnés de la Terre », s’adressant aux peuples opprimés. Cette célèbre assertion, dont l’écho a jadis retenti chez les peuples sous domination coloniale, continue d’être véhiculée par une certaine Mireille Fanon, qui n’est autre que la fille de « Fanon », cette figure emblématique des luttes pour l’indépendance des pays africains sous domination coloniale, notamment de la France. De passage à Dakar, Mireille, qui dirige actuellement la Fondation Frantz Fanon, a répondu aux questions du quotidien « Le Témoin » dans un contexte dit de néocolonialisme. Entretien exclusif !
Le Témoin : Au Sénégal, vous avez lancé un appel aux chefs d’Etat africains afin que l’Afrique accueille la Fondation dédiée à votre père, l’écrivain de la résistance Frantz Fanon. Pourquoi un tel choix alors que vous-même, qui dirigez la Fondation, vivez actuellement en Europe ?
Mireille FANON - C’est une question de cohérence. Parce que notre souhait d’implanter la Fondation Frantz Fanon en Afrique symboliserait également le retour de Frantz Fanon dans ce continent pour lequel il a consacré tout son engagement intellectuel voire idéologique. Surtout, il faut savoir que l’objectif de cette Fondation Frantz Fanon est de travailler pour la « déconialité » des pouvoirs politiques africains, de la connaissance et de l’être. Il s’agit pour nous d’œuvrer contre le racisme structurel et épistémique. J’ai fait cette plaidoirie à l’endroit des dirigeants du continent parce que, jusqu’à présent, on n’a pas de base physique. Nous refusons d’être dans le Nord. Nous attendons que le Sud nous accueille afin que l’on puisse implanter notre siège dans un des pays africains.
Vous évoquez l’emprise exercée par la France sur ses anciennes colonies d’Afrique dans un contexte où le débat autour de la redéfinition des termes de l’échange avec l’Hexagone fait rage dans le continent. Quelle est votre position sur la reforme en vue, de la monnaie F CFA à l’ECO ?
C’est juste la continuation de la même politique monétaire coloniale. On change de nom, mais on ne change pas les tenants et les aboutissants. Donc, si l’Afrique ne décide pas elle-même de battre sa propre monnaie et du nom qu’elle va lui donner, ce ne sera pas à la France de lui garantir une souveraineté. Car, comme vous le voyez, dans cette réforme, c’est la France qui impose son timing. Aujourd’hui, même si elle est en train de perdre certains acquis dans le continent, sur le plan hégémonique, elle bénéficie du soutien de certains présidents qui ne défendent pas les intérêts de leurs peuples. Car une telle défense doit passer par la remise en cause des accords économiques, des accords militaires et même des accords culturels entre la France et l’Afrique en exigeant qu’ils soient équilibrés dans les deux sens. Par exemple, on voit que si vous êtes Africain et que vous déposez une demande de visa pour aller en France, on vous demande de donner des garanties et vous payez aussi de l’argent. Or, les pays africains doivent exiger la même chose aux Français voulant venir sur le continent pour que cela ne soit pas à sens unique.
Pourtant, cette politique de réciprocité des visas a été récemment annoncée par les autorités du Sénégal. Mieux, ces derniers jours, suite à une sortie médiatique de l’ambassadeur de France au Sénégal, le gouvernement a servi une lettre de protestation à la France pour fustiger l’ingérence de M. Philippe Lalliot dans les affaires internes de notre pays. Il y a quand même un changement de paradigme dans cette relation de domination, non ?
Que l’ambassadeur de la France trouve à dire que le TER va rouler à telle où telle date, cela ne le regarde pas. Sur l’affaire de l’activiste Guy Marius Sagna, aussi, cela ne le regarde pas. Il a le droit d’informer le Quai d’Orsay sur ce qui se passe dans le pays où il est accrédité, mais il n’a pas à aller jusqu’à s’immiscer dans les affaires intérieures du Sénégal.
« Le Sénégal est une banlieue de la France »
Moi j’ai l’habitude de dire que le Sénégal est une banlieue de la France. C’est un peu dommage, mais c’est la réalité. D’ailleurs, c’est le pays où on parle le plus français en Afrique. Si aujourd’hui des jeunes s’engagent contre la politique française en Afrique, c’est parce qu’ils ont identifié un certain nombre de problèmes qui ont un lien direct avec l’histoire coloniale. Et cette histoire continue à irradier au sein des peuples africains. A l’époque, on parlait de gouverneurs coloniaux. Aujourd’hui, on les a transformés en présidents élus. L’idéologie et les objectifs de la colonisation continuent en Afrique. On a confié les territoires à des personnes qui ont été choisies par l’ancien colonisateur. Que cela soit le Mali, le Niger où le Sénégal, ce sont des pays qui sont tous soumis aux ordres de l’Etat français. Il faut se poser la question de savoir si les présidents africains sont élus pour mettre en place des politiques drastiques imposées par la Banque mondiale, le Fmi ou s’ils sont élus pour lutter contre la pauvreté qui gangrène leur peuple.
Mais vous aussi en France vous êtes également confrontés quasiment aux mêmes difficultés liés au chômage et la pauvreté de plus en plus grandissantes. A preuve par la crise des gilets jaunes. Ne pensez-vous pas que cette douleur est devenue universelle ?
C’est la mondialisation de la pauvreté ! Elle se caractérise notamment par une mauvaise éducation et une santé complètement remise en cause par un manque de moyens des services publics. On voit que les Etats ont perdu de leurs pouvoirs parce qu’ils se sont mis au service du système financier mondial. Ce n’était pas le cas en Europe, mais maintenant, on partage ce problème avec l’Afrique où les peuples sont totalement ignorés. Le président Emmanuel Macron, par exemple, n’a rien à faire du peuple. Quand aujourd’hui il parle d’universalité de la retraite, il prône le nivellement par le bas. C’est de faire en sorte que de plus en plus de gens auront moins d’argent à la retraite de façon à ce que les riches privés en abondent.
« En Afrique, la démocratie se réduit juste à avoir des élections »
La démocratie est devenue un concept vide. Le problème c’est de se demander qu’est-ce qu’on impose aux gens et qu’est ce qu’on impose aux peuples sous couvert de démocratie. Maintenant en Afrique, la démocratie se réduit juste à avoir des élections dans lesquelles des commissions nationales disent que tout s’est bien passé. Or, ce n’est pas du tout ça la démocratie. Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’elle soit participative, parlementaire et citoyenne. Elle doit venir du peuple.
Comment faut-il s’y prendre alors, selon vous, si comme vous le dites la démocratie actuelle n’est plus à l’avantage du peuple ?
Il faut des initiatives populaires. En France par exemple, dans la contestation contre les politiques menées par le pouvoir en place, nous avons initié le RIC (référendum d’initiative citoyenne). On a recueilli des signatures contre la vente par l’Etat de l’Aéroport de Paris au secteur privé. Il nous faut 3 millions de signatures. Je crois qu’au mois de mars, nous arriverons à 1 million de signatures. Ce même si les conditions dans lesquelles se fera ce référendum d’initiative populaire sont complètement faites contre le peuple. Car elles sont drastiques.
« Guy Marius … son arrestation est dramatique »
Aujourd’hui, pour que l’Afrique cesse d’être le terrain de jeu des politiques hégémoniques étrangères, il faut que l’Union africaine se renforce. Il faut aussi que les peuples africains soient persuadés que le projet de l’Union est quelque chose qui doit et peut arriver. La place de l’Afrique doit changer dans le monde. Si on revient un peu à l’histoire du combat que mène l’activiste Guy Marius Sagna, on voit que les choses bougent. Pour cela, je soutiens entièrement ce jeune qui a été arrêté. Son arrestation est dramatique. C’est une atteinte à la liberté d’expression. Et c’est aussi une atteinte au droit de manifester.