LES INFIDÉLITÉS DU CNRA À LA CONSTITUTION
Si l’on se fie à la cadence des fatwas de Mactar Guèye, les auteurs de séries devront bientôt coopter les oulémas dans leur comité de rédaction pour s’épargner la déconvenue de leurs œuvres jetées à la corbeille par des censeurs à l’indignation sélective
Le CNRA, depuis quelques années, s’évertue à nous persuader que Mame Mactar Guèye et ses amis les « gardiens de nos valeurs » ont la science infuse de même que le monopole de la vertu, en plus de détenir la vérité absolue… Des attouchements commis sur les articles 8 et 10 de la Constitution. Explication de sexe et bientôt délit de presque…
C’est ce 12 août 2020 que le Conseil national de Régulation de l’Audiovisuel publie une « décision portant conditions de poursuite de la diffusion de la série ‘‘Infidèles’’ par la SEN TV ». Il est donc ordonné à la Sen TV « de ne plus diffuser des propos, comportements et images jugés indécents ainsi que des séquences et propos susceptibles de nuire à la préservation des valeurs, sensibilités culturelles et religieuses ; de ne plus diffuser ou rediffuser la série ‘‘Infidèles’’ avant 22 heures 30 minutes ; d’extirper des bandes-annonces de cette série, les scènes susceptibles de heurter la sensibilité du jeune public ; d’insérer de manière visible et pendant toute la durée de la série, un pictogramme rond, de couleur blanche, avec l’incrustation de -16 en noir ».
Même pour le pictogramme d’avertissement, le choix n’est pas large : c’est la prison, direct, le carré rouge avec des écritures jaunes, ou une bande passante où il y a écrit en toutes lettres : « avertissement au public, ce film est interdit aux moins de seize ans » ?
Une fatwa qui fait suite à la plainte déposée le 06 août 2020 par un collectif censé défendre notre société pécheresse contre « les dérives de l’audiovisuel ». Au final, le Régulateur suprême en conclut avec une touchante célérité que « l’instruction du dossier par les services du monitoring du CNRA apporte la preuve que dans la série sont régulièrement notés des propos, comportements et images jugés choquants, indécents, obscènes ou injurieux ; des séquences et propos qui portent gravement atteinte à la dignité, l’image, l’honneur et la réputation de la personne humaine, notamment de la femme ; des séquences et des propos susceptibles de nuire à la préservation des valeurs, sensibilités et identités culturelles et religieuses »…
A noter, crime abominable, « les manquements à la réglementation, notamment celle relative à la signalétique ». Vous savez bien, -16 inscrit en noir, dans un rond blanc…
Dans le peloton des plaignants, quelques convenables citoyens aux patronymes à consonance religieusement aristocratique, des barbus ébouriffés et l’inévitable …Mame Mactar Guèye. Lequel se remet gaillardement de ses émotions fortes de la Saint-Valentin passée. Le patibulaire activiste envahit les plateaux pour y promener sa bouille d’avis de décès, multiplie les déclarations et met tant de zèle à la tâche, qu’il commet un bel impair à propos des prénoms : certains, d’origine islamique, seraient dignes des femmes de vertus, les sokhnas et les dôm’ou sokhnas, on suppose ; et d’autres, d’origine chrétienne, seraient la peau d’âne des, euh, filles publiques. Une saillie qui ébouriffe la communauté chrétienne et bien d’autres Sénégalais de confessions diverses et aux regards peu obtus sur notre époque. Le porte-étendard des « défenseurs de nos vertus et valeurs traditionnelles » devra s’excuser publiquement, confessant par là même les tares qu’il porte si fièrement en bandoulière.
Sans chercher trop loin, le brave homme devrait quand même savoir depuis la Saint-Valentin que se prénommer Fatou Binetou ne fait pas forcément d’une jeune femme la réplique fidèle d’une irréprochable fille de prophète.
Ceci dit, Mame Mactar Guèye et ses ouailles sont dans leur bon droit : nous sommes en république et la liberté d’opinion y est théoriquement protégée par la Constitution. Ils s’indignent du spectacle qu’offre cette république « laïque » qui tolère des mœurs jugées scabreuses, et le disent ? Grand bien leur fasse… En ont-ils la légitimité ? Apparemment. Le CNRA, qui la leur reconnaît, reçoit leurs plaintes, les étudie et rend des décisions à ce propos et même en leur faveur.
Ce n’est que re-belote… Il y a deux ans de cela, déjà, le Régulateur national accueille avec déférence la fatwa de la même engeance qui condamne « Maîtresse d’un homme marié », l’étudie avec dévotion. La décision arrêtée par le CNRA pousse la connivence jusqu’à imposer Mame Mactar Guèye et sa troupe dans le visionnage des scènes avant diffusion… Pourquoi ne pas leur octroyer un statut de co-auteur de toutes les séries à diffuser pendant qu’ils y sont ?
Une manière de ménager la chèvre et le chou bien de chez nous. Vous savez bien, nous autres, Sénégalais, avons cette capacité inouïe des arrangements entre nos pulsions inavouables et notre bonne conscience apparente.
Dans toute cette affaire surréaliste d’indignation surfaite, la seule véritable infidélité qui se perpètre sous nos yeux, est celle du CNRA qui cocufie allègrement notre Constitution. Un enfant fait dans le dos de l’article 8 qui protège les inaliénables libertés d’opinion, d’expression, de presse, d’association, de réunion, de déplacement, de manifestation, d’entreprendre, culturelles, religieuses, philosophiques, syndicales… Plus manifeste, le viol de l’article 10 de la Constitution, quant à lui, si formel : « chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public ».
Dans un pays aussi désordonné et insalubre, où les chants et les danses sont les modes d’expressions les plus populaires, cette clause de style prête presque à sourire… N’ayons pas peur des comparaisons : il y a bien plus d’indécence dans une seule des félonies politiques qui font notre histoire que dans toutes les scènes érotiques des séries sénégalaises…
Disons-le tout net : une œuvre de fiction ne saurait être un attentat à l’honneur et à la considération de qui que ce soit, puisque le fruit de l’imagination fertile d’un auteur. Et quel désordre public peut-il y avoir à regarder la télé seul, en famille ou en bandes de copains ? Devons-nous truquer un combat de lutte pour éviter qu’un colosse de banlieue prenne une déculottée pour qu’il n’y ait pas de troubles dans son quartier ? Faut-il interdire le football parce que des pneus brûlent après les matchs de l’équipe nationale qui se terminent par une défaite cuisante ou l’élimination d’une passionnante compétition ?
Une œuvre artistique est un bouquet de libertés : de penser, de croire, de s’exprimer, d’entreprendre. Ce que le CNRA viole également, c’est le droit de chacun à décider de ce qu’il veut regarder à domicile. Quand un programme ne convient pas, on change de chaîne, ou on éteint la télé. Les familles n’ont pas les mêmes valeurs, les mêmes priorités, ni les mêmes pédagogies de l’éducation. Etre païen, athée, animiste, bouddhiste, épicurien, hédoniste, libertin quelle que soit sa race, sa confession n’empêche pas la dignité de Sénégalais.
Il est tout de même curieux que nos gardiens du Temple soient allergiques aux infidélités conjugales dans un pays qui vante les vertus de la polygamie. Il faudrait quand même se demander par quelle alchimie l’esprit d’un conjoint, indiscutablement fidèle, divague au point de s’égarer dans les charmes d’une femme autre que la légitime, au point de la …désirer jusqu’à l’épouser. Que dire des délires d’Oustaz Alioune Sall qui se réjouit par avance des félicités que lui doivent les « 700 femmes » à l’attente dans ses appartements privés du septième ciel, après le verdict du Jugement dernier ? Une image insultante pour l’intelligence des libres-penseurs et pour toutes les femmes vertueuses qui ne sont plus de ce monde : elles seraient donc destinées à égayer le séjour éternel de ces ubuesques hérauts de l’islam tropical. Il serait cependant si malvenu de s’en offusquer !
Si ce n’était que ça… Si l’on se fie à la cadence des fatwas de Mame Mactar Guèye et sa suite, les auteurs de séries, dans quelques années, devront coopter les oulémas dans leur comité de rédaction pour s’épargner la déconvenue de leurs œuvres pilonnées et jetées à la corbeille par des censeurs sourcilleux à l’indignation graduellement sélective.
Bientôt, la musique profane et les danses païennes, déjà maudites seront bannies, avant la fermeture des boutiques qui vendent du tabac, ainsi que des bars et restaurants qui vendent de l’alcool et du porc… Ensuite, ce sera au tour des pharmacies qui distribuent des préservatifs et pilules de baisser les rideaux, avant que les boutiques de mode qui exposent des strings, des jupes courtes et des jeans slim ne ferment…
Ça finira par fermer les établissements scolaires et universitaires qui n’enseignent pas l’islam, avant d’enterrer les sciences humaines qui inoculent le doute raisonnable au sujet de la condition humaine… Bien entendu, l’histoire du Monde ne sera enseignée qu’à compter de l’hégire et la géographie effacera de la surface du globe les continents peuplés d’infidèles.
Sous peu, Youssou Ndour devra détruire tous ses albums, sauf « Allah », signe des cieux, qui lui a rapporté le Grammy… Adieu donc, Waly Seck, Pape Diouf, Mbathio Ndiaye et Ndèye Guèye qui pourraient devenir gambiens ; Mod’ Lô et Eumeu Sène organiseront alors leur revanche à New-York ; Sadio Mané devra lâcher la balle pour le chapelet sans que la coupe d’Afrique ne séjourne sous nos cieux ; les maîtresses des hommes mariés comme les célibataires libertins seront contraints à l’exil dans des pays où les barbus sont bien moins ébouriffés ; sur Facebook, Tik-Tok, Instagram et Whatsapp, seuls les consensus autour des valeurs islamiques y seront tolérés sous haute surveillance…
Et puis, un jour, quelqu’un frappera à ma porte pour m’apprendre qu’éditer les « Sénégalaiseries » et « Le P’tit Railleur » est passible de la peine capitale. La santé mentale des jeunes pousses sénégalaises étant à ce prix…
Que deviendraient donc vos âmes pécheresses sans le CNRA ?