"L'HOMME OCCIDENTAL BLANC NE PEUT PLUS FAIRE COMME SI LA MORT NE LE CONCERNAIT PAS"
Le Covid-19 a fait ressurgir des réflexes racistes, stigmatisant tantôt les Chinois, tantôt cet “autre” potentiellement agent de la contamination. Pour Achille Mbembe, elle doit surtout nous inviter à questionner nos identités, au-delà de notre humanité
La pandémie de Covid-19 a fait ressurgir des réflexes racistes, stigmatisant tantôt les Chinois, tantôt cet “autre” indéfini et potentiellement agent de la contamination. Pour le philosophe Achille Mbembe, elle doit surtout nous inviter à questionner nos identités, au-delà même de notre humanité.
L’Afrique semble pour le moment relativement épargnée par la pandémie. Quelles ont été les mesures prises en Afrique du Sud, où vous vivez ?
Achille Mbembe : Le gouvernement sud-africain a tout de suite compris le caractère de cet événement et n’a cessé de répéter que le virus menace les nations dans leur existence même. Ce faisant, il définissait la nation comme une communauté de vie mise en péril par cette possibilité inédite de morts de masse. Le gouvernement a donc mis en place immédiatement un certain nombre de mécanismes visant à juguler l’épidémie et à résister à la menace. Tout l’appareil d’État mais aussi les experts scientifiques, les milieux d’affaire, les banques, la société civile, les universités et les écoles ont été mobilisées dans l’élaboration d’une stratégie de riposte. Un confinement général et systématique a été décrété. Il a recueilli au départ l’adhésion d’une très grande partie de la population, même si beaucoup se sont ouvertement inquiétés des conditions de son application dans les quartiers pauvres où la lutte pour la subsistance requiert proximité, convivialité et mobilité – tout le contraire de la distanciation sociale. Dès le départ, l’impulsion a été de sauver des vies, de sauver l’existence de la nation sud-africaine menacée biologiquement et de prendre soin de ceux qui étaient contaminés.
Le réflexe premier a donc été de préserver la communauté de vie et de soumettre le politique à l’impératif de la vie. Mais, très vite, d’autres questions sont apparues. Peut-on préserver la communauté de vie en l’absence de fondations économiques ? Y a-t-il un rapport d’équivalence entre la politique de la vie ou du vivant, la politique du soin et de la protection, la gestion des risques mortels et l’économie de marché ? Depuis trois semaines, l’économie est pratiquement en panne sèche. Conséquence : 1 million de chômeurs de plus et des pertes énormes pour les catégories sociales les plus désavantagées, notamment celles qui vivent grâce à l’économie informelle. Au moment où je vous parle, et face aux risques de famine menaçant ceux qui n’ont pas grand-chose, un discours assez critique de la politique de confinement est en train d’émerger. La réponse du gouvernement a été de développer très vite une politique de résilience et de relance économique. Ces actions ont impliqué la réaffectation d’enveloppes financières très élevées à la lutte contre le Covid-19, alors même que le pays vit une situation macroéconomique difficile suite à son déclassement par les agences de notation.
En ce moment, le débat porte, comme en France, sur les modalités de déconfinement. On ne pourra pas déconfiner si l’on ne s’engage pas, au cours des semaines qui viennent, dans un vaste programme de dépistage. À cet effet, on a détaché une armée de travailleurs de la santé, dont la fonction est d’être postée dans des communautés susceptibles de devenir des foyers d’infection. Nous passons actuellement à une autre étape de l’effort contre le virus qui consiste en un dépistage massif de la population. L’Afrique du Sud est certes le pays le plus touché du continent, mais, pour le moment, les choses semblent sous contrôle. Nous nous attendons toutefois à ce que la situation se dégrade au fur et à mesure que nous entrons dans l’œil du cyclone.
Tout semble suspendu à la découverte d’un vaccin… que certains n’ont pas hésité à proposer de tester d’abord en Afrique ! Que vous inspire une telle idée ?
Je veux bien comprendre que la médecine fonctionne un peu comme un pharmakon, qui peut à la fois vous soulager et vous tuer. Mais s’exprimer de cette manière, en tant que médecin, montre que l’individu qui a formulé une telle idée se rapproche davantage du tueur que du guérisseur. Voici un médecin qui ne comprend pas grand-chose à l’histoire de sa profession. Dans l’histoire moderne de la médecine, telle qu’elle s’est constituée en Occident, un certain nombre de « races » ou de « classes de population » ont toujours servi de cobaye au progrès scientifique. Une telle attitude, qui visiblement perdure, est significative de la manière dont nos sociétés modernes se sont habituées à déléguer leur mort à d’autres, qu’elles considèrent comme inférieurs, quantité négligeable et disposable, dans le grand ordre des choses. Ces propos tendent à faire valoir l’idée selon laquelle certaines vies valent plus que d’autres, qu’on peut se débarrasser de la vie de certains peuples, de certaines communautés, de certaines populations sans jamais véritablement se poser la question de savoir au nom de quoi et pourquoi.
Comment analysez-vous les résurgences du racisme depuis le début de la pandémie ? Ne devrait-elle pas au contraire être l’occasion de la définition d’un nouvel universalisme ?
Si l’on part du fait purement physiologique et mécanique de la respiration, on se rend bien compte que nous sommes tous pris dans le même bateau. Ce virus menace notre capacité universelle de respirer, d’où l’importance des respirateurs, de toutes ces prothèses qui permettraient de pallier la défaillance de nos corps, quelles que soient leur couleur de peau et leur origine. Il n’y a rien d’aussi fondamental, d’aussi égalisateur, que le fait de respirer. Dans l’acte de respiration se manifeste la sorte d’égalité radicale, originaire et fondamentale qui est consubstantielle non seulement à la vie des humains mais aussi à celle des plantes et des animaux. Le vivant tout entier respire. L’unité fondamentale que nous devons désormais considérer est donc le vivant. La question est de savoir comment articuler, dans un contexte de planétarisation de notre monde, quelque chose qui pourrait et devrait relever d’une politique du vivant, qui prendrait en compte ce que nous partageons, qui nous est commun, et que nous devrions envisager comme précondition de notre durabilité. Si nous voulons durer, si l’humanité veut s’inscrire dans la durée, au cœur d’une histoire qui n’est pas que sociale mais technologique et géologique, elle va devoir reconsidérer sa place au sein du vivant. C’est le type de réflexion qu’impose à mon avis cet évènement. Les traductions concrètes de cette politique du vivant restent à débattre et à élucider de façon ouverte et démocratique. Mais c’est l’horizon qui s’ouvre à nous. Si jamais il y a un jour d’après, ce ne sera pas pour revenir à ce qui était. Ce sera pour, je l’espère, forger ensemble des chemins d’avenir au cœur desquels nous nous penserons désormais en résonance avec les autres espèces plutôt qu’en surplomb.
Cette épidémie n’est-elle pas un retour du refoulé de la vulnérabilité de l’homme blanc qui se vivait depuis quelques décennies comme indestructible ?
Nous assistons à un retour du corps sous sa forme virale. Ce n’est plus nécessairement le corps qui s’aime, le corps narcissique du néolibéralisme, celui qui est pris dans le vertige de l’autocontemplation et de la monstration, mais un corps dont il faut se méfier – celui d’autrui bien entendu mais aussi notre propre corps. Nous voilà en permanence à son écoute, craignant soudain qu’il nous joue un sale tour. Nous en interprétons le moindre mouvement interne, le moindre bruit ou échappée sous la forme d’éternuement, de fièvre, de démangeaison, de toux. C’est un corps d’ambivalences, d’incertitudes, et potentiellement létal, qui revient sur le devant de la scène, un corps contaminé et ordonné à la putrescence. La redécouverte de ce corps putrescible est un choc, notamment en Occident, où les efforts pour déréaliser le corps ou le transférer sur des objets artificiels étaient très avancés.
La conclusion est que nous sommes finalement condamnés au corps – au nôtre et à celui d’autrui. En tant que communauté humaine, nous sommes condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’« homme occidental blanc » (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas. Qu’est-ce que cela implique politiquement ? Je n’en sais rien pour le moment. Mais je sens fortement que c’est l’une des interpellations que nous adresse ce moment pathogène.
Pour lire la suite, allez à la Source : Philosophie Magazine. https://www.philomag.com/lactu/temoignages/achille-mbembe-lhomme-occidental-blanc-ne-peut-plus-faire-comme-si-la-mort-ne-le