L'INGRATITUDE SURPLOMBE LES RELATIONS HUMAINES AU SÉNÉGAL
Telle une plaie qui gangrène la société, l’ingratitude s’est imposée au fil du temps, elle est présente jusque dans les extrémités les plus insoupçonnée...
Elle sévit dans les rapports les plus inattendus. Elle inflige sa loi et opère souvent entre père et fils, frère et sœur, amis de longue date, collègues de travail… Aucune couche ne semble épargnée. Mais, d’où vient cette propension de certains à vite oublier les services qui leur sont rendus par les leurs ?
Les histoires des personnes qui en ont subi les frais se suivent et se ressemblent profondément. Famara Traoré est enseignant de profession.
Après plus de 30 ans d’exercice dans différentes localités du Sénégal (Casamance, Tamba, Dakar), il savoure aujourd’hui ses jours de retraite. Un travail qu’il précise avoir choisi « par vocation ».
On était alors loin du temps où les gens devenaient « enseignants par accident », se rappelle-t-il. A l’époque, les enseignants jouissaient d’un certain prestige. Ils étaient les leviers de la société chargés d’inculquer des connaissances, et souvent cités en exemple.
Ils se chargeaient de l’éducation de la jeunesse, donc de la société. Muni de sa mission sacerdotale, Famara se rappelle avoir encadré plusieurs générations d’élèves. Dans ce lot d’apprenants, certains lui ont bien rendu la monnaie de la pièce, souligne-t-il.
En effet, parmi ces élèves, il y en a qui ne manquent jamais l’occasion de faire un saut dans sa demeure, histoire de s’enquérir de ses nouvelles. En plus de venir lui rendre visite, la plupart de ces anciens élèves vont jusqu’à mettre la main dans la poche.
« Un franc » symbolique distribué au nom de la reconnaissance des connaissances acquises auprès de lui. Ce geste, si minime soit-il, réjouit à plus d’un titre l’enseignant chevronné qui ne manque jamais de crier haut et fort cette reconnaissance.
Cependant, dans ce lot de reconnaissants, flottent, à côté, des ingrats, s’empresse-t-il de préciser. D’anciens élèves se font également remarquer par leur absence accrue et continue.
Un cas aura particulièrement retenu l’attention de Famara. « Il s’agit d’un élève qui avait un très bon niveau. Mais la situation précaire de ses parents l’indisposait à faire face à certains frais scolaires. Cette situation remettait sérieusement en cause la poursuite des études de l’élève en question », rapporte-t-il. C’est là que M. Traoré prit les devants.
Il se souvient avoir « personnellement veillé » à la poursuite des études de cet élève. Une fois son entrée en sixième en poche, l’enseignant logea l’élève chez un de ses parents jusqu’à l’obtention de son Bfem.
Puis, une fois au lycée, le jeune habita chez lui jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. Aujourd’hui, souligne-t-il, il est devenu un grand cadre et gagne bien sa vie. Tant mieux pour lui, se réjouit M. Traoré qui déplore juste « le fait qu’il ne donne plus aucun signe de vie ».
Ce n’est pas en soi la disparition de l’ancien élève qui émeut l’enseignant, mais c’est plutôt les conséquences que cela pouvaient entraîner, s’il ne s’était pas muni d’esprit de dépassement, raconte-t-il. Partant de cette expérience, il pouvait parfaitement s’astreindre à ne plus aider qui que ce soit, indique-t-il. Tel un mal qui gangrène la société, l’ingratitude prédomine de nos jours dans les rapports entre individus, et cela dans toutes les sphères.
Abdoulaye Yerodia Bousso, sociologue, est d’avis que les pratiques relationnelles ont beaucoup évolué ces derniers temps. Les rapports sociaux ne se construisent pas seulement sur la base de l’affectivité, de l’amour. Il y a forcément cette dimension utilitaire qui pousse les individus à faire des calculs, à trier leurs amis en fonction de leurs intérêts personnels, à s’insérer dans des réseaux relationnels à profits multiples, relève-t-il. Une attitude d’indifférence d’autant plus marquée que l’individu en situation inférieure accorde plus de crédit à la relation au moment où son ami en situation supérieure cherche à établir des barrières en sous-estimant la relation. « Il me semble qu’on assiste, de plus en plus, au délitement de la relation amicale (traitrise, ingratitude, indifférence) au profit de ce que j’appelle l’ « entre-soi » relationnel, c'est-à-dire l’émergence d’espaces de sociabilité où l’on retrouve généralement des personnes d’origine sociale identique, du même âge, du même niveau d’études, du même type de profession, etc. l’homophilie professionnelle, l’ « entre-soi » résidentiel, fréquentation de lieux de prestige etc.», relève- t-il.
La reconnaissance, au nom de la connaissance acquise ! Ousmane Bâ est un maître coranique aguerri installé à Sicap Mbao.
Des disciples sont passés entre ses mains expertes de génération en génération. Tous à la quête de connaissance, ils ont su se forger auprès de sa bienveillance. En plus de leur inculquer des connaissances, « Thierno Bâ », comme on l’appelle amicalement, a toujours considéré ses disciples comme ses propres enfants.
Cette considération l’amène à ne ménager aucun effort pour les mettre dans les meilleures conditions possibles. Contrairement aux « talibés » qui errent à longueur de journée en quête de pitance journalière, ceux de Thierno Bâ sont nourris, logés et même blanchis.
La cotisation des parents pour le partage des charges n’étant guère régulière, il est assez courant qu’il sorte de l’argent de sa poche pour faire face aux dépenses quotidiennes. Thierno met ses disciples au même pied d’égalité.
Ses enfants faisant partie de ses élèves, il est difficile de les distinguer des autres. Aucun traitement de faveur ne leur est accordé. Ils sont soumis aux mêmes conditions que leurs semblables.
Certains parmi les disciples arrivent chez Thierno à peine âgé de cinq ans et la plupart ne quitte pas avant d’avoir atteint l’âge de la maturité. Dans cet ordre, beaucoup se font remarquer par leur indifférence, une fois leur cycle de formation bouclée.
« C’est assez rare, mais il y a parmi mes anciens disciples ceux qui coupent toute sorte de contact », souligne-t-il. Cette situation est d’autant plus méprisante qu’une véritable fusion relationnelle voit jour au fil des années, que ces apprenants passent dans le foyer du marabout Bâ. Ce manque de reconnaissance émeut à plus d’un titre l’enseignant. « Je n’exige certes rien en retour, mais la décence voudrait un minimum de reconnaissance », relève-t-il. Poursuivant, il souligne que « rien ne peut effectivement rembourser toutes ces heures passées à leur inculquer des connaissances, mais ce qui nous permet de tenir et de vouloir poursuivre dans cette voie choisie, c’est ce sentiment de gratitude manifesté à notre égard », relève-t-il.
Pourquoi les hommes sont-ils de plus en plus ingrats ? Y a-t-il des facteurs endogènes et exogènes ? Ces comportements utilitaires renseignent parfaitement sur les formes de relations sociales qui caractérisent notre époque. Selon Abdoulaye Yerodia Bousso, « le sociologue allemand Ferdinand Tönnies a théorisé ce qu’il appelle le lien sociétaire qui caractérise la société moderne. Dans cette configuration, les relations sociales sont fondées sur l’intérêt individuel, la rationalité et le calcul », rapporte-t-il. Il pense en outre qu’il est nécessaire de réinventer le lien social avec une nouvelle forme « d’éthique de l’amitié » basée sur le respect de la parole donnée, la fidélité et la loyauté.