«NOUS DEVONS REVISITER NOTRE HISTOIRE POUR AFFRONTER LE FUTUR»
Fatou Sow Sarr qui avait engagé, au mois de janvier dernier, une réflexion sur la famille sénégalaise, qu’elle considère comme la première institution politique, plaide pour une restauration d’une identité forte afin de construire un Sénégal rêvé par tous
La directrice du laboratoire genre de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), Fatou Sow Sarr, qui avait engagé, au mois de janvier dernier, une réflexion sur la famille sénégalaise, qu’elle considère comme la première institution politique, plaide pour une restauration d’une identité forte afin de construire un Sénégal rêvé par tous.
Vous avez lancé, au mois de janvier dernier, à la veille de la présidentielle, une campagne pour la sauvegarde de la famille sénégalaise en déliquescence selon vos explications. Qu’est ce qui fonde cette opinion ?
« Nous avons effectivement mené une campagne pour rappeler aux acteurs politiques et aux dirigeants que l’institution la plus importante, c’est la famille. L’échec de cette institution entraînera, à coup sûr, la faillite de la société dans sa totalité. Nous nous sommes appuyés sur des statistiques qui montrent que la crise est profonde. Nous n’avons même pas besoin d’en convoquer pour le prouver. Les foyers sont déstabilisés. Ils sont devenus le lieu des violences, des assassinats. Beaucoup d’enfants vivent sans un de leurs ascendants. C’est cette image que nous renvoie la presse tous les jours. Pour nous, c’est bien beau de discuter de programmes, mais si personne ne se penche sur le premier espace de production et de formation des citoyens qu’est la famille, les politiques seront vouées à l’échec. Car la République exige aussi une forme de citoyenneté. Mais nous n’avons pas investi suffisamment, jusqu’ici, sur la production de cette citoyenneté. Il s’y ajoute que des valeurs fondatrices de notre société se sont effilochées, sont tombées en désuétude. C’est un cri du cœur que nous avons lancé aux acteurs politiques. Nous voulons leur rappeler que c’est un problème fondamental auquel ils doivent s’attaquer. Nous avons fait le travail de sensibilisation, posé le débat, rassemblé des informations et nous comptons soumettre un document au chef de l’Etat comme contribution »
Vous estimez également qu’une réflexion sur notre trajectoire historique contribuerait à une bonne définition des repères sociaux et, par là, une société de valeurs ...
« Il serait judicieux qu’on ramène dans l’imaginaire collectif ce qui s’est passé, par exemple, dans le royaume du Djolof où sont sortis le Baol et le Cayor. C’est par exemple le Walo qui a montré le mode de gouvernance politique, mais il n’y a aucun signe pour rappeler à la mémoire des jeunes générations que nous avons une histoire très riche. C’est là où il faut interpeler à nouveau le gouvernement du Sénégal, le ministère de la Culture, celui de la Femme, mais aussi les autorités, les collectivités territoriales. Ce n’est pas normal qu’on ait une richesse culturelle, matérielle aussi importante, qui peut nous aider dans la reconstruction du Sénégal, et qu’on en fasse abstraction. Si on rappelle également aux générations actuelles, que l’histoire de nos sociétés traditionnelles a été construite par des femmes, cela pourra, entre autres, renforcer la confiance des femmes en elles-mêmes et leur obligation à participer à la construction de leur pays. Il est tout aussi important de rappeler que la France qui nous a colonisés, ne reconnaissait aucun droit aux femmes. C’est ce droit français, notamment le code napoléon de 1904, qui est notre code civil, notre code de la famille, qui a écarté les femmes des sphères de décision. »
Faut-il en déduire que la femme occupait une place centrale dans la société traditionnelle ?
« Les femmes étaient à la tête de royaumes. C’est une femme qui a ouvert la confrontation avec Faidherbe. Du jour au lendemain, on veut nous faire croire qu’elle n’a plus droit à la parole, qu’elle ne doit pas participer à la gouvernance. Notre culture et notre histoire regorgent de femmes qui ont incarné le leadership politique. Des reines comme Ndaté Mbodj et Ndieumbeut Mbodj ont arraché le pouvoir aux hommes. Le Walo était dirigé par un homme quand la France l’a conquis. Dans ce royaume, le brack avait sa « linguère ». Les « linguères », qui avaient de forte personnalité, ont pris le pouvoir en 1795. Elles ne l’ont plus lâché jusqu’en 1855. Elles étaient également influentes dans la répartition des terres. Le pouvoir était masculin et féminin. Le pouvoir absolument masculin a été introduit par le modèle colonial. Ce sont les institutions françaises, que nous reproduisons de façon mécanique, qui ont conduit à cette situation. Il nous faut convoquer notre histoire pour puiser la force d’affronter les nombreux défis qui nous attendent »
Vous pensez que c’est le système colonial qui a bouleversé des réalités alors que d’autres imputent cette situation à la religion musulmane. Qu’en est-il ?
« On a tendance à faire la confusion entre la religion musulmane et la culture arabe. L’Islam ne décline jamais au masculin, l’homme générique n’existe pas dans l’Islam. Il s’adresse aussi bien aux croyants qu’aux croyantes. Chacun est responsable devant Dieu. Quand je prends l’exemple de l’héritage, on nous dit toujours que c’est deux parts pour l’homme contre une pour la femme. Je pense que le Coran ne s’intéresse pas au sexe mais à la fonction dans la société. Il nous donne tous les cas de figure où l’homme est égal à la femme, parfois où l’homme a plus, ou la femme a plus. Il prend aussi en considération la responsabilité de prise en charge, ce que nous appelons le gap différentiel, donc la religion est équitable. Son système repose sur une cohérence, il est juste et équitable. Mais aujourd’hui, beaucoup interprètent selon leur espace. Et parfois nous avons le malheur d’imiter les arabes. Ce sont nos propres cultures qui les influencent. Il ne faut pas oublier que nous devons l’essentiel des connaissances tirées de l’Islam à Aïcha. Dans la communauté mouride, si on fait l’historique dans la transmission des connaissances, Mame Astou Walo occupe une place prépondérante. Des hommes lui doivent leurs connaissances. Quand elle a perdu son mari, c’est elle qui a formé les disciples de ce dernier. Et pourtant, on ne parle pas beaucoup de cette femme qui a joué un rôle central dans la formation. Les femmes ont été écartées par l’école mais l’Islam est une religion d’équilibre, de respect de la femme »
Qu’est-ce qu’il faudrait pour une restauration collective de nos valeurs ?
« Les politiques publiques ont une responsabilité, car elles sont au cœur de ce qui se passe dans les écoles. C’est elles qui choisissent le contenu, le programme. C’est elles qui choisissent aussi de laisser les médias faire ce qu’ils veulent. Ce n’est pas en termes d’obligation mais d’incitation. Nous avons un ministère de la Culture. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont des questions de fond qu’il faut se poser. C’est la culture qui construit et cimente la société. Est-ce que nous nous donnons les moyens de réfléchir sur cela ? Nous avons eu des rois, comme le Bourba Djolof, prêts à se sacrifier pour leur peuple. Quelles leçons les dirigeants actuels doivent en tirer ? Ces dirigeants ne spoliaient pas les biens de leurs peuples, ils étaient à leur service. Je crois que nos histoires, quel que soit le cadre dans lequel nous sommes au Sénégal, méritent d’être revisitées. C’est ce qui permet au Sénégal d’affronter le futur parce qu’il a un passé glorieux. Ce qui va rester dans la mémoire des jeunes, c’est le comportement des hommes politiques d’aujourd’hui, qui ne sont pas toujours des références. Ce sont ces questions que nous devons nous poser, car le ministère de la Culture devrait être impliqué dans les programmes scolaires »
Ne pensez-vous pas que les responsabilités sont partagées et que tous les segments de la société ont une partition à jouer ?
« Tout le monde a une responsabilité dans le changement. Aujourd’hui, on parle de politiques publiques. Les véritables changements ne peuvent être conduits que par les politiques publiques. C’est ceux qui ont la responsabilité de décliner des orientations qui ont un rôle majeur à jouer, ceux à qui nous avons donné la responsabilité de choisir où aller. Ce sont eux qui doivent intervenir »
N’est-ce pas la démarche participative qui permet d’insuffler un changement ?
C’est quoi la démarche participative ? Je pense que si on dit que tout le monde est responsable, c’est que personne n’est finalement responsable. Il faut situer les niveaux de responsabilité. Si, par exemple, les nouvelles générations ne connaissent pas une partie de leur histoire, en sont elles responsables ? Est-ce qu’elles sont fautives ? L’Etat a un rôle fondamental à jouer. Il ne faut pas qu’on se voile la face. Tous les Sénégalais ne sont pas responsables, je suis désolée. Car, cela ne servirait à rien qu’on ait des dirigeants si on doit imputer la faute aux citoyens. C’est à eux d’impulser une démarche d’adhésion parce que la démarche participative exige des orientations, des stratégies et des programmes bien définis.