« NOUS SOMMES UN PEUPLE AMNÉSIQUE »
Seize ans après le drame du Joola, des comportements peu recommandables, tels que la surcharge et l’excès de vitesse dans le secteur des transports, subsistent dans l’espace public - Entretien avec le sociologue Djiby Diakhaté
Seize ans après le drame du Joola, des comportements peu recommandables, tels que la surcharge et l’excès de vitesse dans le secteur des transports, subsistent dans l’espace public. Tares inexpugnables ou presque qui font dire au sociologue Djiby Diakhaté que le peuple sénégalais est amnésique.
«L’AS» : Qu’est-ce qui explique cette réticence à changer nos comportements ?
DJIBY DIAKHATE : Le bateau le Joola a été une séquence qui a permis de montrer une partie hideuse dans le fonctionnement de la société sénégalaise. Le naufrage du Joola n’a fait que refléter à travers un miroir la vraie image de la société sénégalaise qui a connu des métamorphoses profondes depuis plusieurs décennies. Nous sommes passés des sociétés communautaires avec un esprit de solidarité à de nouvelles configurations sociales où l’individualisme et l’esprit matérialiste triomphent. Au nom de l’avoir, toutes les combinaisons et combines possibles sont réalisées jusque des fois même à remettre en cause sa propre dignité et ses propres valeurs. Nous sommes arrivés à une société où chacun trouve que le plus important, c’est de s’en sortir. On le voit à travers la circulation automobile tous les jours ; lorsqu’il s’agit de faire la queue dans l’espace public ou lorsqu’une personne gère les ressources de la communauté. On le voit également dans le recrutement dans certaines organisations. Chacun fait de sorte que le cercle restreint de son groupe primaire composé de sa famille, de ses amis s’en sorte. Et le reste, ce n’est pas sa préoccupation. Tout se passe comme si aujourd’hui nous avions une nation qui n’existe que de nom. On a l’impression que c’est un peuple éclaté. Nous ne sommes pas orientés par les mêmes valeurs dans notre conduite de tous les jours. Ce qui fait aujourd’hui que l’indiscipline atteint des proportions de plus en plus élevées ; les insultes vont dans tous les sens et la méchanceté gratuite se développe à un rythme extraordinaire.
On se rend compte que les Sénégalais ne tirent pas les leçons du passé. Qu’est-ce qu’il faudrait pour normaliser la vie sociale et être plus regardant par rapport à l’histoire ?
Absolument. Nous tombons vite dans l’oubli. Nous sommes un peuple à la limite amnésique. Je crois que la meilleure façon de ne pas tomber dans le travers de l’oubli facile, c’est de nous doter d’un projet de société avec plusieurs composantes dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la santé, de la diplomatie, de la culture, etc. Faire de sorte que celui qui tord le cou à cette dynamique communautaire soit sanctionné.
Construire un projet de société certes, mais avec quels paradigmes ?
Je pense qu’il faut des paradigmes ouverts. On ne doit pas construire de société en s’arcboutant simplement et exclusivement sur des valeurs traditionnelles. Ces dernières doivent occuper la place la plus centrale en reflétant notre propre identité. Mais il faut aussi apprendre des autres en prenant ce qu’il y a de positif. A partir de ce moment, il faudra créer une synthèse qui imbrique et intègre nos valeurs traditionnelles, mais de façon intelligente. Les formations politiques devraient travailler aujourd’hui de plus en plus à produire dans leur offre un projet de société et à développer le plus de consensus autour de ce projet. De même les organisations confessionnelles comme les confréries devraient développer davantage ce travail d’éducation à la citoyenneté. Parce qu’en réalité, la religion, ce n’est pas simplement le culte, c’est aussi une ouverture à la société, une prise en charge des pulsions qui traversent la société. Si on ne le fait pas, on risque de tomber dans l’épisodique.
En définitive, la responsabilité de l’Etat est en cause dans le changement des comportements. Ne faudrait-il pas contraindre les gens à se départir de certaines attitudes et à respecter certaines normes édictées ?
Bien entendu. Si vous prenez simplement la politique culturelle de nos Etats, vous vous rendez compte que c’est une politique uniquement orientée vers des activités ludiques, récréatives et folkloriques. Il y a une dimension fondamentale, c’est la culture au service de la citoyenneté et du développement. Si vous prenez les politiques de jeunesse, on a l’impression que c’est seulement les Vacances citoyennes. Qu’est-ce qu’elles ont de citoyen ? La citoyenneté ne se construit pas pendant les périodes de vacances. Agir ainsi, c’est vouer aux gémonies la citoyenneté ou en avoir une compréhension marginale. On n’attend pas la parenthèse des vacances pour parler de citoyenneté. Cela montre évidemment qu’il y a un travail à faire au niveau de nos Etats, sans parler du modèle qu’on pourrait offrir aux autres. Il faudrait bien que l’élite politique et institutionnelle offre, à travers ses discours et ses actes quotidiens, un modèle positif pour nos jeunes. On se rend compte que lorsque les jeunes pensent à nos élites, c’est pour des cas de détournement, d’enrichissement à un rythme excessivement fou et une dynamique d’accaparement des ressources. Ce sont des gens qui ne s’engagement pas dans la citoyenneté et dans la construction du développement en impliquant les communautés à la base.