PHÉNOMENE POLYMORPHE ET COMPLEXE
La corruption dans la circulation est un serpent de mer. Un sujet délicat. Un phénomène dont presque tous les pays d’Afrique ont en partage. Au Sénégal, les autorités veulent y mettre fin. Mais est-ce qu’elles s’en donnent les moyens ?
La corruption dans la circulation est un serpent de mer. Un sujet délicat. Un phénomène dont presque tous les pays d’Afrique ont en partage. Au Sénégal, les autorités veulent y mettre fin. Mais est-ce qu’elles s’en donnent les moyens ? Les chauffeurs dans l’illégalité plaident coupables et invitent l’Etat à réglementer le secteur du covoiturage et du transport “clando’’. Et continuent à graisser les pattes pour pouvoir circuler. “EnQuête’’aborde le sujet dans ce dossier.
Mea culpa des conducteurs
Chez les conducteurs, les avis sont divers sur la question de la corruption dans le secteur du transport. D’aucuns estiment n’avoir d’autre choix que de mettre la main à la poche pour s’en sortir ; d’autres bottent en touche et dénoncent négligence et laisser-aller. Mais tout le monde s’accorde à dire que les chauffeurs sont fautifs, en se complaisant dans l’illégalité.
Péage de Thiaroye, sur l’axe Dakar - Thiès, en ce début de matinée dominicale très ensoleillée. Point d’embouteillage à l’horizon. Les conducteurs s’en donnent à cœur joie, en roulant à vive allure. Dans le “taxi-clando’’ qui nous mène à Mbour, le chauffeur se met à fulminer. Car, au moment de payer son ticket du péage, un gendarme l'a interpelé pour lui demander son permis de conduire. Les clients lui demandent ce qu’on lui reproche. Il répond d’un ton peu amène : “Il veut bouffer mes 2 000 F Cfa.” Il se gare et va rejoindre l'homme de tenue. De retour, quelques minutes après, il ne décolère pas : “J'ai payé 2 000 F Cfa. On me reproche le délit de transport irrégulier, car je n’ai pas le droit de le faire.’’ A la question de savoir où ira l'argent, le conducteur rétorque, caustique : “Dans sa poche.’’ “Le pire est qu’on n’a personne pour nous défendre. Puisque c'est notre gagne-pain, on continue à payer cette somme. On n’y peut rien du tout”, laisse entendre le jeune chauffeur aux dreadlocks. Une fois à Mbour, après moins d’une heure de voyage, commence un jeu de cache-cache avec les forces de l’ordre.
En effet, pour contourner les gendarmes en faction, les chauffeurs de “clando’’ empruntent des chemins de traverse. Ils s’engagent dans des routes secondaires, au risque de s’enliser dans cette zone sablonneuse. “Je suis obligé, des fois, de n’embarquer que 4 personnes au lieu des 7 que je dois prendre dans ma voiture, pour passer entre les mailles des hommes de loi. Entre Dakar et Kaolack, il y a plusieurs contrôles et, à chaque fois, on paye 2 000 F Cfa. A ce rythme, on risque de ne rien gagner. Par contre, quand la voiture n'est pas pleine, on a plus de chance de s’en sortir. Une fois à Mbour, je passe par des ruelles, loin des gendarmes’’, explique Abdoulaye Diallo, un chauffeur qui maitrise bien cet axe du département de Thiès.
Ailleurs, sur la route de Saint-Louis, à hauteur de Ndam, à quelques jets de la ville de Louga, en cette matinée de début de week-end, le contrôle des hommes de la maréchaussée est strict. “On interdit ici à certaines voitures de s'adonner au transport en commun. La sanction est sévère. On paye une forte somme d'argent. Les gendarmes ne badinent pas avec cela. La dernière fois, j'avais des clients qui voulaient se rendre à Louga, pour une réunion de famille. Ils avaient pris tous mes papiers. J’avais été obligé de les récupérer, le jeudi suivant, après plusieurs conciliabules. Avec les gendarmes de la légion territoriale, non seulement tu payes de l'argent, mais ils te font poireauter pendant plusieurs jours. Je reconnais que nous sommes dans l'illégalité, mais que faire d'autre, car c'est notre boulot”, déclare Mor Fall, un chauffeur convoyant 6 clients à Louga.
Selon lui, la seule chose à faire est de réglementer le secteur.
A Dakar, les chauffeurs de “taxiclandos’’ payent aussi un lourd tribut. Rares sont ceux qui ont des papiers en bonne et due forme, diton. De ce fait, ils sont dans l’obligation de mettre la main à la poche pour continuer à circuler librement. “On n’y peut rien, mon cher. Nous n’avons pas de papiers, donc, nous sommes obligés de le faire. Je préfère gagner 10 000 F la journée et d’en sortir un 2 000 F que d’avoir une journée morte. Cela va vous sembler bizarre, mais nous sommes aussi coupables que les autres’’, déclare un chauffeur.
“Je refuserai d’emprunter la route, quand je ne suis pas en règle’’
Dans cette affaire, les jeunes conducteurs sont au banc des accusés. Car tous les frais pour obtenir des papiers en règle ne dépassent pas 30 000 F Cfa. Il s’agit de l’assurance, du droit de stationnement, de la carte crise, de la visite technique, du permis de conduire, du livret et de la licence. “Les hommes de tenue ne demandent jamais de l'argent à quelqu'un qui est en règle. Ils te laissent partir, quand tu es en règle. Sauf que les jeunes conducteurs ne le sont jamais’’, dénonce un vieux conducteur aux cheveux poivre et sel, sur l’autoroute à péage de l’axe Pikine – centre-ville. Confortablement assis derrière son volant, bien sapé et lunettes bien vissées sur le nez, il confie : “Cela fait plus de 30 ans que je conduis mon taxi, mais je n’ai jamais donné un sou à un homme de tenue. A chaque fois que je suis contrôlé, je suis en règle et on me laisse passer. Je ne badine pas avec et je refuserai d’emprunter la route, quand je ne suis pas en règle. Il est hors de question qu’on me manque de respect’’, martèle-t-il.
GORA KHOUMA (SG DE L'UNION DES ROUTIERS DU SÉNÉGAL) “La réalité est que 90 % des corrupteurs sont des fonctionnaires de l’Etat’’
L’avis du secrétaire général de l'Union des routiers du Sénégal (Urs) est tranché, sur la question de la corruption dans la circulation. Gora Khouma pointe un doigt accusateur sur les agents des forces de l’ordre et demande à la tutelle de prendre des mesures dans ce sens.
Connu pour être un défenseur invétéré des intérêts des transporteurs, le secrétaire général de l'Union des routiers du Sénégal (Urs) ne déroge pas à la règle, lorsqu’il s’agit de parler de la corruption dans la circulation. “Je dis toujours que la corruption ne profite à personne. Le corrupteur comme le corrompu ont tous tort. Dans le secteur du transport que je maitrise bien, si le conducteur propose de donner de l’argent, il ne peut pas être condamné, parce qu’il ne peut rien contre un agent qui en réclame. L’agent a la possibilité de coller un délit de tentative de corruption et envoyer en prison un chauffeur qui tente de lui proposer de l’argent. Donc, comprenez par-là que si un chauffeur donne de l’argent, c’est sur demande de l’agent des forces de l’ordre’’, explique Gora Khouma. Le syndicaliste de dire que le seul coupable est l’homme de tenue. S’il y a corruption dans la circulation, le principal fautif, selon lui, c’est l’agent des forces de l’ordre. “Force est de reconnaitre aussi qu’il y a des gens qui sont dignes et qui représentent dignement la nation. Ils portent bien l’uniforme et jusqu’à la retraite, on ne pourra jamais les indexer. Par contre, il y en a d’autres que je qualifie de bandits, d’agresseurs en uniforme. Ce qu’ils font, ils ne le font pas avec la bénédiction ou les consignes de leur hiérarchie. Ils le font de leur propre chef. On voit des agents qui possèdent des voitures et ou maisons qui coûtent plus cher que celles de leurs patrons hiérarchiques, à cause de la corruption’’, accuse M. Khouma. “C’est un constat général qui est là. Nous devons combattre la corruption, comme c’est le cas avec le phénomène des accidents. Nous devons combattre la corruption qui existe à tous les niveaux, même si la triste réalité est que 90 % des corrupteurs et corrompus sont des fonctionnaires de l’Etat. Je ne sais pas si c’est lié aux salaires ou non’’, poursuit le Sg de l’Urs.
En effet, Gora Khouma estime que lorsque la personne opte pour l’uniforme, elle a une idée de son salaire. Si celui-ci ne l’arrange pas, mieux vaut ne pas s’engager et aller chercher autre chose. “Ailleurs, c’est les ‘coxeurs’ qui leur servent de rabatteurs. Ils contrôlent ceux qui ont déjà donné ou non. Si un chauffeur passe à la caisse le matin, il est libre de circuler toute la journée sans être inquiété, car son numéro d’immatriculation est déjà enregistré. La corruption, personne n’en profite’’, insiste-t-il. Dans la même veine, le syndicaliste balaie d’un revers de main la thèse selon laquelle la corruption est le fait de chauffeurs qui n’ont aucun papier avec eux. Sur cette question, il se veut clair : un chauffeur qui ne dispose pas de papiers doit faire l’objet de sanction. Et c’est l’agent assermenté qui doit s’en charger. “Les policiers n’ont qu’à appliquer la loi. Quelqu’un qui a tous ses papiers passe ; au cas contraire, la loi s’applique à lui. Il faut que l’argent ne soit plus une contrepartie pour la visite technique, le permis, l’assurance, entre autres. Il faut mettre fin à cela’’, déclare Gora Khouma. Le Sg de l’Urs, qui connait bien le secteur des gros-porteurs, s’étrangle contre certaines pratiques qui y ont cours actuellement. “Regardez ce qui se passe chez les douaniers. On vous demande de donner un montant qui tourne entre 30 000 F Cfa et 50 000 F Cfa, à défaut, ils menacent de faire décharger votre marchandise. On ne peut rien contre cela, car si on ne s’exécute pas, on risque de payer 100 000 F pour pouvoir la récupérer, après une longue période. C’est ce qui se passe au niveau des frontières. Les véhicules particuliers paient au minimum 5 000 F Cfa. C’est la même chose à l’intérieur du pays’’, se désole le syndicaliste.
Solutions
Toutefois, le syndicaliste n’est pas pessimiste et souligne que des solutions existent, pour éradiquer ce fléau. Elles sont, dit-il, entre les mains du haut commandement de la gendarmerie et les directions générales de la police et de la douane. “Les hautes autorités de la police, de la gendarmerie et de la douane sont les seules à pouvoir mettre fin à cette pratique. Elles doivent prendre leurs responsabilités qui ne doivent pas être juste quelques mots. Il doit y avoir des agents comme Amoul Yakkar (voir ailleurs) dans la circulation. Avec lui, si vous êtes en règle, vous passez. Au cas contraire, vous payez, mais l’argent va dans les caisses de l’Etat’’, déclare M. Khouma.
La position des autorités
Face à la question de la corruption, faut-il laisser faire ou faut-il prendre des mesures hardies pour y mettre fin ? Au sein de la police et de la gendarmerie, les autorités se sont prononcées sur la question. Si le ministre de l’Intérieur estime que la question transcende les frontières des corps constitués, le haut-commandant de la gendarmerie a annoncé des mesures fermes pour la contrecarrer.
Une étude commanditée par l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) avait soutenu, en 2017, que le secteur public est perçu comme celui où les cas de corruption sont les plus nombreux (93 %). Les sous-secteurs du public les plus touchés sont la sécurité publique, constituée de la police et de la gendarmerie (95,9 %), la santé (29,2 %) et l’éducation (26,1 %). Interrogé à l’époque sur cette question, le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique, Aly Ngouille Ndiaye, avait minimisé. “Je n’ai pas vu cette étude, mais je n’en suis pas aussi convaincu. Je ne pense pas que le niveau de corruption, si on parle des corps constitués, dépasse la police et la gendarmerie, parce que je pense que c’est à tous les niveaux’’. Du côté de la gendarmerie nationale, une note de service du général Moussa Fall, Commandant de la gendarmerie territoriale, en novembre dernier, faisait état de l’existence de trois caisses, hebdomadaire, journalière et spéciale, ouvertes sans aucun fondement légal et décelées au sein de trois brigades des légions de gendarmerie Sud, Centre-Ouest et Centre. Interrogé sur la question, quelques jours plus tard, le haut commandant de la gendarmerie et directeur de la Justice militaire, le général Cheikh Sène, avait fait des précisions. Il avait nié l’existence d’une quelconque “corruption organisée et généralisée” au sein de la gendarmerie nationale, reconnaissant tout de même des “fautes graves dans certaines brigades”. “Je voudrais souligner avec force que la corruption n’est ni organisée ni généralisée au sein de la gendarmerie nationale. C’est vrai qu’il a été décelé, au sein de trois brigades de gendarmerie sur 120 que compte l’institution, des indices graves indiquant l’existence de pratiques illicites. Ces actes constituent des fautes graves, inacceptables, qui seront circonstanciées et sévèrement sanctionnées”, avertissait-il. Selon lui, la gendarmerie nationale est l’une des administrations publiques qui sanctionne le plus ces formes de déviance et qui les sanctionne très sévèrement. “Le haut-commandement conduit régulièrement des missions d’inspection et de contrôle au niveau national pour déceler toutes ces formes de fautes graves contraires à l’éthique, qui sont de nature à ternir l’image et le renom de l’institution, pour sanctionner leurs auteurs. Pour prévenir de tels comportements, des mesures importantes et hardies ont été prises par le commandement, avec la création de pelotons de surveillance routière qui sont mis à la disposition de l’inspecteur interne de la gendarmerie. Une meilleure optimisation du temps de présence de nos gendarmes sur les axes routiers et la mise en place d’un projet de dématérialisation du processus de collecte des amendes forfaitaires’’, avait promis le général Cheikh Sène.
AVIS D’UN COMMISSAIRE DE POLICE SUR LA QUESTION “Il faut chercher les vrais problèmes et préconiser les bonnes solutions’’
“Toute personne qui corrompt ou qui se laisse corrompre est fautive. Pour les membres des forces de l’ordre (Fds) c'est une violation très grave des règles de déontologie et d'éthique qui encadrent leur activité. Maintenant, pour ce qui concerne le motif, c'est naturellement la facilité. Toutefois, ce n'est pas la seule explication. Il y a le mauvais traitement salarial. A l'instar d'autres fonctionnaires, les Fds sont mal rémunérées, contrairement à ce que croiraient nombre de nos compatriotes. Il faut donc, en plus de la sensibilisation, de la formation et de la prévention, améliorer le traitement de ces fonctionnaires, comme ailleurs. Le phénomène continuera, tant que les vrais problèmes ne sont pas posés et les vraies solutions mises en œuvre. Il faut aussi, du côté du citoyen, une forte sensibilisation, parce que tendre un billet de banque ne permet pas toujours de régler les vrais problèmes. Certains de nos compatriotes trouvent normal de corrompre, pour ne pas perdre du temps. Donc, les efforts sont à fournir des deux côtés : corrupteurs et corrompus. Plusieurs solutions sont la sensibilisation et la répression. Il faut chercher les vrais problèmes et préconiser les bonnes solutions. Je vous signale que la corruption chez les Fds peut être considérée comme de la petite corruption, comparativement à ce qui se passe ailleurs où c'est des millions qui sont brassés tous les jours.
MOUHAMADOU AMOUL YAAKAAR DIOUF (CCD) “C’est à nous de greffer certaines qualités sur la voie publique…”
L’agent de police Mouhamadou Amoul Yaakaar Diouf, de la Compagnie de la circulation de Dakar (Ccd), est peint comme un flic incorruptible et connu de tous les chauffeurs de transport public. Son nom colle tellement bien avec son intransigeance que les conducteurs croient lui avoir donné le sobriquet “Amoul Yaakaar’’(en français, ‘‘Amoul Yaakaar’’ veut dire sans espoir). Et pourtant, il s’agit bien de son prénom à l’état civil. Et si vous commettez une infraction sous ses yeux, vous êtes dans une impasse. Pas besoin de négocier, la loi va s’appliquer. Il a son mot à dire sur la question. Selon lui, toutes les bases pour faire un officier de police de qualité sont données à l’Ecole nationale de police et de la formation permanente (Enpfp), lors de la formation. “Nous avons une très bonne école. Tous ses agents y sont très bien formés. Maintenant, il y a des comportements qu’on ne peut pas avoir à l’Enpfp. Comme tout homme, il y a d’abord l’éducation. Nous y recevons des cours. Nous sommes instruits. C’est à nous de greffer certaines qualités sur la voie publique, pour faire une police et un agent de qualité’’, déclare le limier qui a reçu dernièrement la médaille d’honneur de la police des mains du directeur général de la Police nationale, l’inspecteur de police Ousmane Sy.
3 QUESTIONS À DR ISMAILA SÈNE (PSYCHOLOGUE-CONSEILLER, SOCIOLOGUE) : “Le phénomène perdure parce que la corruption est la manifestation d’un état d’esprit collectif’’
Docteur, à votre avis, qu’est-ce qui est à l’origine de la corruption dans la circulation ?
Aujourd’hui, c’est une lapalissade de dire que la corruption est une réalité au Sénégal. Mais il ne faut pas jeter l’opprobre sur une corporation, car la corruption est une pratique qui transcende les frontières corporatistes. Autant il y a des conducteurs corrupteurs et des agents corrompus, autant il y en a qui refusent la corruption. Toutefois, le constat qui sied, c’est que la corruption est bien présente dans la circulation. On n’a pas besoin d’être un observateur averti pour voir les billets de banque qui sont insérés dans les permis à longueur de journée et qui sont remis, au vu de tous, à des agents de sécurité. Il ne faut certes pas généraliser, mais on comprend aisément pourquoi les chauffeurs et les agents du contrôle routier sont mis au banc des accusés. Je ne pense pas qu’on est en train de leur coller un mauvais procès, car le constat est plutôt évident. Certains conducteurs, voulant échapper à la rigueur du contrôle routier et aux sanctions légales qui s’imposent face à toute irrégularité, optent pour la corruption. En face, certains agents, préférant remplir leurs poches plutôt que la caisse de l’Etat, encaissent des billets qui les empêchent de faire convenablement leur travail. On pourrait donc dire que la corruption est devenue un moyen de régulation pratique du trafic routier. Certaines explications, que je ne pourrais soutenir, parlent de mauvaises conditions de travail des agents. Mais je pense plutôt que c’est un problème de conscience citoyenne.
Qui sont les fautifs et quelles sont les conséquences ?
La corruption dans la circulation engage, premièrement, la responsabilité des personnes qu’elle met aux prises. C’est-à-dire les conducteurs et les agents du contrôle routier. Mais on ne saurait oublier l’Etat à qui incombe la responsabilité première de lutter contre cette gangrène. Les citoyens ne sont pas en reste, car ils se mettent rarement dans une posture de dénonciation active. A ce propos, il suffit de pousser la réflexion pour comprendre que l’attitude de certains citoyens est parfois motivée par la peur. Au Sénégal, les forces de l’ordre sont hyper puissantes ; elles peuvent vous accuser et vous brutaliser en public. Et vu la solidarité ou même la complicité qui existent entre les agents de l’ordre, beaucoup de citoyens ne comptent pas sur la police ou la gendarmerie pour avoir réparation. L’Etat ne protège pas suffisamment les citoyens pour leur donner le courage de dénoncer les pratiques de corruption sur la route. Souvenez-vous de l’histoire des filles qui ont été arrêtées et déférées pour avoir filmé un agent de police qui se faisait corrompre. On évoquera valablement la protection des données personnelles, mais sans preuve, il n’est pas facile de dénoncer. Voilà un exemple qui montre la complexité de la situation. Pour ce qui est des conséquences, l’analyse se focalise plus sur la dimension économique, avec le manque à gagner que la corruption représente pour l’économie nationale. Cependant, au-delà de ce dommage économique, la corruption des agents routiers est à l’origine de plusieurs drames. Les accidents de circulation sont récurrents et on indexe toujours le mauvais état des véhicules et le non-respect du code de la route. Et pourtant, il y a des postes de garde sur les routes avec des agents qui constatent, au même titre que nous, l’indiscipline et l’absence de pièces réglementaires. Allez savoir pourquoi il y a donc un tel laisser aller !
Alors, dites-nous, docteur, pourquoi le phénomène continue toujours et quelles solutions préconisez-vous ?
Le phénomène perdure parce que la corruption est la manifestation d’un état d’esprit collectif. La question traite de la corruption dans la circulation, mais le phénomène va au-delà des acteurs qui sont mis au banc des accusés. Dans l’Administration publique, des phénomènes de corruption passive et même active sont récurrents. Il faut aussi dire qu’il y a un lien de corrélation directe entre la pratique de la corruption et la perception que les agents et les citoyens ont de la manière dont les deniers publics sont gérés. Par exemple, certaines personnes se justifient en disant que l’argent qu’ils font rentrer dans les caisses de l’Etat ne sert qu’une minorité installée au sommet de l’Etat. Cela ne les dédouane pas, mais appelle à changer de comportement dans la manière de gérer les biens publics. Les autorités doivent alors servir de modèle pour inspirer le changement. Je pense également que des sanctions rigoureuses doivent être appliquées aux acteurs, quel que soit leur statut ou leur rang. C’est un moyen de dissuasion efficace. Le pire, c’est qu’on assiste aujourd’hui à une banalisation de la corruption. On pourrait même penser que la corruption n’est pas perçue comme une gangrène au Sénégal. Refuser de corrompre ou d’accepter la corruption est devenue une exception dans certains milieux. On a tous connaissance des cas de personnes qui sont diabolisées, parce qu’elles refusent de corrompre ou d’être corrompues. Il faut donc un réveil citoyen pour renverser la tendance et soutenir les actions de dénonciation, au lieu d’annihiler les volontés des personnes qui veulent s’engager dans cette dynamique.