PIRATAGE DES CHAÎNES DE TELEVISION, UN BUSINESS FLORISSANT OÙ LE VOL EST LÉGITIMÉ
Bien qu’illégal, le business des réseaux câblés fait l’affaire de beaucoup de familles sénégalaises. Malgré les nombreuses plaintes des distributeurs formels, l’activité semble promise à un bel avenir
Bien qu’illégal, le business des réseaux câblés fait l’affaire de beaucoup de familles sénégalaises. Malgré les nombreuses plaintes des distributeurs formels, l’activité semble promise à un bel avenir. Mieux, elle attire de plus en plus de jeunes qui se frottent bien les mains, au grand dam des grands opérateurs.
Des câbles qui se confondent avec ceux de la Sonatel et/ou de la Senelec : un tel décor est visible dans plusieurs quartiers de Dakar et d’autres villes du pays. Sans règle aucune, sans la moindre organisation, des personnes ont envahi le secteur de la distribution clandestine de chaînes de télévision privées. Ce business appelé communément « réseaux câblés », bien qu’illégal, fait l’affaire de nombreux consommateurs.
Même si les opérateurs formels comme Canal Horizons dénoncent une injustice et s’estiment lésés, le secteur ne cesse d’attirer du monde. Un soleil de plomb chauffe le quartier de Hann Maristes, à Dakar. Pendant que certains cherchent refuge sous l’ombre, Toumany, lui, la casquette bien vissée, un rouleau de câble autour du bras, escalade des murs. C’est le fournisseur maison du coin. « Je suis en train de monter un appareil qui permet de renforcer la puissance du signal. Quand nous n’avions pas beaucoup de clients, cet appareil pouvait le faire. Maintenant, plus la distance est longue, plus la capacité est faible. Il faut ce type d’appareil pour satisfaire tout le monde », explique-t-il. Pour les détails, il n’en dit pas plus et nous renvoie à son patron, Diadji. Comme s’il baignait dans la plus grande légalité, il explique au détail près ce business. Même s’il refuse de donner le prix des abonnements qu’il achète, Diadji estime que les prix pratiqués sont très bon marché pour les ménages. «Avec 2.500 francs CFA, tu as accès à presque toutes les chaînes de télévision.
Des chaînes sportives aux chaînes sénégalaises, aucun programme ne vous échappe. Par exemple, dit-il, celui qui vend les décodeurs (NDLR : Canal Plus). Avec un abonnement de 5.000 francs, tu n’as presque pas de chaîne de sport. Or, avec nous, tu as vraiment l’embarras du choix. On peut tout nous reprocher, mais la vérité, c’est que nous faisons l’affaire des populations », plaide Diadji. A Dakar comme dans les autres régions, le business est bien présent et est très prisé par les consommateurs grâce à son accessibilité.
A Hann Maristes par exemple, avec plus de 100 clients, si chacun paye 2.500 francs, la recette est importante. Du côté des consommateurs, on se frotte presque les mains. Selon Mass Soumaré, un résident de la Cité Fadia, quand la conjoncture économique est compliquée, il faut savoir s’y adapter. « Un abonnement à Canal Plus coûte au moins 12.000, pour une panoplie de chaînes de télévision. Or, avec le réseau câblé, je ne paye que 3.000. Le choix est vite fait. Même si la qualité n’est pas la même, même si ce n’est pas très légal, ça règle des problèmes. Si vous allez dehors, vous verrez les câbles surplomber toutes les maisons, cela veut dire que la demande est très forte, et les gens n’ont pas forcément les moyens de payer les décodeurs classiques », reconnaît-il.
UN BUSINESS TRES RENTABLE
Sans doute un des précurseurs des réseaux câblés à Guédiawaye, dans la banlieue de Dakar, Balla Canal s’est aujourd’hui reconverti dans la vente de voitures depuis son retour d’Italie. Grâce à cette activité, il a pu faire beaucoup de bénéfices qui lui ont permis de se payer un voyage en Italie. «A l’époque, il n’y avait que le bouquet Canal. L’abonnement était de 20.000 francs par mois, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Dès que les gens ont vu que je leur offrais le même service que Canal Plus à 5.000 francs, ils n’ont pas hésité à profiter de l’offre. J’avais au moins 200 clients. C’était très rentable. En moins de deux ans, j’ai pu faire assez d’économies pour voyager. Aujourd’hui, c’est un cousin qui a pris le relais. Il s’en sort très bien, malgré la forte concurrence », témoigne Balla Canal, un nom que lui donnent ses fournisseurs, faisant allusion au diffuseur Canal Plus. Arrêté plusieurs fois, son matériel confisqué, cet homme âgé d’une cinquantaine d’années, distributeur attitré de nombreux foyers de Guédiawaye, est toujours dans ce business. C’est comme s’il avait signé un accord avec les opérateurs. Malgré les nombreuses convocations à la police, il ne change pas de métier. « Mais aujourd’hui, il ne distribue plus les chaînes Canal. Les principaux soucis qu’il avait, c’était avec ce fournisseur. Il a décidé de se contenter des chaînes qui n’ont pas forcément de représentants au Sénégal. Mais il ne perd pas au change. Avec les chaînes BeIn, on a presque les mêmes offres que Canal et au même prix », explique Babacar Sène, un de ses fidèles abonnés.
VIDE JURIDIQUE ?
De manière anarchique, mais au vu et au su de tous, les réseaux câblés arrosent les foyers, avec des fils aussi visibles que ceux de de la Senelec et de la Sonatel. Les opérateurs ne semblent plus se cacher. Est-ce à dire qu’ils sont dans la légalité ? Un juriste interrogé sur le sujet affirme qu’il semble y avoir un vide juridique, lequel profite vraisemblablement aux câbleurs. « En réalité, ils payent l’abonnement. Ils ne le piratent pas. Mais le vrai problème, c’est de savoir s’ils ont le droit de le partager avec d’autres utilisateurs et d’en faire un business. Il est difficile d’y répondre. Ce que je sais, c’est que le piratage gagne du terrain, et l’absence d’un cadre réglementaire etjuridique clair y est pour beaucoup. Si mes souvenirs sont bons, le groupe Canal Plus Sénégal avait décidé de combattre ce phénomène avec des plaintes, des conférences de presse… Mais on n’a pas besoin d’être expert pour savoir que la bataille est perdue d’avance pour lui. Les réseaux sont toujours aussi nombreux », analyse notre juriste.
Du côté de Canal Plus, on ne blâme pas forcément les consommateurs. Selon un ancien employé de l’opérateur, qui parle du sujet sous le couvert de l’anonymat, c’est plutôt les câbleurs qui sont à l’indexe. « Comme les câbles sont visibles, beaucoup finissent par penser que c’est tout à fait légal. Quand j’étais là-bas, à Canal Plus, nous avions mené toutes sortes de batailles, mais le mal reste profond. Les câbleurs ne sont pas du tout inquiétés », dit-il, presque résigné.
CANAL PLUS SEUL CONTRE TOUS ?
Malgré des plaintes à la pelle, Canal Plus Horizons n’arrive pas à mettre un terme au phénomène. Si certains ont décidé de suspendre la diffusion des chaînes du groupe via les réseaux câblés, d’autres continuent d’en profiter. « Dans notre quartier, à Guédiawaye, explique Amadou Sy, presque toutes les familles sont connectées à ces réseaux. Je suis sûr que s’il n’y avait pas cette offre, aucune d’elles ne serait connectée. Je me souviens d’avoir été l’un des rares à disposer d’un décodeur. Ma maison refusait du monde pendant les week-ends. Mais depuis que ces réseaux sont arrivés, les ménages regardent la télévision dans leur intimité », dit-il. Fatigué de voir des câbleurs lui dérober son marché, CanalHorizons a fait arrêter et emprisonner plusieurs acteurs. Mais, si beaucoup continuent d’exercer l’activité, c’est parce qu’ils estiment être en règle. Actif dans le secteur depuis le début des années 2000, Éric révèle qu’« un cahier des charges avait même été signé par la société de redistribution d’images de télévision par voie de câbles, qui regroupe tous les acteurs ». Mais selon cet ancien propriétaire de réseau, ce cahier des charges n’octroyait pas le droit « de commercialiser les programmes des chaînes cryptées comme le bouquet de Canal ou celui de BeIN ».
LES CONSOMMATEURS SE FROTTENT LES MAINS
Ibrahima Guéye ne s’en cache pas, les réseaux câblés font l’affaire pour lui. Passionné de football, il ne rate pas les grands championnats européens. Mais face à une conjoncture économique peu favorable, il n’est pas sûr de pouvoir payer 12.000 francs par mois pour un abonnement. « La qualité des images est nettement meilleure avec les décodeurs classiques, mais quand on doit payer la facture d’eau, d’électricité, il faut savoir s’adapter. Avec 3.000 francs par mois, j’ai l’embarras du choix entre les programmes. Je ne me plains pas », dit-il sans détour. Pour ratisser large, BassirouNgom, lui, a suspendu son abonnement. « Avec les décodeurs classiques, dit-il, je ne pouvais pas brancher plus d’une télévision. Puisque j’ai deux épouses, pour éviter les problèmes, j’ai décidé de m’abonner aux réseaux câblés. Avec 5.000 francs, chacune de mes épouses a ses chaînes de télévision dans sa chambre, et tout le monde est content », sourit-il.