UN PASSÉ À RECOMPOSER
Attendus dimanche face au Japon, les Lions de la Teranga, aux trajets divers et parfois chaotiques, affichent à ce stade du Mondial le meilleur profil du continent africain - Objectif : faire mieux que leurs illustres prédécesseurs d’il y a seize ans
Quand le président de la République sénégalaise, Macky Sall, son ministre des Sports et le patron de la fédération nationale de football sont sortis du vestiaire du Spartak Stadium, mardi à Moscou, ils ne faisaient pas la chenille, mais on n’en était pas loin. Tandis que Robert Lewandowski, buteur star du Bayern Munich et de la sélection polonaise, traversait sans dire mot la zone mixte avec l’œil anthracite du T-1000 dans Terminator 2, les joueurs sénégalais répondaient aux questions de la presse sur un air de fête, se chahutant derrière les micros entre deux éclats de rire. La dernière des cinq équipes africaines à se lancer dans cette Coupe du monde était donc la première et la seule à y avoir réussi son entrée, grâce à une victoire 2-1 contre la Pologne, quart de finaliste du dernier Euro. Et, par-delà le résultat de ce match qui opposait aussi les deux sélections les mieux coiffées du tournoi, les belles ressources démontrées par les Sénégalais, tant dans l’application collective à bien défendre que dans l’explosivité et la spontanéité de ses offensives, laissaient augurer d’un beau parcours, sous réserve de confirmation dimanche face au Japon - vainqueur surprenant de la Colombie (2-1) dans le même groupe.
L’ombre et les leçons
Ce n’est que la deuxième fois que le Sénégal prend part à une Coupe du monde. Le seul précédent remonte à 2002, quand les Lions de la Teranga d’El-Hadji Diouf, Salif Diao et Henri Camara avaient battu la France championne en titre lors du match d’ouverture, avant de se hisser jusqu’en quart de finale - aucune équipe africaine n’a jamais fait mieux. Les jeunes Lions connaissent par cœur l’histoire, un brin écrasante, ne serait-ce que parce que leur sélectionneur Aliou Cissé, l’un des totems de ce Sénégal record et un ancien défenseur du Paris Saint-Germain, est là pour en porter l’ombre et les leçons. Lui qui a succédé à Alain Giresse il y a plus de trois ans a eu du temps pour se préparer à refaire le coup. Il est du cru, connaît les rouages, semble tenir son groupe dans un mélange de rigueur et de proximité humaine hérité de son sélectionneur d’alors, le Français Bruno Metsu. Autant de données exceptionnelles pour une sélection africaine, d’ordinaire plus volontiers tenues par des coachs étrangers venus assurer une pige commando de dix-huit mois maximum avant de détaler à la première crise de nerfs, de résultats ou de primes. Et même sans lui, ses hommes auraient du mal à oublier dans quel sillage leur aventure russe vient s’inscrire : outre les considérations sur le match réussi et les performances de chacun, les journalistes, du Sénégal, de France et d’ailleurs, ne leur parlent que de ça.
Ce à quoi ils répondent poliment, avec déférence et patience, comme pour s’acheter la paix. «2002 ? Oui bien sûr, je me souviens, assure M’baye Niang, 23 ans, attaquant du Torino en Italie, désigné homme du match contre la Pologne, lui qui a marqué le deuxième but et initié le premier. Ils ont construit une belle aventure, à nous d’écrire la nôtre.»Eux, surtout, aimeraient bien parler d’autre chose. Qui, dès lors qu’on y vient, anime les visages sous les masques des grands pros passés par les gros clubs : «Enthousiasme», «plaisir», «famille». «Au-delà de son expérience, le sélectionneur nous fait passer cette idée qu’il faut qu’il y ait plus de joie que de pression dans le fait de jouer pour la première fois une Coupe du monde», avance Salif Sané, 27 ans, excellent lors du match, qui va découvrir la Ligue des champions avec Schalke la saison prochaine. «Tout le monde vous dira que le premier match d’une Coupe du monde est compliqué, mais on a essayé de jouer avec notre insouciance. Ça aurait été terrible d’arriver sur le terrain avec la frousse», prolonge son partenaire de charnière centrale Kalidou Koulibaly, 27 ans, qui évolue à Naples, désigné en 2018 meilleur défenseur d’Europe par l’observatoire du football du Centre international d’études du sport. «Il y a bien sûr une force de 2002 qui se transmet,poursuit-il, mais même si tout le monde y pense, le football a beaucoup changé.»
Au vrai, quand bien même ils auraient suivi l’épopée de l’époque en gamins de 6, 9 ou 12 ans qu’ils étaient, la plupart se rêvaient sans doute accomplir pareil exploit sous un maillot d’une tout autre couleur. Car seule la moitié des joueurs convoqués en Russie sont nés au pays. Les autres, tels Niang, Sané et Koulibaly, ont vu le jour et grandi en Europe : en Italie, en Espagne mais surtout en France, où ils ont pu figurer dans les sélections nationales de jeunes avant d’opter pour la terre d’origine de leurs parents - une demi-douzaine d’entre eux furent internationaux espoirs français. Et de fait, une partie du job d’Aliou Cissé consiste à se rendre en France non seulement pour superviser les performances des ressortissants sénégalais évoluant à Rennes, Metz ou Bordeaux, mais pour convaincre de jeunes binationaux talentueux que jouer une Coupe du monde à leur âge ne se refuse pas - quitte à ce qu’on commence par les considérer d’un œil défiant à Dakar.
Ancrage français
Passé l’évocation du passé glorieux, un reporter sénégalais lance d’ailleurs M’Baye Niang sur ce thème, sensible pour lui, que les médias nationaux ont longtemps accusé d’avoir choisi son drapeau par défaut, une fois mis en échec son sinueux parcours de virtuose ravi trop tôt par les mirages dorés du Milan AC, et après avoir longtemps maintenu ambiguë sa vocation à défendre les couleurs d’un pays plutôt que l’autre. Le natif des Yvelines balaie la question : «Aujourd’hui j’ai marqué mon premier but en sélection, on va parler des choses positives. Je n’ai aucun regret, je suis heureux, et ça me permet de montrer ce que je vaux.» Son sélectionneur, qui l’a convaincu de choisir le Sénégal l’an dernier, n’a eu de cesse de tresser ses louanges depuis lors, parlant de lui comme de «l’un des joueurs les plus talentueux de cette équipe», dont la tête d'affiche serait plus volontiers Sadio Mané (attaquant de Liverpool, passé par Metz), bien que celui-ci se soit peu illustré mardi. Kalidou Koulibaly, que Didier Deschamps a un tant lorgné alors qu’il jouait déjà pour le Sénégal, résout l’équation à sa manière : «Je mesure tous les jours d’où je viens, je saisis la chance que j’ai. Je joue pour mes amis et les Sénégalais de Saint-Dié [sa ville d’origine, dans les Vosges, ndlr] comme je joue pour les Sénégalais de Dakar.»
Lui veut voir dans l’ancrage français de nombre de ses partenaires un atout : «C’est une force d’être nombreux ici à avoir le même parcours, d’avoir été formés ensemble ou joué dans les mêmes sélections jeunes, de retrouver ici des garçons ayant débuté comme moi à Metz [qui entretient un partenariat avec une académie de formation et détection à Dakar]. Ça donne des repères communs, et ça amplifie la dimension de famille.» A ce tronc s’agrègent harmonieusement des trajectoires plus ou moins édifiantes ou cabossées, de types nés en Afrique qui auront eu la chance de ne pas tomber dans les fameuses filières d’agents véreux, et d’être repérés pour achever leur formation sur le Vieux Continent. Des histoires candides de gosses de Dakar qui auront découvert la neige en s’engageant à 20 ans en Norvège dans des clubs logés non loin du cercle polaire, avant d’exploser en Turquie ou en Angleterre.
Mais tous les chemins ne mènent pas au marché européen. Gardien titularisé mardi et doyen de la sélection, Khadim N’Diaye, 33 ans, a connu un trajet autrement tourmenté, qui se lit sur ses avant-bras criblés de cicatrices dont on peine à croire que ce sont là les morsures de crampons : de débuts comme attaquant desquels il a gardé une aisance balle au pied rare à son poste, d’une vie de gamin des rues de Dakar vampirisé par le goût de la bagarre jusqu’à être «sauvé par le football»,comme il aime à le répéter. Entre tous, c’est le seul à exercer son talent sur le continent africain (à Conakry, en Guinée), et celui qui paraît le plus évidemment ému d’être là : «J’ai dû beaucoup me battre pour arriver ici, ça a été très, très compliqué… Mais je n’ai pas baissé la garde. Sur ce chemin difficile, j’ai rencontré une famille, à qui je dois d’être ici : mon club d’Horoya, en Guinée, qui m’a donné du temps et la chance de jouer, pour être compétitif, m’exprimer et participer à une Coupe du monde avec mon équipe nationale. Je veux les remercier, les féliciter.»
«Etat d’esprit»
Le Sénégal de 2002 transpirait la Ligue 1 à chacune de ses lignes - vingt et un des vingt-trois soldats d’alors pointaient dans le championnat de France. Avec son amalgame de revenus de loin et de talents postés dans les quatre grands championnats (Allemagne, Angleterre, Espagne, Italie), la mouture 2018 de la sélection accomplit à sa manière quelque chose de la révolution française à la base de la victoire de 1998, portée par la première génération d'exilés éprouvés au plus haut niveau européen.
Interrogé dans l’Equipe à la veille du Mondial, Aliou Cissé rappelait quel parcours d’embûches constituait pour des joueurs évoluant dans ce confort-là de franchir les éliminatoires de leur continent : «Ne pas perdre de matchs en Afrique, ça veut dire quelque chose. Tu vas dans des coins, ce n’est pas du foot. Il fait 45 ° C sur des terrains impraticables où tu ne peux pas faire deux passes, où la sécurité n’est pas assurée. Ça demande un état d’esprit. Ce n’est pas évident pour des joueurs qui jouent dans des stades magnifiques en Europe. J’ai beaucoup de respect pour eux.» Une façon de dire que ses adversaires en Russie peuvent bien se présenter bardés de références (les faits d’armes en Ligue des champions des cadres polonais, par exemple), le plus dur est peut-être derrière ses lionceaux.