LE JOURNALISME ÉTAIT POUR MOI UN INSTRUMENT DE COMBAT
JEAN-PIERRE NDIAYE
Jean-Pierre Ndiaye a 78 ans. Mais à voir ses dreadlocks, certes entièrement blanchis, le bracelet fait de cauris qui entoure sa main droite, son torpédo et les manches de son pull over entortillées et dont le nœud tombe sur sa poitrine on lui donnerait l’âge d’un jeune homme. Sa poignée de main est vigoureuse et ses gros yeux embusqués derrière des lunettes correctrices ne cessent de frétiller. Que ce fut dur pour lui arracher cette interview ! Son agenda explose. A Dakar, Jean-Pierre Ndiaye passe ses journées à honorer mille et un rendez-vous avec des camarades de promotion, des parents et les membres de sa famille… politique et philosophique. La plupart de ses camarades de promotion au collège Sainte Marie de Hann mène quasiment une vie de reclus du fait de l’âge. Jean-Pierre Ndiaye lui est encore sur le terrain. Vous vous demandez, sans doute, si "Grand bi" comme l’appellent ses cadets de l’époque senghorienne, entretient encore la flamme idéologique maoïste. "On me pose partout cette question", reconnaît-il entre deux effluves de cigarette. Nous lui avons posé, nous aussi, à La Gazette, la même question.
Ami et complice intellectuel de Jean Paul Sartre, il est de ceux qui croient que "l’homme se fait en se faisant". Refusant la fatalité ou Amor Fati, Jean Pierre Ndiaye croit à la puissance de la volonté humaine. "Ay ndogal Yallah, non", avertit-il, l’index droit jouant le signe du refus. Et alors, comment explique-t-il ses retrouvailles avec Senghor ? Tout est parti d’un article à Jeune Afrique à la suite de la mort du jeune Omar Blondin Diop. Le papier "caresse" Senghor et foudroie les universitaires français qui étalent un lyrisme de gauche dans la presse hexagonale. Senghor, admiratif devant tant de courage, brise le rideau de fer.
Jean-Pierre Ndiaye venu à Dakar à l’invitation de Sununet, une association de la Diaspora sénégalaise, est rentré comme il était venu : toujours bien calé à Gauche. Relisons avec lui quelques pages de sa vie mouvementée.
Vous vivez depuis longtemps à étranger, cela fait combien d’années que vous êtes en France ?
Je suis arrivé en France en 1952 dans le même bateau que Manu Dibango. A l’époque, le bateau s’arrêtait à Bordeaux et les étudiants se dispersaient dans les différentes universités françaises.
Vous aviez une bourse ?
Non j’y suis allé clandestinement. Je suis parti de Guinée où mon père était affecté comme chef comptable des Chargeurs, une compagnie maritime. C’était durant la guerre d’Indochine. Dans le bateau, la majorité des passagers étaient des soldats recrutés du Cameroun, du Congo Brazzaville, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, etc. De Conakry, le bateau a fait escale à Dakar où beaucoup de Sénégalais voulant s’engager dans l’armée française sont montés. Arrivé en France, je me suis installé chez mon cousin, Joseph Ndiaye, militant de la Fédération des étudiants d’Afrique noire francophone (Feanf).
Avez-vous continué vos études en France ?
Oui. J’ai fait mon secondaire à Toulouse, après je suis revenu à Dakar pour faire la troisième. Je me suis inscrit au Collège des Maristes parce qu’à l’époque nombre de Sénégalais ne pouvaient pas aller à Van Vollenhoven où il n’y avait presque que des Blancs. J’étais de la même promotion que les Faty Alioune, Cheikh Alioune Ndao (écrivain), Gallo Diop, Mamadou Ndoye, entre autres. Ils sont tous rentrés quand ils ont fini leurs études. Moi, j’ai préféré rester en France et prendre le courant révolutionnaire symbolisé par l’Algérie.
Vous avez fait le journalisme ?
Non je ne suis pas journaliste, après mes études de sociologie, j’ai travaillé à la statistique. Pour moi, le journalisme est un instrument de combat. C’est comme cela que j’ai négocié avec Bachir Ben Yahmed pour travailler dans son journal.
Quand avez-vous, justement, connu M. Ben Yahmed, directeur de Jeune Afrique ?
On s’est connus en 1961. C’était quand j’écrivais mon premier livre Enquête sur les étudiants noirs en France. Dans mes travaux, j’ai interrogé les étudiants africains des différentes cités universitaires françaises. J’ai fait deux fois le tour de la France pour aller à leur rencontre. Pour l’exploitation de l’enquête, j’avais recruté des étudiants et c’est là qu’on m’a recommandé d’aller voir Béchir Ben Yahmed pour qu’il me soutienne financièrement.
Je suis allé le voir, il m’a donné une somme qui est l’équivalent de 400 euros aujourd’hui. Quand le livre est sorti, il l’annonce dans son journal. Nos liens se sont créés à partir de là. Il m’a demandé de travailler avec lui comme je voyageais beaucoup et que je m’intéressais aux mouvements de libération nationale, notamment en Algérie et au Vietnam. De même, je fréquentais le Parti communiste français, très puissant à l’époque où j’avais beaucoup d’amis parmi les étudiants et les professeurs. Beaucoup de mes aînés sénégalais comme Tidiane Baïdy Ly étaient membres du parti communiste.
Quelle a été le l’attitude du pouvoir d’alors face à ces étudiants militants communistes en France ?
Le régime d’ici ne pouvait pas les contrôler quand ils étaient encore en France. Ces gens-là avaient une vision révolutionnaire de la société sénégalaise. Or nous étions dans un contexte de guerre froide avec l’affrontement des deux blocs. Le Sénégal qui occupe une position stratégique attirait les principaux services de renseignements français, américains et israéliens. Ils avaient tous une antenne à Dakar.
Pourquoi cet intérêt pour le Sénégal ?
Par rapport au continent africain et le reste du monde, le Sénégal notamment Dakar est à la pointe de l’Afrique. C’est une ouverture vers Madagascar, l’Europe, les Etats-Unis et l’Amérique Latine. Donc c’est une position stratégique dans la guerre froide. Dans ce contexte, chaque bloc voulait contrôler ce point central du monde.
Même s’il y avait un bouillonnement intellectuel et beaucoup de militants communistes…
Ils ont tous été neutralisés. Le régime les avait repérés, certainement même avant qu’ils n’arrivent. Le ministre de l’Intérieur Jean Collin connaissait tous ces jeunes révolutionnaires par cœur. Ces gens-là ne pouvaient travailler ni dans la fonction publique ni dans le privé constitué principalement par le patronat français. Il faut que les gens se rappellent ce qui s’est passé ici. C’était le pays le plus contrôlé par l’impérialisme international, c’est mon point de vue. L’Amérique qui était à la tête de l’impérialisme avait une responsabilité géopolitique. D’ailleurs, c’est pour cela qu’elle a pris le relai dans la guerre du Vietnam quand les Français ont été battus.
Voulez-vous donc dire que les révolutionnaires qui étaient revenus au pays étaient finalement dans une aventure sans lendemain ?
Oui. C’est la vision que Senghor et les autres avaient de ces gens-là. Mais, ils avaient une motivation forte. Un révolutionnaire, il est porté par une flamme, une vision existentielle. Il est toujours projeté par la justesse de sa cause qui lui donne de la force et de l’énergie pour tenir sur cette voie. Tous ces révolutionnaires étaient étouffés et mis à l’écart de la société. Après toutes les études qu’ils avaient faites, ces gars-là dépendaient de leurs proches. Leurs parents ne les comprenaient pas.
Mais est-ce qu’il n’y avait pas de décalage entre l’idéal des révolutionnaires et les croyances du peuple ?
(Il saute de son fauteuil, claque les doigts…)
Evidemment ! Il y avait un décalage ! Sil n’y avait pas de décalage, le pouvoir néo-colonial n’allait pas continuer d’avoir une prise sur la société sénégalaise. Ces révolutionnaires étaient conscients du décalage, mais cela ne les empêchait pas de lutter pour essayer de transformer la réalité. C’est pour réduire ce décalage que le révolutionnaire se bat afin que le peuple puisse avoir de l’oxygène et respirer par lui-même. Maintenant, ce rôle qu’il se donne engage sa vie. Dans ce contexte de l’époque, ils avaient aussi comme adversaires les confréries religieuses qui ne pouvaient pas les soutenir.
Parce pour elles, il n’était pas concevable de soutenir des gens qui n’admettaient pas l’existence de Dieu. Ils étaient en contradiction avec la société dans laquelle ils sont nés, mais ce n’était pas leur problème. Le président Senghor était mieux placé pour comprendre les forces traditionnelles. Il était également bien placé pour comprendre les Français, lui qui est agrégé de grammaire, il a grandi en France, écrivain français, membre du parti socialiste avec Lamine Guèye, il comprenait à merveille ce décalage. C’est pourquoi, il restera longtemps au pouvoir.
Mais vous avez cheminé avec Amadou Mahtar Mbow un proche de Senghor, comment expliquez-vous ce revirement ?
Après la fusion entre l’Ups et le Pra-Sénégal, Mbow Mahtar et Assane Seck se sont rapprochés de Senghor. C’est Abdoulaye Ly qui sera isolé dans ce rapprochement. Il va rester très seul jusqu’à sa mort. Mbow est un patriote réaliste, il n’est pas un révolutionnaire, il ne peut pas l’être, sa nature et sa conviction ne cadrent pas avec l’idéal révolutionnaire. Quand il intègre le gouvernement, Senghor va lui confier le poste le plus important, celui de l’Education nationale. Ce ministère avait le plus grand budget. Contrairement à Mbow, Abdoulaye Ly sera à la tête du ministère de la Santé qui était à l’époque le département le plus dur avec un budget faible et des infrastructures sanitaires quasi inexistantes.
N’y avait-il pas derrière ces nominations une volonté de Senghor de briser la carrière de Ly ?
Bien sûr ! C’était une manière de lui dire. "Vous êtes révolutionnaire, voilà la réalité"
Est-ce que vous aviez des liens avec ces révolutionnaires ?
J’avais toutes les informations. J’étais à l’extérieur bien que j’aie choisi la voie révolutionnaire. Je suivais tout ce qui se passait en Algérie, au Vietnam et en Afrique. J’étais en rapport permanent avec les Amilcar Cabral par l’intermédiaire de l’Algérie qui était un carrefour de tous les mouvements de libération nationale. Même certains dirigeants Chinois avaient de la sympathie pour moi. J’étais très informé sur tout ce qui se faisait dans ce mouvement. C’est comme aux Etats-Unis, j’étais en contact avec les mouvements noirs notamment celui de Malcom X.
N’est-ce pas un risque à l’époque ?
C’est un choix. Je me suis dit, si je vais au Sénégal je serai fonctionnaire et je ne pourrai pas exprimer mes idées. Je ne pourrai pas suivre tout cela je serai dans les ministères ou conseiller avec une carrière prometteuse comme mon père en a fait dans le privé ou encore mon frère. Mais, la carrière ne m’intéressait pas. J’ai suivi une autre voie, c’est un choix. C’est pourquoi à 78 ans je suis comme cela avec des dreadlocks. Je ne suis pas une star, ni un musicien, c’est un choix essentiel et ma vie est faite de cela. Maintenant c’est à moi de trouver des moyens de faire face aux conséquences de cette vie et d’assumer ce choix.
Il y a des gens très importants qui m’ont soutenu dans ce choix. Je pense à Jean-Paul Sartre, à Alioune Diop de Présence Africaine. A chaque fois j’étais convoqué à la de police pour m’entendre dire "bon écoute, tu es Sénégalais tu vis en France, tu vas aux Etats-Unis, tu as fait un bouquin sur les noirs américains, l’impérialisme américain, mais n’oublie pas une chose, il ne faut pas amener ce problème des noirs américains en France". C’est Alioune Diop qui venait me défendre. De même, Landing Savané et d’autres de sa génération diffusaient certains de mes bouquins qui ne pouvaient pas rentrer ici avec les librairies. Bon, bref, Abdoulaye Ly a fait le même choix que moi, mais il était dans le pays, il a été écrasé. C’est terminé c’est tout !
Est-ce qu’il vous est arrivé par exemple de conseiller les révolutionnaires qui sont restés au pays ?
Après mai 68, Mbow ne voulait plus rester dans le gouvernement parce que la crise avait pris une dimension extraordinaire. Senghor a trouvé la solution en proposant à Mbow d’aller à l’Unesco. Ce n’était pas évident qu’un Sénégalais devienne directeur général de l’Unesco. Cela veut dire que Mbow a été patient et il a compris la vision du "vieux". Maintenant en Africain, je peux dire que ma rencontre avec Mbow relève plutôt du destin.
Quelle était alors votre position politique ?
C’était de soutenir. Dès que j’ai compris, en un moment donné, je me suis rendu compte que le Sénégal était complètement bloqué avec un homme qui contrôlait tout et un ministre de l’Intérieur qui avait tout compris notamment le rôle du Sénégal par rapport au monde.
Malgré tout, vous avez gardé le contact avec les partis politiques d’opposition notamment Majmouth Diop ?
Alors il ya une chose : quand Senghor tout d’un coup accepte la présence de quatre partis basés sur une conception idéologique et doctrinale variée, c’est qu’il s’est rendu compte que maintenant ce Sénégal a atteint un niveau de maturité et qu’il faut une évolution. Il a compris ce qu’il faut faire pour sauver le régime. En plus de cela, il y avait une pression mondiale très forte. C’est en faisant cela qu’il a pu entrer dans l’Internationale socialiste. D’ailleurs, c’était le seul pays africain à intégrer cette organisation. Senghor va par la suite libérer tous les détenus politiques.
Vous vous êtes retrouvé après…
Oui, on s’est réconcilié après.
A tous les niveaux ?
Il se trouve que pendant tout ce temps j’avais été un opposant irréductible du pouvoir sénégalais à qui je reprochais de ne pas donner la liberté d’expression et de penser. Si une personne ne parle pas, on lui a enlevé la liberté fondamentale, celle de sa dignité d’être homme. Un pays comme le Sénégal ne devait pas connaître ce sort. Mais, quand, il y a eu une ouverture démocratique, j’ai accepté de me rapprocher de lui.
Dites-nous comment vous vous êtes "réconcilié" avec Senghor ?
Je peux situer cela à la mort de l’étudiant Omar Diop Blondin. Omar je l’ai connu jeune. J’avais 20 ans de plus que lui. Il a intégré "Normal Sup", l’une des écoles les plus prestigieuses de France où on entre par concours. Maintenant le pays était en ébullition. Lors de la visite de Pompidou qui était un ami de Senghor, des jeunes ont brûlé le centre culturel français. Les frères d’Omar sont arrêtés et jugés. Ils sont condamnés à perpétuité.
Pour Omar toutes les conditions sont réunies pour qu’il se lance dans la bagarre contre ce régime. Il décide de venir libérer ces détenus. Quand il m’en a parlé, je lui ai demandé de ne pas y aller. J’avais conscience que ce pouvoir était très puissant. Ils sont partis. Mais, ils sont interceptés au Mali et extradés au Sénégal. Quand il meurt, toute la presse française de gauche comme de droite critiquait Senghor puisque Omar était un normalien.
Et il semble que le début de vos retrouvailles soit parti d’un certain papier que vous avez signé dans Jeune Afrique ?
Exact ! En réunion de rédaction, Ben Yahmed, Sennen et Siradiou m’ont dit que je devais faire quelque chose puisque j’étais dans le mouvement de Gauche. J’ai écrit un texte dans Jeune Afrique pour déplorer la mort du jeune Omar, mais aussi montrer que ces Français qui critiquent Senghor étaient récemment ses solides soutiens. Certains professeurs ont même bénéficié d’une carrière prestigieuse à l’université de Dakar grâce à Senghor. J’ai également demandé au président de tirer les leçons de cette mort du jeune Omar pour procéder aux réformes qui s’imposent et que le peuple attend de lui. Senghor a apprécié mon courage et c’est là que nous nous sommes rapprochés petit à petit.
Bibliographie
- Enquête sur les étudiants noirs en France, Paris, Réalités africaines, 1962, 318 pages.
- "Les Noirs aux Etats-Unis pour les Africains", en collaboration avec J. Bassens et C. Poyas, Paris 1964, 184 pages.
- Elites africaines et culture occidentale, Paris, Présence africaine, 1969, 217 pages.
- Négriers modernes, Paris, Présence africaine, 1970, 128 pages.
- La jeunesse africaine face à l’impérialisme, Paris, Maspero, 1971, 196 pages.
- Monde noir et destin politique, Paris Et Dakar, Présence africaine, Nouvelles éditions africaines, 1976, 198 pages.