VILLES AFRICAINES, CONFIGURATIONS DES POSSIBLES…
(…) Le sentiment que l’on retire du passage dans des villes africaines, malgré leur diversité, est celui de la densité d’abord, d’une intense énergie circulant, d’une vitalité débordante, d’un dynamisme, d’un bourdonnement, d’une créativité, mais aussi d’un chaos, d’une congestion, d’une étroitesse, d’un étouffement, d’une indécision quant à leurs formes à venir, d’une incongruité parfois, d’une contemporanéité de plusieurs mondes (plusieurs époques s’y côtoient, plusieurs styles architecturaux, plusieurs manières d’habiter l’espace public, entre ville et campagne, entre briques et broc…).
A Bobo Dioulasso, c’est d’abord la terre rouge, la moiteur de l’hivernage, qui d’emblée vous interpelle, le vrombissement des motos Zémédjan, l’ambiance des maquis, les marchés, les grands boulevards augurant d’une ville future en construction. Impressions d’un Faso austère qui bourgeonne et silencieusement pousse.
Kigali est une ville ordonnée, propre, dont les espaces verts sont rigoureusement entretenus, les chantiers délimités, les espaces publics aménagés, les citadins respectant les normes, l’interdiction est faite aux vendeurs de poser leurs étals sur les trottoirs. Même les gares routières ne sont pas bruyantes et colorées, y règne ordre et rigueur (Preuve que dans une ville africaine l’ordre peut être de rigueur). La vitesse limitée à 80km à l’heure sur les montagnes, la nature est majestueuse, quelque chose de victorien s’y ressent. Il manque cependant à cette ville un brin de folie et d’imprévu.
Alger la blanche a l’élégance un peu surannée, ses bâtisses sont décrépis, des taxis qui ne s’arrêtent pas, des avenues larges bordées d’édifices publics et juste à l’encoignure, une médina, un marché traditionnel, un souk, une autre ville, un autre temps.
Bamako la poudreuse s’ouvre par une porte, comme une ville antique, puis des avenues longues et larges, des édifices à l’architecture soudano-sahélienne, des ponts à traverser, surplombant rivières en contrebas, des noms de quartiers évocateurs, Hamdallaye, Djicoroni…
Nouakchott est quant à elle une ville plate, étalée, aérée, peu dense, blanche aussi, en extension.
Abidjan est la ville lagunaire, fière et somptueuse, fortement dotée en infrastructures, on sent que son urbanisation a été pensée comme un tout, elle est quelque peu marquée par les stigmates du conflit politique, mais elle renaît.
Dakar est une ville tumultueuse et tourbillonnante. Elle est le prototype de la ville palimpseste. Plusieurs couches se sont superposées et sédimentées pour lui donner son visage actuel, qui n’est qu’une configuration des ses multiples possibles. C’est également une ville en mouvement qui continue de se créer. Ce mouvement, on peu le regarder comme significatif des dynamiques sociales, économiques et culturelles en cours.
Aujourd’hui, Dakar est une ville de 3.5 millions d’habitants avec une banlieue proche et lointaine (Thiaroye, Pikine, Guediawaye, Parcelles assainies, Yeumbeul, Keur Mbaye Fall), avec un centre ville, des quartiers résidentiels et semi-résidentiels, des quartiers populaires, avec sa Porte du Millénaire, sa Place du Souvenir Africain et sa problématique Statue de la Renaissance.
Son engorgement croissant, lié à sa position géographique de presqu’île qui lui permet difficilement de s’étendre, constitue un défi majeur pour son développement à tel point que la fondation d’une nouvelle capitale administrative est à l’étude depuis 2010.
(…) Ville étouffante, elle n’a plus de poumons malgré la proximité de l’océan atlantique, pas d’espaces verts ; ville en perpétuel chantier, les migrations internationales l’ont reconfigurée, les immigrés (Italie, France, USA) sont devenus des créateurs de quartiers. Les dynamiques sociales, démographiques, économiques, se sont imposées et on produit une ville non pensée, non rêvée, grandissant de manière anarchique, alors qu’une ville est un espace de vie, mais également de projection de notre devenir.
L’impératif qui est celui du continent depuis les indépendances est de retrouver son propre mouvement. Le chanteur Pacheco prophétisait qu’en l’an 2000, Dakar serait comme Paris, ce n’est pas le cas et c’est une excellente chose. Il ne s’agit pas de reproduire de pâles copies de Paris, Berlin, New York. Luanda, Lagos ou Nairobi, ne doivent pas non plus ressembler à Dubaï, Singapour ou Shanghai. Nos villes doivent nous ressembler. Elles doivent exprimer la forme de vivre ensemble que nous avons choisi, [ce qui suppose au préalable que nous ayons profondément réfléchi et résolu l’interrogation sur qui nous sommes et qui nous voulons être, sur notre modèle de vivre ensemble]. Notre mode particulier d’être au monde (mode d’existence particulier) qui définit nos identités, doit se refléter dans la personnalité de nos villes.
Ville rêvée : espace de projection de notre devenir
L’œuvre de réinvention de soi et urgente et Fanon (les damnés de la terre) procédant à une critique des imaginaires de la modernité occidentale, nous enjoint de ne pas être des pâles imitateurs : « Ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des Etats, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent, dit-il.
L’humanité attend autre chose de nous et cette imitation caricaturale est obscène. Si nous voulons transformer l’Afrique en une autre Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays, ils sauront mieux faire que les mieux doués d’entre nous. Mais si nous voulons que l’Humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui ou l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, alors il faut découvrir… ».
A ce moment de mon propos, j’aimerai m’adresser à vous architectes africains.
Vous dont le métier est l’art d’imaginer, de concevoir, et de réaliser des édifices, d’agencer des formes complexes, vous dont l’expertise va chercher dans plusieurs ordres de savoirs et dont la dignité est d’être une science plus proche des arts et métiers que de la technique.
La Ville est l’œuvre humaine par excellence. Elle est une production. Elle a un aspect fonctionnel, pratique, celle d’articuler au mieux la concentration des activités nécessaires à la vie sociale. Les questions de la planification urbaine, de la démographie, celles-liées au rythme croissant d’urbanisation du continent, de l’écologie, de l’énergie, sont des questions importantes qui vous occupent et cela est nécessaire.
J’aimerais cependant vous inviter au-delà de la prise en charge nécessaire de ces aspects, à une réflexion esthétique, sociale, et philosophique sur nos villes.
Nos architectes doivent être des architectes du sahel, du désert, de la montagne, de la savane arborée…. L’architecture ne prend sens qui lorsqu’elle est connectée à la culture, à la société, au climat, bref à la géographie humaine et physique. Cette dernière affectant toute la réalité sociale, la question première semble être comment y répondre. Sa mission est d’être un art de la mise en harmonie de la totalité.
J’aimerais vous inviter à méditer la notion de ville “intégrative”, ouverte, respectueuse de l’environnement et faiblement consommatrice en ressources. Il s’agit de mettre la nature à profit, faire éclairer et réchauffer les espaces d’eaux par l’énergie du soleil capturée et gardée, utiliser des matériaux bioclimatiques, pencher les murs pour laisser passer les alizés et rafraichir nos corps en saison sèche.
Reprendre l’initiative historique, c’est commencer par bâtir ses villes, sur des modèles que l’on a choisit parce que reflétant ses singularités et sa vision du monde.
La ville, avant d’être Cité, est d’abord un espace de déploiement de la vie individuelle. Et à cet égard, dans l’aménagement intérieur de nos demeures, nos architectes doivent prendre en compte la manière dont nous vivons (celle-ci est fortement liée à nos cultures), afin que nous puissions y déployer pleinement nos êtres
Faire de la ville un lieu d’expression de la civilisation que nous bâtissons et du projet que nous avons pour l’humanité : en donnant la parole aux pierres, aux couleurs des bâtisses (rouge ocre), en délimitant des espaces clos et ouverts, en faisant appel au langage universel de l’architecture : celui de l’horizontal (qui évoque le profond, large et le lointain) ; le piqué du vertical et les lignes qui fuient à l’infini (qui dit l’aspiration à l’élévation)
Ils nous faut certes des lieux de vie individuelle, de vie sociale, …mais également des lieux qui abritent et font grandir l’Esprit. Dans nos villes et nos demeures, aménager des lieux pour l’entre-soi, pour l’intimité close qui nous permet de ressentir la vibration essentielle de notre être au monde. Ces lieux ont besoin de formes pures, parfois géométriques et abstraites, mais également de formes complexes et enchevêtrées pour figurer les linéaments des chemins qui font grandir.
Il faut également des lieux de mémoire, des musées, des parcours créés par des designers africains pour donner corps à notre histoire vécue et envisagée, pour matérialiser la vision du monde qui est la nôtre. Il nous faut aussi des lieux de culture, de convivialité, de vivre-ensemble, créer des espaces où nous faisons communauté.
J’aimerai pour terminer vous entretenir d’un rêve, une prospective africaine de la ville, celui de l’architecte Ghanéen Kobina Banning qui a imaginé un Sankofa Garden City Park, dans le centre de Kumasi, la deuxième ville du Ghana, où vous pouvez goûter à l’ultime expérience urbaine africaine : amphithéâtre, stands pour commerçants, réseau de transports urbains, centre de premiers soins, jardin aux plantes indigènes, espaces pour la médiation ou la prière…
Cette construction bien que virtuelle est pourtant fortement ancrée dans la culture ghanéenne. Avant de l’imaginer, Banning, architecte d’origine ghanéenne travaillant aux Etats-Unis, a passé des mois à observer les façons dont les 3,6 millions habitants de la capitale de l’ancien royaume Ashanti, occupaient leur espace urbain. “Kumasi était autrefois appelée la ville jardin et son projet essaie de se réapproprier les espaces informels traditionnels comme point de départ pour examiner l’avenir”.
Le terme de Sankofa est au cœur de son concept : “se nourrir du passé pour mieux aller de l’avant”. Contrairement à ceux qui ne voient que chaos et désorganisation dans les villes africaines, Banning est persuadé que les villes africaines fonctionnent à leur façon. Un chaos “organisé et ingénieux” qu’il a voulu saisir avant de le projeter vers l’avenir.
Faire corps avec les notions de fluidité, d’amovibilité, d’impermanence, de possibles reconfigurations, détourner les objets de leurs usages habituels. Saisir le chaos organisé et ingénieux de la ville, qui fonctionne à sa façon, en comprendre les logiques et les significations et l’articuler de la manière la plus efficiente. Laisser également dans l’édification de nos villes des espaces de créativité, des espaces inachevés, des espaces qui figurent des possibles…
Edifier des villes qui ne grattent pas le ciel, pas parce qu’elles manquent d’ambitions, mais parce que ses habitants choisissent de s’intéresser à ces interstices où l’on se rencontre, où l’on vit et où l’on est pleinement. Ici la construction commence par une destruction, celle du mimétisme et du contournement de soi.
Camus dit dans Noces qu’il s’agit d’entreprendre a géographie d’un certain désert. Et ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre sans tromper leur soif, c’est alors et seulement qu’il se peuple des eaux vives du bonheur.
Par Felwine Sarr,
* Economiste,philosophe, écrivain poète et aussi musicien