«D’EXCELLENTS DANSEURS S’INSTALLENT A L’ETRANGER OU ILS ARRIVENT A MIEUX GAGNER LEUR VIE»
Palabres Avec… Gacirah Diagne, présidente de l’association Kaay Fecc
Figure incontournable de la danse au Sénégal, la présidente de l’Association Kayy Fecc, Gacirah Diagne ne vit que pour son art. Dans cet entretien, elle aborde différents points qui concernent le secteur de la danse au Sénégal.
Dans quelle mesure le secteur de la danse a été affecté par la crise de la Covid ?
La danse a été très affectée. Les arts vivants ont été les plus touchés par cette situation dans le secteur des Arts et de la Culture. La Covid19 impose des restrictions au niveau du corps, de l’espace et du temps qui sont nos outils de travail. Les danseurs ont mis à l’arrêt leurs activités. Ce qui a un effet négatif sur toute la chaîne de valeurs : formation, création, production, diffusion. C’est très difficile de rester inactif pour quelqu’un qui a fait du mouvement son métier. L’impact économique est catastrophique avec pas ou très peu de revenus depuis près d’un an. Mais, en attendant que la situation s’améliore, les acteurs font montre d’une grande résilience.
La presse fait état de 18.000 francs par danseur. Est-ce exact ?
Oui. Le montant correspond à la répartition égalitaire de l’appui alloué au secteur de la Danse dans le cadre du Fonds Covid19 de 3 Milliards.
Combien de troupes compte le secteur ?
Il y a plus de 5000 danseurs au Sénégal. –
Mais qui est danseur et ne l’est pas ?
La loi sur le statut de l’Artiste va régler cette question une bonne fois pour toute. Il faut distinguer la pratique professionnelle et la pratique amateur de la Danse. Les deux sont importantes et dans les deux cas, le nombre de pratiquants est à prendre en compte dans les statistiques et dans les politiques culturelles. Le statut de l’Artiste va également contribuer, je l’espère, à changer le regard porté sur la Danse et les danseurs en particulier.
Peut-on être danseur au Sénégal et vivre de son art ?
Oui et non. Les danseurs, en grande majorité, n’arrivent pas encore à vivre correctement de leur art. Ils se débrouillent. Les débouchés ne sont pas nombreux. Certains s’en sortent un peu mieux en accompagnant les chanteurs, d’autres apparaissent dans les clips vidéo musicaux ou se produisent dans les hôtels, mais peu ont des saisons régulières exclusivement centrées sur la diffusion de la danse en tant que telle dans les cadres dédiés. Beaucoup d’excellents danseuses et danseurs sénégalais s’installent à l’étranger où ils arrivent à mieux gagner leur vie. C’est dommage que cette matière grise ait à s’exporter pour exister. Le niveau d’investissements qui sera consenti dans ce secteur par l’Etat fera la différence. Les talents existent, résistent. La matière première est là. Il faut créer de meilleures conditions d’épanouissement à tous les niveaux de la chaîne et dans tout le Sénégal.
Il reste cependant un secteur où ses acteurs peinent à se professionnaliser ?
Effectivement ! Mais ce n’est pas par manque de volonté de la part des acteurs. Se former exclusivement auprès des grands maîtres de ballets ou de compagnies ne suffit plus de nos jours. Il y a peu d’espaces formels de formation pour les professionnels, qu’ils soient privés ou publics. Une formation globale qui comprend théorie et pratique enseignées toute la journée, tout au long de l’année, pendant au moins trois ans dans plusieurs genres de danse (traditionnel, contemporain, urbain) et matières connexes, couronnée par un diplôme reconnu par l’Etat. Il y a l’Ecole Nationale des Arts, mais ce modèle ne suffit plus. Il y a l’Ecole des Sables qui offre des programmes tant bien que mal, et d’autres structures et compagnies de danse privées dont l’Association Kaay Fecc, qui font de même. Le tout, la plupart du temps, concentré à Dakar. De nos jours, le danseur et le chorégraphe, en dehors de la technique dans laquelle il se spécialise, doit avoir une base élargie de connaissances : un minimum d’administration, la scénographie, la création lumières, les costumes, l’approche digitale ; savoir parler de son travail, etc. Il doit pouvoir avoir accès à diverses institutions de formation et pas seulement à Dakar. La mise en place de l’Ecole Nationale des Métiers des Arts du Spectacle, annoncée depuis quelques années, fait partie des solutions. Son contenu doit être en phase avec notre temps.
Vous vous sentez toujours orphelins de la fermeture de Mudra Afrique…
Mudra Afrique a découlé d’une vision et d’une volonté politique. C’était un concept innovant à l’époque qui aspirait à créer une génération de danseurs sénégalais et africains outillés et ouverts au monde, qui porterait la création d’une nouvelle esthétique. C’est un modèle dont il faut s’inspirer et à reproduire dans toutes les régions du Sénégal en l’actualisant. Le monde a changé, le milieu de la danse a évolué, le numérique devient incontournable, les modes d’enseignement ont évolué, mais les principes de base sont les mêmes : travail, rigueur, discipline, excellence, intelligence, créativité, pour aspirer à une longue carrière. La question récurrente est celle du financement. L’école a fermé en raison d’un manque de financement régulier.
Justement, que répondez- vous à ceux qui pensent que l’Africain n’a pas besoin d’apprendre la danse…
Je ne perdrai pas mon temps à leur répondre
Comment jugez-vous les nombreuses formes de danse développées au Sénégal, urbaines classiques traditionnelle contemporaine etc..
Il y en a pour tous les goûts, aussi bien pour les danseurs que pour les publics. La diversité de genres et d’expressions est bénéfique. Ces formes ne sont pas toutes au même niveau de visibilité. Elles ont toutes besoin d’être enseignées, développées dans des cadres d’excellence et appréciées par les publics à leur juste valeur. Il faut préserver le patrimoine tout en osant aller vers le nouveau, un phénomène normal et nécessaire. Les danseurs doivent être curieux, les publics aussi, c’est aussi une question de culture générale.
Les ballets se meurent ainsi que les grands danseurs. Ce n’est pas votre impression ?
Plusieurs personnalités de la Danse nous ont quittés ces dernières années et tout récemment. On pense à Youssou Coly (Joe Buschanzi), Moustapha Guèye, Martin Lopy, Thiouna Ndiaye Rose. Paix à leurs âmes. Il est d’autant plus important de porter une attention particulière au secteur de la danse. Des bibliothèques brûlent. De nombreux ballets existent. Ils représentent la diversité et la richesse de notre patrimoine artistique et culturel. On doit les accompagner à développer tout leur potentiel.
Quels sont les plus grands problèmes du secteur ?
Le financement, la formation, les infrastructures, le déséquilibre entre Dakar et les autres régions.
Que vous inspire le statut de l’Artiste ?
Le projet est en discussion depuis 10 ans, c’est donc une bonne chose qu’il se concrétise. Le travail n’est pas fini. Il faut maintenant un rapprochement avec le ministère du Travail pour des compléments sur ce qui touche au code du travail. Les acteurs doivent s’approprier les textes.
Parlons un peu de vous. Dans quel environnement avez-vous vécu jusqu’à faire de la danse un métier ?
Les membres de ma famille sont artistes ou amateurs d’Arts et de Culture de manière générale. Je manifeste de l’intérêt pour la danse depuis que je suis toute petite. Cela a toujours été évident pour moi que j’allais faire carrière dans la danse. J’y évolue depuis plus de 30 ans.
Parlez-nous de votre vécu ?
J’ai grandi à Dakar. J’ai vécu également à Paris et à New York. Mon parcours passe par ces trois villes principalement. Je suis rentrée au Sénégal en 2001. J’ai suivi une solide formation en classique, jazz, moderne et en danse africaine dans ces villes, dont Alvin AiIey Dance Theater Center, et City College of New York. En tant que danseuse interprète et chorégraphe, j’ai dispensé des cours de danse dans plusieurs établissements scolaires et universitaires américains, et tourné aux Etats-Unis et internationalement. J’ai commencé à chorégraphier à partir de 1999. Mes créations ont été présentées aux Etats Unis, au Cameroun, au Burkina Faso, au Niger, au Nigéria et au Sénégal. J’ai également acquis de l’expérience dans les domaines de l’administration culturelle en rejoignant des structures culturelles réputées aux USA, et au Sénégal et occupé le poste de Conseiller Technique, en charge des cultures urbaines au ministère de la Culture du Sénégal dans le cabinet de feu M. Abdoul Aziz Mbaye. En 2011, dans le cadre de l’Association Kaay Fecc, j’ai créé la Compagnie Kaddu, la première compagnie de danse hip hop au Sénégal et participé à la mise en place de la Maison des Cultures Urbaines (MCU), une initiative de la ville de Dakar. Depuis une vingtaine d’années, j’assure la direction artistique et l’organisation de nombreux projets et événements, dont le Festival Kaay Fecc, le Battle National – Danse Hip Hop, l’Urbanation BBoy.
Parlez-nous de vos références ou modèles, des danseurs ou danseuses qui vous ont influencé ou qui vous inspirent
Il y en a beaucoup. Connus ou inconnus. On apprend beaucoup de toutes les personnalités que l’on croise dans une vie. Mais je dois dire que le chorégraphe américain Alvin Ailey m’a marquée par son sens de l’innovation, sa créativité et sa vision. Sa création Révélations, créée en 1960, touche toujours autant les publics. Sa compagnie est devenue l’une des plus réputée au monde. Elle a plus de 63 ans d’existence.
Quel est l’avenir de la danse selon vous ?
Je reste optimiste. L’avenir reste prometteur. Une nouvelle génération de danseurs et chorégraphes est en place. Ces leaders vont prendre en charge les problématiques du secteur et poursuivre ce qui a été engagé pour changer les mentalités. La Covid19 nous a forcés à nous remettre en question, à revoir nos priorités. Le numérique ouvre tout un champ de possibilités. Les artiste danseurs contribuent à créer et véhiculer l’identité culturelle du Sénégal. A ce titre, ils doivent, être respectés.
Comment jugez-vous l’évolution du milieu de la danse urbaine ex battle, street dance, et la prolifération des groupes évoluant dans ce secteur ici au Sénégal ?
Ce n’est que le reflet du dynamisme et du sens de l’innovation des jeunes. Et de leur désir d’être en phase avec leur temps. Certains parlent d’acculturation, mais il ne faut pas oublier que la source des danses urbaines, du hip hop en général, se trouve en Afrique. Il faut continuer à les accompagner pour qu’ils développent leur identité. Ils ont toute leur place dans notre industrie créative. L’un des enjeux majeurs proches est l’accueil des Jeux Olympiques de la Jeunesse par le Sénégal, comprenant la discipline breaking, devenue en 2020 une discipline olympique à part entière.