L'INDIGNATION INTACTE D'AMINATA SOW FALL
L’une des écrivaines majeures de la francophonie continue de scruter, à 77 ans, sa société à travers les abus des puissants et les stratégies de survie des pauvres
Alain Mabanckou la considère comme « la plus grande romancière africaine ». Cette déclaration d’amour publique, prononcée lors de la leçon inaugurale de l’écrivain congolais au Collège de France, en mars 2016, continue de troubler Aminata Sow Fall. A 77 ans, elle ne mesure sans doute pas l’empreinte qu’elle a laissée chez des générations d’écrivains africains. « Il dit ça car il m’aime », sourit-elle, comme une petite fille intimidée. Son dernier livre, L’Empire du mensonge, publié en 2018, raconte le parcours de trois familles issues d’un quartier populaire et dont le destin bascule suite à des inondations.
« La pauvreté n’est pas un délit »
Aminata Sow Fall est une pionnière. Une écrivaine « incontournable », selon Mame-Fatou Niang, professeure de littérature française et francophone à l’Université Carnegie-Mellon de Pittsburgh, aux Etats-Unis. « C’est l’une des rares écrivaines africaines à être classée dans la littérature française et non pas francophone dans beaucoup d’universités américaines », selon elle.
En 45 ans de carrière, cette Sénégalaise, née dans une vieille famille de notables de Saint-Louis, a publié une dizaine de romans et de recueils devenus des classiques étudiés dans les écoles africaines et au-delà. Son écriture sans concession dissèque le délitement de la société sénégalaise post-indépendance. Sous sa plume acerbe, Aminata Sow Fall fustige les puissants, cette « bourgeoisie politico-financière » avide de pouvoir et d’ascension sociale, coupable d’avoir torpillé les espoirs nés de la décolonisation. Et, dans le même élan, elle offre sa voix aux laissés-pour-compte du développement. « La pauvreté n’est pas un délit », répète-t-elle, assise dans le salon cossu de sa villa.
L’ancienne professeure de lettres jure qu’elle ne rêvait pas d’une carrière littéraire. L’écriture est née d’une urgence, à 32 ans. En 1973, après sept ans d’études à La Sorbonne, elle rentre au Sénégal. Mais la joie du retour a vite laissé place à l’écœurement. « La bourgeoisie qui s’est installée après l’indépendance avait renversé nos valeurs. Les riches exhibaient leur argent et méprisaient ceux qui n’en avaient pas. Pauvres, vous n’étiez plus rien », se souvient-elle.
S’en suit un questionnement existentiel qui la pousse, pendant son congé maternité, à donner vie à l’histoire de Bakar, homme intègre mais sans le sou. Les valeurs morales ne se mangeant pas, Bakar sombre dans la décadence pour survivre. Il ira jusqu’à se faire passer pour mort afin de récupérer l’argent de ses propres funérailles collecté par sa famille, qui l’avait abandonné à cause de sa pauvreté…
Une satire réussie
Le Revenant, coup d’essai réussi, a failli pourtant ne jamais être publié. L’éditeur sénégalais le jugeait « trop local » pour le marché international, français en particulier, voie royale pour les auteurs africains francophones. Un argument incompréhensible pour Aminata Sow Fall, qui pense la littérature avant tout universelle. « Tous les peuples se posent les mêmes questions existentielles. Comment vivre ? Comment survivre ? La littérature apporte des réponses. Elle ne peut être locale ! », s’emporte-t-elle encore aujourd’hui, en rabattant un pan de son grand boubou orange finement brodé.
Le livre est finalement publié, trois ans après. Un jour, elle entend à la radio Emmanuel Roblès, membre du jury du Goncourt, dire d’elle dans une chronique : « Cette jeune dame, il faut la suivre. » La prédiction s’avérera bonne. La Grève des bàttu, deuxième roman publié en 1979, lui ouvre les portes des salons littéraires. Cette satire réussie met en scène une révolte de mendiants à Dakar. Aminata Sow Fall renverse, le temps de l’intrigue, les rapports de pouvoir entre riches et pauvres. Cette fois encore, l’écriture part d’une révolte intérieure et questionne la condition humaine.
« Un jour, un politicien a traité les mendiants de “déchets humains” qu’il fallait débarrasser de Dakar pour attirer les touristes. Pourtant, les riches ont besoin de ces mendiants qu’ils méprisent mais à qui ils font l’aumône [obligation sociale et religieuse au Sénégal]. Ils donnent, non par générosité, mais pour obéir à une prescription de leur marabout. Ils font l’aumône pour obtenir un poste par exemple. Je me suis donc demandée : et si tous les mendiants, pour protester contre le mépris des riches, refusaient d’accepter leurs offrandes ? »
Le roman au ton ironique, qui raconte le choc psychologique causé par cette révolte inattendue, est salué par la critique. Présélectionné pour le Goncourt 1979, cette deuxième œuvre obtient le prestigieux Grand Prix d’Afrique noire en 1980. Traduite en plusieurs langues, dont le mandarin, elle est portée à l’écran en 2000 par le cinéaste malien Cheick Oumar Sissoko.
Refus de se définir comme féministe
Ces nouveaux riches avec leurs signes ostentatoires, Aminata Sow Fall les abhorre. Elle préfère la pudeur bourgeoise dans laquelle elle a été élevée. Son père était trésorier général pour la Banque de France dans le Sénégal colonial. Marié à trois femmes, il a installé sa famille nombreuse dans une confortable maison saint-louisienne. Il meurt quand Aminata a 8 ans. Sa mère, première épouse, deviendra la cheffe de famille. « J’ai grandi dans une famille heureuse et unie. Ma mère nous a élevés dans la bienveillance, sans nous brimer. Ses valeurs morales suffisaient à nous guider. »
La matriarche, figure récurrente dans l’œuvre d’Aminata Sow Fall, réunit autour d’elle, lors de repas dominicaux, la future élite du pays. Ce sont les camarades de ses enfants, élèves au prestigieux lycée Faidherbe de Saint-Louis qui forme alors les cadres de l’Afrique francophone. Un « cocon » dans lequel Aminata Sow Fall s’épanouit. Dans un Sénégal encore sous administration coloniale et conservateur, elle brise certains clichés. Ses parents ne lui imposent pas les corvées ménagères, fardeau des fillettes de son âge. Cette liberté lui offre un temps précieux pour dévorer les ouvrages de la bibliothèque familiale.
« Personne ne trouvait anormal que je lise autant », précise-t-elle. Au milieu des livres de tout genre, une œuvre française la fascine, Tristan et Yseult, lue « une cinquantaine de fois » et dont elle peut réciter des passages par cœur. « J’étais frappée par la puissance de l’irrationnel de cette histoire. Le filtre d’amour allait à l’encontre de ce que je pensais de l’Occident. Pour moi, les Occidentaux vivaient dans un monde cartésien et logique. J’avais donc des points communs avec ce monde. »
Le succès de l’écrivaine coïncide avec l’émergence d’autres auteures africaines sur la scène littéraire francophone comme Mariama Bâ, auteure d’Une si longue lettre, disparue en 1981. Mais Aminata Sow Fall place sa focale sur d’autres thèmes que l’excision ou la polygamie, sujets attendus par la critique. Même si ses œuvres parlent de « femmes fortes », elle refuse de se définir comme féministe. « Au lieu de demander aux femmes de scander “Je suis l’égale de l’homme”, il faut d’abord leur apprendre à organiser leur vie, à soigner leur enfant, à acquérir des connaissances. Il faut leur donner les moyens de se défendre », affirme-t-elle.
« Une posture d’observatrice »
Mais alors, comment se défendre en tant que femme dans une société patriarcale ? « Il faut éduquer les garçons et nourrir la confiance des petites filles en elles-mêmes », répond-elle. « Je ne me suis jamais demandée si j’étais capable de faire ce que fait un homme car, dans ma famille, filles et garçons étaient traités à égalité. Je n’ai pas souffert de ce complexe », martèle-t-elle, en faisant tinter ses nombreux bracelets.
Ses détracteurs l’ont alors jugée en déconnexion avec la réalité des femmes sénégalaises. Des féministes lui en ont voulu. Comme cette professeure américaine de l’Université de Yale qui a refusé qu’un de ses élèves fasse une thèse sur la Sénégalaise, au motif qu’elle ne défendait pas les femmes dans ses écrits. L’histoire d’un malentendu, selon l’universitaire Mame-Fatou Niang, auteure de travaux de recherche sur la romancière : « On a voulu lui coller une étiquette féministe car c’est une écrivaine. Or, dans ses œuvres, Aminata Sow Fall a une posture d’observatrice, elle n’est pas dans le jugement. »
Même défiance à l’égard de la négritude. Au pays de Léopold Sédar Senghor, son attitude détonne et elle s’en amuse. « Au Sine Saloum [région d’origine de Senghor], les gens n’ont pas le besoin de revendiquer leur négritude car ils la portent en eux. Senghor s’adressait plutôt aux philosophes racistes pour qui l’Afrique n’a pas de civilisation », se justifie-t-elle. Dans le roman L’ex-père de la nation (1987), certains critiques ont cru reconnaître dans le personnage principal – un dictateur déchu – la figure de Senghor. Ce que la romancière a toujours nié, elle qui répète à l’envi « ne pas faire de politique ».
Valoriser les langues nationales
Avec le premier président sénégalais, Aminata Sow Fall a en partage un goût pour la littérature et la culture. Comme lui, elle valorise les langues nationales. Elle parsème ses romans de mots en wolof, comme dans La Grève des bàttu, ce dernier mot signifiant l’écuelle que tendent les mendiants aux passants. Cet enracinement l’a poussée à éditer ses livres au Sénégal et à rester vivre au pays de ses sept enfants. L’un d’eux, le célèbre rappeur Abass Abass, a hérité de sa passion pour les mots. « Il dit que mon éducation morale imprègne ses textes, ce qui me touche beaucoup », confie cette grande amatrice de musique, rap inclus.
La doyenne des lettres sénégalaises mène une vie discrète dans la capitale. Elle sort peu, comme pour se protéger de la violence sociale ambiante. A ses yeux, l’émergence économique pour tous promise par les dirigeants successifs n’a pas comblé le fossé entre pauvres et riches. Bien au contraire, il s’est creusé. Un soir, au théâtre, elle est estomaquée par le spectacle qu’offre une partie du public. Des hommes et des femmes font pleuvoir des billets sur les griots sur scène. Manière ostentatoire d’exhiber leur fortune. Cette nuit-là, la colère s’est réveillée en elle. « Quelle tristesse ! Ces sommes auraient pu aider bien des pauvres », lâche-t-elle, toujours plus indignée, à 77 ans.