LES JOURNAUX CONTRAINTS À LA TRANSITION NUMÉRIQUE
Avec près de 300 sites, la presse sénégalaise vit un réel chamboulement - Aux Etats-Unis, une étude de l’Université de Caroline du Nord, révèle que près de 1.800 journaux ont disparu depuis 2004 - Le mal qui guette le Sénégal pourrait être plus profond
Avec près de 300 sites, décompte en cours, la presse sénégalaise vit un réel chamboulement. Aux Etats-Unis, une étude de l’Université de Caroline du Nord, révèle que près de 1 800 journaux ont disparu depuis 2004. Le mal qui guette le Sénégal pourrait être plus profond. Entre des ventes en baisse, une publicité qui migre vers le digital, les journaux papiers sont contraints à la transition numérique.
Pour les plus taquins, les coûts de production des sites d’information ne sont pas importants car « la plupart se contentant de se ravitailler chez les quotidiens ». C’est une assertion qui est mise en perspective de la crise que traverse les journaux dits classiques. Entre des coûts de production relativement élevés, des ventes en baisse, une publicité aléatoire, les journaux classiques sont fortement concurrencés par les sites en ligne. Ibrahima Lissa Faye, Président de l’association des professionnels de la presse en ligne (Appel), pense que cette concurrence n’en est pas une véritable : « la presse en ligne et la presse écrite sont complémentaires ». Pour Jean Meïssa Diop, ancien directeur de Grand-Place, l’analyse est différente. Il pense que les journaux classiques sont presque dos au mur, du fait justement de la percée des sites d’information. «Il s’y ajoute que les journaux ne se vendent plus. Il sera difficile de résister à la concurrence des sites en ligne. Cependant, il y a encore des lecteurs qui, mus par le contact physique avec le papier, préfèrent encore « l’archaïsme » du journal papier. Mais, il s’agira de leur proposer un contenu convaincant qui vaille la peine qu’ils conservent cet archaïsme ». Principale source d’information des sites, les journaux papiers n’ont pas vu venir un tel chaos. Si l’on en croit Cheikh Thiam, ancien Dg du Soleil, les précurseurs n’ont pas porté le combat au bon moment. Selon lui, « quand Seneweb, reprenait les articles de journaux au tout début, s’il y avait une riposte dans un élan unitaire, le problème allait être réglé depuis et cela aurait pu servir de jurisprudence. Dommage, les journaux classiques ont laissé un boulevard aux sites d’informations», regrette-t-il.
Sur ce cas précis, Hamadou Tidjane Sy, directeur d’Ouestafnews et d’Ejicom, est d’avis que la reprise systématique des articles des quotidiens a porté un sacré coup à la compétitivité de la presse papier. « Dans d’autres pays, ils ont régulé les droits privés. Même sur les moteurs de recherche, il y a une part des recettes publicitaires qui est reversée au quotidien dont les articles apparaissent sur ces moteurs de recherche », analyse-t-il.
De précurseurs à derniers
Soleil Online, Sudonline ou encore Walf.net. A la fin de 1998, ces trois sites étaient adossés respectivement aux quotidiens Le Soleil, Sud Quotidien et Walfadjri. Différents journaux qui ont tous eu, donc, la bonne idée de créer un support en ligne en plus du format papier. Mais ils n’ont jamais su les faire décoller pour diverses raisons. Ancien directeur général du quotidien Le Soleil, Cheikh Thiam estime que c’est parce que l’investissement n’a pas été à la hauteur. «Le site n’était que le reflet du journal papier. Il n’y a pas eu une rédaction dédiée au site. C’est pourquoi nous n’avons jamais profité de notre avance », a-t-il expliqué. Malick Ndao, ancien rédacteur chef du journal Sud Quotidien parle d’absence de modèle économique. «Nous avions une équipe dynamique dédiée au site. Mais il n’y a pas eu le modèle économique derrière. A l’époque, personne n’imaginait que les sites d’informations allaient avoir un tel impact », regrette-t-il.
Modèle économique
Personnel, salaires, papier, voitures de reportage, imprimerie…les coûts de production sont élevés pour la presse papier. Ceci ajouté à la baisse drastique des ventes rend le quotidien des journaux papiers très compliqués. Selon Hamadou Tidjane Sy, journaliste et directeur de l’école Ejicom, la presse papier n’a pas le choix, elle doit s’adapter sur tous les plans. «Même le lectorat est en train de changer. Aujourd’hui, plus on est jeune, moins on aime le papier. Il y a certes une partie du lectorat qui est attachée au papier, mais il se rétrécit de jour en jour. Et tant que le lectorat se réduit, la publicité se rétrécit avec. L’annonceur a besoin de visibilité », prévient-il. Poursuivant son analyse, M. Sy fait une analogie avec les pays développés, «beaucoup de médias ont tout simplement fermé parce qu’ils n’étaient plus adaptés. Au Sénégal, nous n’en sommes pas encore là, peut-être. Mais, c’est inéluctable. La publicité est en train de migrer vers le numérique. Il y a encore de la pub dans certains journaux certes, mais le marché va se rétrécir. Ceux qui existeront sont ceux qui auront su s’adapter ». Et si le problème était beaucoup plus complexe. Ce n’est pas un secteur qui est en crise mais tout un système. Pour Issa Sall, ancien directeur de publication de Nouvel Horizon, tant que le gouvernement ne s’intéressera pas à l’économie de la presse, beaucoup de journaux seront dans des difficultés. «Même si les annonceurs vont vers les sites, les revenus de ces derniers sont encore maigres. C’est tout le modèle qu’il faut revoir », analyse-t-il.
Directeur du groupe Afrikome éditeur du journal Stades, Mamadou Ibra Kane, par ailleurs président du collectif des éditeurs et patrons de presse du Sénégal (Cdeps) n’est pas que l’Etat de droit doit être plus fort pour protéger les journaux classiques. «Il y a des règles qui sont là, elles n’attendent qu’à être appliquées. Aujourd’hui, même la Sodav devrait s’intéresser à la situation. Les gens pillent des journaux au vu et au su de tous. La presse fait de la production intellectuelle. Elle devrait être protégée au même titre que les artistes », plaide-t-il.
Réorienter le papier
Selon Mamadou Ndiaye, directeur de la communication, du numérique et du Pôle Editions du Groupe E-Media Invest, la situation actuelle s’explique essentiellement par le manque d’anticipation de la presse classique. « L’avènement des Tics s’est accompagné de nouveaux besoins dans tous les domaines, y compris l’information. C’est ce créneau que les journaux en ligne ont envahi. Non pas parce qu’ils ont été innovants, mais parce que la demande était là. La preuve, il n’y a presque pas de business model derrière », constate-t-il.
Mais pour lui, le papier ne peut pas disparaître. Cependant, il lui faut un second souffle. «Il faut une étude sérieuse sur les besoins des consommateurs, il faut proposer des contenus très spéciaux qui sont hors de portée des sites. Ce sont des créneaux qu’il faut renouveler en tenant compte des besoins des consommateurs et des annonceurs », préconise-t-il. Un des premiers journalistes blogueurs du Sénégal, Basile Niane directeur de SocialNetLink estime que le modèle économique des journaux papiers était essentiellement basé sur la publicité. Or, elle a migré vers le digital qui offre plus de visibilité. «Il y a une génération qui est en train d’émerger. Et, elle est digitale. Si on ne la capte pas on est mort. Et le numérique lui-même est en constante mutation. Même les sites qui ne font que du copier-coller sont menacés », alerte-t-il. Aujourd’hui presque tous les contenus sont monétisés, mais encore faudrait-il qu’ils soient de qualité. «Il faut une stratégie mûrement réfléchie, définir sa cible et ses attentes. C’est ce qui rentabilise les sites. Mais il faut reconnaître que nous sommes encore aux débuts » d’une révolution, a-t-il analysé.
Toutefois, même si la publicité migre progressivement vers le digital, elle devra s’y adapter. Selon le président de l’Appel, Ibrahima Lissa Faye, la loi sur la publicité date de 1983. «Elle a besoin d’être revue et adaptée à la réalité actuelle », suggère-t-il.
MAMADOU IBRA KANE, PRESIDENT CDEPS
«Que l’Etat accompagne la transition numérique »
Mamadou Ibra Kane, président du conseil des éditeurs et diffuseurs de la presse au Sénégal, est sans ambages : « Dans 05 ou 10 ans, il n’y aura presque plus de presse écrite ». Parce que dit-il, la population connectée n’a pas besoin de journaux. «Ceux qui s’en sortiront sont ceux qui auront diversifié les ressources. Aujourd’hui, sur les 23 quotidiens sénégalais, il y a 15 à 20 qui tirent à moins de 10 000 exemplaires. Et la grande majorité ne tire même pas 3 000 exemplaires. La presse sénégalaise est en crise. Elles n’a pas assez de ressources pour exister », alerte-t-il. C’est ce qui fait que la transition numérique de la presse est inéluctable. « Pour que la presse en ligne prenne le relais, il faut que le modèle économique soit là. C’est l’impératif de mettre en place un modèle autre que celui des clics. Il ne s’agit pas d’aller vers le numérique les yeux fermés », dit-il. Et M. Kane de poursuivre,
En comparant avec les pays développés, M. Kane note que rares sont les médias qui ont un nombre de visiteurs qui leur permet de s’autofinancer ou d’être rentables. Même chez les grands médias américains, l’information gratuite ne leur permet pas de survivre. « Il faut un nouveau système de rémunération des contenus. D’ailleurs l’union européenne est en train de lutter contre les Gafa qui ne payent pas d’impôts et qui ne rétribuent pas les droits d’auteur. Donc le problème est mondial. Mais en attendant, il faut continuer à se battre pour rester en vie. Dans d’autres pays, c’est l’Etat qui finance la transition numérique. Il faut financer les médias vers cette migration. Il y va de la crédibilité de la démocratie », dit-il.