DÉCADENCE D’UNE GRANDE POURVOYEUSE D’EMPLOIS
De 13.000 à 15.000 employés rien qu’à Thiès au début des indépendances, Dakar-Bamako-Ferroviaire (DBF) en compte aujourd'hui moins de 600 qui bizarrement, perçoivent leurs salaires sans rien faire - Plongée dans les méandres de cette entreprise
Les chemins de fer constituaient la plus grande pourvoyeuse d’emplois au Sénégal. Au début des indépendances, il y avait 13.000 à 15.000 employés rien qu’à Thiès. Aujourd’hui, Dakar-Bamako-Ferroviaire (DBF) compte moins de 600 employés qui, bizarrement, perçoivent leurs salaires sans rien faire, en ce sens qu’il n’y a plus d’activité ferroviaire. «L’AS» plonge dans les méandres de la décadence de cette entreprise, grande pourvoyeuse d’emplois.
L’histoire de la ville de Thiès est étroitement liée à celle du chemin de fer, d’où son appellation de capitale du rail. Avec ses deux gares et les ateliers principaux du chemin de fer, Thiès était le point de convergence de toutes les destinations, à l’époque de gloire du train au Sénégal. Durant cette période, presqu’un carnaval s’offrait aux yeux des populations à midi, devant la direction de la Société Nationale des Chemins de Fer du Sénégal (Sncs) sise au quartier Ballabey et abritant les ateliers.
Et pour cause, des milliers de travailleurs sortaient des usines du chemin de fer à bord des motos et autres véhicules. Cheminot à la retraite, Cheikh Ahmed Tidjane Sow considère que le chemin de fer est le précurseur de toutes les grandes structures économiques au Sénégal. Assane Ndiaye, le premier Directeur Général des Postes, était le responsable postal du chemin de fer. Ce qui signifie que le chemin de fer disposait d’un service postal performant. Le premier service approvisionnement était également assuré par le chemin de fer. Il en est de même pour la première structure de transit, la plus grande imprimerie d’Afrique.
En effet, ce sont des imprimeurs ferroviaires qui ont créé l’imprimerie Gutenberg à Dakar. Le chemin de fer est également le précurseur des centres informatiques. Le Centre Informatique de la Régie (CIR) date de 1947 et a aidé pendant plus de 30 ans le Sénégal à traiter les salaires des fonctionnaires. Dans le domaine du sport, le chemin de fer a joué un grand rôle d’autant qu’il a mis en place l’Union Sportive du Dakar-Niger puis l’Union Sportive du Rail. Des horlogers, des cordonniers et des jardiniers travaillaient pour le compte des chemins de fer qui ont mis en place la première structure horticole du pays. La première structure de consommation ainsi que la première structure glacière portent également ses empreintes. Il est également pionnier dans les domaines du tourisme et de la restauration dans la mesure où les hôtels du rail sont les premiers en Afrique.
Les infrastructures hôtelières sont à la base de la création des orchestres du Royal. Mais cette industrie de transport de masse, grande pourvoyeuse d’emplois, a connu une longue traversée du désert ces dernières années. Actuellement, la société connait un arrêt total des activités. Le chemin de fer a été surtout construit à des fins de pénétration coloniale notamment pour relier le Port de Dakar à la capitale d’alors Saint-Louis. Cet aspect ne cache pas pour autant les motivations économiques car la région naturelle du Sine-Saloum est une zone arachidière par excellence. Un spécialiste du chemin de fer considère que c’est une industrie de transport qui règle les questions d’aménagement du territoire, environnementales et sécuritaires. «Aucun pays ne peut se développer, s’il n’y a pas une véritable circulation des biens et des personnes, parce que quand il n’y a pas de mobilité, le troc est obligé de se faire à l’intérieur des zones.
Dans toutes les zones où il n’y a pas un chemin de fer, se crée un particularisme local, comme par exemple en Casamance où les fruits tombent et pourrissent faute d’évacuation commerciale», indique notre interlocuteur. Et pourtant avec le chemin de fer, la Casamance aurait pu être le grenier de toute la sous-région. En terme de transport de masse, aucun autre moyen ne peut concurrencer le chemin de fer. D’ailleurs un train moyen c’est l’équivalent de 50 camions. Mais aujourd’hui, force est de constater que cette industrie est sur une pente raide, après trois longues années d’inactivité.
Et avant la crise consécutive au retrait de la concession, le chemin de fer faisait un train de 35 wagons par jour soit 1.000 à 1.100 tonnes de marchandises, à destination de Bamako et la moyenne mensuelle atteignait même parfois 1,5 train par jour. Cette performance procurait des recettes de plus de 1,2 milliard de Fcfa par mois et pendant ces 3 dernières années, ces recettes sont tombées à zéro franc pour une entreprise qui un personnel de près de 600 emplois directs et 400 indirects rien qu’au Sénégal. Aujourd’hui, beaucoup d’agents admis à faire valoir leurs droits à une pension de retraite n’ont toujours reçu leur pécule de départ à la retraite, pour un montant qui avoisine les 300 millions de Fcfa.
LE COMITE INTER ETATS EST RESTE MUET PENDANT PRES DE 3 ANS
Pour Mambaye Tounkara, secrétaire général du Syndicat Unique des Travailleurs de Transrail (Sutrail) et président du Cadre unitaire des syndicats de Dakar-Bamako Ferroviaire (DBF), le chemin de fer est plongé dans une profonde léthargie depuis 3 ans, pour une gestion transitoire qui était limitée à un an maximum.
L’entreprise est à son deuxième administrateur Ce qui signifie, à ses yeux, que d’autres dispositions organisationnelles étaient prévues à travers sa nomination. Il estime que le statut du comité de transition depuis l’avènement de Dakar-Bamako-Ferroviaire (DBF) a handicapé l’entreprise. «Actuellement, c’est l’administrateur général Kibily Traoré qui a la responsabilité de remettre l’entreprise sur les rails de Dakar à Bamako», indique Mambaye Tounkara avant de confesser que c’est principalement la gestion bi nationale qui est à la base des lourdeurs dans la gestion de la transition. En effet, en résiliant le contrat de concession, les deux Etats s’étaient engagés à sécuriser les salaires en attendant de mettre en place quelque chose.
Selon lui, cet engagement a été respecté par le Sénégal même s’il y a eu quelques fois des retards de salaire qui impactaient sur l’environnement social et aujourd’hui les cheminots sénégalais n’éprouvent aucun retard dans ce domaine. Cette situation est contraire à celle que vivent les cheminots de Bamako qui sont à 10moisd’arriéréesde salaire. Cet aspect montre que le niveau d’engagement n’est pas le même pour les deux Etats. Il s’y ajoute la léthargie du comité inter Etats qui, après la rencontre de 2016, ne s’est plus jamais réuni jusqu’aux 28 et 29 juillet 2019 dernier, pour une instance qui doit gérer une entreprise à travers la prise de décisions majeures. Aujourd’hui, c’est l’arrêt total des activités ferroviaires sur le corridor Dakar-Bamako, qui devait nécessiter des rencontres périodes, car il s’agit d’une situation d’extrême urgence, pour aller dans le sens de reprendre l’activité dans les plus brefs délais. Avec la réunion des 28 et 29 juillet, les Etats s’étaient engagés à débloquer 10 milliards chacun, pour qu’au moins l’entreprise reprenne ses activités, en attendant la mise en place du nouveau schéma institutionnel, mais jusqu’à présent, rien n’a été fait.
A la suite de cette rencontre, il était également prévu une réunion le 2 août, mais jusqu’à ce jour rien ne montre que ladite rencontre s’est effectivement tenue. Mais aux yeux de Mambaye Tounkara, force est de constater que l’Administrateur Général Kibily Touré, qui n’est pas ferroviaire, est cependant en train de faire des efforts extraordinaires, pour la reprise de l’activité. Aujourd’hui, il a usé de ses relations et avec l’accompagnement du Sénégal, pour entamer les travaux de réhabilitation du pont du PK378, détérioré depuis plus d’un an et dans quelques semaines, il sera rouvert. Il s’y ajoute qu’il a pris toutes les dispositions pour que la voie soit revisitée de Thiès à Tambacounda, pour qu’au moins la seule machine disponible soit de nouveau opérationnelle sur la ligne Dakar-Bamako. Les autres machines sont prévues dans le plan d’urgence de sauvegarde avec 12 locomotives et la direction générale n’attend que le versement des Etats soit fait afin que l’argent de la caution soit disponible, pour décrocher la livraison de 4 locomotives, programmée courant mois de décembre 2019.
LA RECRUDESCENCE DES ACCIDENTS, UNE DES CONSEQUENCES DE L’ARRET DES TRAINS
L’arrêt des activités ferroviaires crée des conséquences socio économiques inestimables sur le corridor et dans le pays. En effet, toutes les villes situées sur la ligne connaissaient un bouillonnement économique extraordinaire, surtout autour des gares qui faisaient ainsi vivre beaucoup de populations. Il s’y ajoute selon l’avis de Mambaye Tounkara, la dégradation des routes, la recrudescence des accidents de la circulation. Pour lui, c’est bel et bien l’arrêt de l’activité ferroviaire qui est à la base des accidents car il est clair qu’un autre moyen de locomotion ne peut concurrencer le chemin de fer en matière de transport de masse. Si le chemin était en activité tant au niveau national qu’international avec la ligne Dakar-Bamako en assurant le transport de passagers et de marchandises, jamais ce phénomène des accidents qui inquiète tout le monde ne serait à l’ordre du jour. Au lieu d’en parler dit-il, pour chercher ensembles les bonnes solutions, note Mambaye Tounkara, les élites politiques ont failli à leur rôle en préférant évoquer une problématique du pétrole et du gaz en focalisant le débat sur un supposé vol de ces ressources, qui ne sont même pas encore exploitées. Et pendant ce temps le chemin de fer, la première société de l’Afrique Occidentale Française est totalement aux arrêts et tout le monde fait comme si de rien n’était alors que les conséquences sont énormes. Devant une telle situation, le Port Autonome de Dakar (PAD) est en train de perdre sa valeur, parce que les bateaux font plus de temps, faute d’évacuer rapide du fret, ce qui induit des dépenses supplémentaires. L’impact de l’arrêt du train est passé par là, car le chemin de fer parvenait à évacuer plus de 10% du fret annuel au Port, de 3 millions de tonnes. De l’avis de Mambaye Tounkara, jamais les camions avec leur mono bloc, ne pourront assurer correctement le transport du fret à parti du Port.
LES URGENCES, POUR SAUVER CE QUI PEUT ENCORE L’ETRE
Malgré la complexité de la situation du chemin de fer au Sénégal, tout n’est pas encore perdu et la réalisation de certaines urgences peut remettre le train sur les rails. Il y a d’abord selon Mambaye Tounkara, la nécessité de débloquer les 10 milliards de Fcfa, qui découlent des engagements pris par les Etats lors de la rencontre de juillet, pour au moins permettre à l’Administration Générale d’avoir les moyens qu’il faut, pour aller très rapidement dans le sens de refaire les parties critiques de la voie notamment entre Tambacounda-Kidira, Bamako-Kayes et de chercher des locomotives d’ici la fin du mois de décembre. Si ce processus est déclenché, il s’agira maintenant d’aller vers la reprise du trafic voyageur, le Petit Train de Banlieue (PTB), ayant été plombé par le Train Express Régional (TER). C’est ainsi que le syndicaliste suggère la mort du PTB et le reversement de son personnel dans celui de DBF pour la réouverture des lignes Dakar-Saint-Louis, Dakar-Kaolack, Diourbel-Touba, qui sont des voies métriques qui peuvent bien être consolidées. De la même manière que l’Etat a débloqué des moyens importants pour accompagner le TER, il doit pouvoir le faire pour DBF, pour faire renaître ce trafic. Donc, l’urgence est que l’Etat mette tous les moyens pour que l’entreprise puisse reprendre ses activités.