ACHILLE MBEMBE, L'UNIVERSEL AFRICAIN
Auteur d’une œuvre qui dénonce le « brutalisme » et les dérives totalitaires de l’ère contemporaine, le philosophe camerounais cherche à penser les bases d’une nouvelle humanité et « créer du vivant à partir de l’invivable »
Auteur d’une œuvre qui dénonce le « brutalisme » et les dérives totalitaires de l’ère contemporaine, le philosophe camerounais cherche à penser les bases d’une nouvelle humanité et « créer du vivant à partir de l’invivable ».
Il est des fantômes qui accompagnent les vivants et les marquent à jamais. Les pas de l’historien et philosophe Achille Mbembe, depuis sa plus tendre enfance, sont portés par ceux de Ruben Um Nyobè, leader nationaliste camerounais tué par l’armée française, puis effacé des mémoires par le régime camerounais après l’indépendance. « L’histoire de Um Nyobè m’a longtemps hanté et a marqué ma trajectoire intellectuelle au point que l’écriture a été, pour moi, un acte de réparation », explique le philosophe, qui est l’un des penseurs les plus en vue d’Afrique francophone.
Né en 1957, à une soixantaine de kilomètres de Yaoundé, dans une famille qui a vécu dans sa chair la guerre pour la libération du Cameroun (de 1955 à 1962), Achille Mbembe a grandi, dit-il, « au sein de trois imaginaires : celui autochtone traditionnel transmis par les contes lors des veillées, celui chrétien de l’univers biblique, et celui de la lutte anticoloniale », ce dernier hérité de sa grand-mère. L’un de ses oncles, fils de cette maquisarde analphabète qui savait lire le monde invisible, a été tué, le 13 septembre 1958, aux côtés du leader nationaliste Ruben Um Nyobè dont le cadavre fut traîné, de village en village, par les forces armées françaises. Acte de profanation suprême pour le peuple Bassa. Acte de terreur, aussi, à une époque où l’armée française avait pour habitude de planter, sur des piques bordant les routes, les têtes des indépendantistes tués.
Dix ans d’éloignement
C’est à Achille Mbembe que l’on doit la publication des écrits de Mpodol (surnom de Um Nyobè qui signifie « le porte-parole » en bassa), qu’il a exhumés des archives nationales camerounaises lors de ses recherches pour ses études d’histoire ; il attendra d’être à Paris, où il poursuit son doctorat, pour les rassembler dans deux ouvrages publiés chez L’Harmattan, Le Problème national kamerunais (1985) et Ecrits sous le maquis (2004). Le premier est immédiatement censuré au Cameroun et vaudra à Achille Mbembe une convocation à la direction de la communication, autre nom des services de renseignement. « Pendant dix ans, je n’ai pu rentrer chez moi, même pour la mort de mon père », raconte Achille Mbembe. Il ne pourra revoir sa terre natale qu’en 1992, et sous protection de l’ambassade américaine. Son retour retour définitif en Afrique, ce fut d’abord le Sénégal, à Dakar où, de 1996 à 2000, il dirige le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), le plus grand institut de recherche du continent. Puis il part pour l’Afrique du Sud où, depuis vingt ans, il est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand (Johannesburg) et chercheur au Wits Institute for Social and Economic Research (WISER).
L’extrême violence de la colonisation a été non seulement l’origine de son engagement d’historien, mais elle ponctue toute sa réflexion, depuis ses premiers travaux jusqu’à ses derniers ouvrages, dont Sortir de la grande nuit (La Découverte, 2010), Politique de l’inimitié (La Découverte, 2016) et Brutalisme (La Découverte, 246 p., 17 euros). Dans ce nouvel essai, il analyse lucidement les dérives de notre monde contemporain – aussi bien les postcolonies que les démocraties libérales occidentales. Le néolibéralisme transforme l’humanité en « matière et énergie » et un développement technologique sans frein floute la distinction entre l’humain et l’objet. C’est toute la compréhension de l’humain qui s’en trouve bouleversée.
Grand lecteur du psychiatre et militant anticolonialiste martiniquais Frantz Fanon et de Michel Foucault, Achille Mbembe a su non seulement sortir du paradigme camerounais pour penser l’Afrique mais, très vite, sa réflexion a porté sur des problèmes civilisationnels et politiques globaux. La mondialisation tend à appliquer, partout et envers tous ceux jugés inutiles au capitalisme, ce qui était jusqu’alors réservé aux Africains, transformés lors de la traite esclavagiste transatlantique en « corps-objet », « corps-outil ». C’est là « le devenir-nègre du monde » qu’il dessine dans Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013).
La « frontiérisation » des espaces
Le basculement s’est fait avec De la postcolonie, essai paru en 2000 chez Karthala, dont la réception a été plutôt confidentielle en France et que La Découverte réédite aujourd’hui. Cet ouvrage incontournable est devenu un classique pour qui travaille sur le postcolonialisme, courant dont ne se réclame pas Achille Mbembe. « Les critiques postcoloniales constituent le point de départ de la pensée de Mbembe, mais pas son point d’arrivée », explique la philosophe Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences à Paris-VIII. L’essai a connu un grand succès outre-Atlantique, aux Etats-Unis, où le penseur camerounais a enseigné dans les plus grandes universités – Columbia, Duke, Harvard –, mais aussi au Brésil.
« De la postcolonie est un livre de rupture dans ma réflexion. Je l’ai écrit aux Etats-Unis où j’ai découvert les traditions philosophiques afro-américaines et juives. Cette rencontre a été un moment décisif dans ma vie intellectuelle et m’a permis de me penser, non plus comme Camerounais, mais comme Africain. C’est là que la question de l’Afrique s’est posée à moi d’un point de vue conceptuel et politique », analyse l’auteur. Dans Brutalisme, il dénonce d’ailleurs la « frontiérisation » des espaces qui entrave la liberté de mouvement des femmes et des hommes à l’intérieur du continent, mais également sur l’ensemble du globe.
Achille Mbembe décrit un monde où, y compris au sein des démocraties libérales, « l’état de guerre se répand au sein de l’état civil »
« La frontière est devenue le nom de la violence organisée », écrit-il, « le lieu de la non-relation » où s’opère le « déni d’une humanité commune », à tel point que le monde se transforme en une multitude de camps où l’on parque des populations, y compris des enfants, que l’on ne saurait accepter chez soi, réactivant ainsi la haine de l’autre. Revenant sur le développement de la technologie au service d’une surveillance généralisée, Achille Mbembe décrit un monde où, y compris au sein des démocraties libérales, l’état d’exception devient la norme, où « l’état de guerre se répand au sein de l’état civil », et où les polices emploient des armes habituellement utilisées sur les champs de bataille. « Naturalisation de la guerre sociale », le brutalisme est le symptôme de « l’âge de la prédation et de l’extraction » qui tue notre planète. C’est « l’âge de la combustion du monde ».
Un certain pessimisme traverse son œuvre. Il s’en défend affirmant qu’une double interrogation l’habite : « Comment apprendre à gagner à nouveau ? Comment vivre quand il est interdit d’être vivant ? ». C’est tout le projet de son œuvre qui interroge les modalités du renouveau en Afrique, là où les femmes et les hommes ont dû « recréer du vivant à partir de l’invivable », écrit-il dans Brutalisme.
Achille Mbembe porte en lui une foi inébranlable. Malgré tout. Ancien membre de la Jeunesse étudiante chrétienne camerounaise, il est un lecteur assidu de la Théologie de la libération (1971) du prêtre et philosophe péruvien Gustavo Gutiérrez, d’Ernst Bloch, mais aussi du philosophe camerounais Jean-Marc Ela, sa « lumière », auteur du Cri de l’homme africain (L’Harmattan, 1980), réflexion fanonienne sur le thème de la libération à partir de la perspective théologique. « L’Evangile est la “bonne nouvelle”, celle d’une nouvelle espérance. Les temps ne sont pas finis, professe Achille Mbembe. Ils sont là, devant nous. Cela nous interdit de nous résigner mais nous engage sur des nouveaux chemins de responsabilité, afin de construire la communauté, celle d’une nouvelle humanité, dans laquelle se reconnaissent toutes les nations. »