AMBASSADE D'ESPAGNE
Pleurer les 480 morts en mer en étant restés insensibles aux autres tragédies du quotidien qui charrient plus de morts, c’est avoir accepté le statut que les Européens nous ont défini : des sous-hommes qui doivent rester dans leur ghetto…
En 2007, dans les colonnes de l’éphémère quotidien « Place Publique », Omar Sharif Ndao étale dans un reportage la grande tragédie des Sénégalais qui affrontent alors l’écume des mers pour prendre d’assaut l’Europe. Sur la plage de Hann, il y trouve la célébrité de ce système clandestin, un personnage haut en couleurs, qui vend du voyage casse-cou aux aventuriers du désespoir. Son surnom : « Ambassade d’Espagne »…
Tout est dans ce sobriquet. La tragédie part de cette discrimination insupportable qui veut que le voyage vers l’Europe constitue un délit pour un Africain. Le cérémonial chinois afin d’obtenir un titre de séjour pour un Africain est une insulte permanente à laquelle nos compatriotes répondent à leur façon. Rebaptiser « Ambassade d’Espagne » un sombre passeur et considérer comme un visa sa bénédiction surréaliste… Puisque les Etats africains laissent faire l’Europe et l’Amérique !
Cette année, l’hécatombe reprend de plus belle. Elle vient couronner une longue période de disette des familles en situation précaire. En réalité, depuis 2017, l’économie est tournée vers la réélection de Sa Rondeur. En 2017, la campagne pour les législatives a lancé l’assaut. Les moyens dépensés s’ajoutant au ralentissement des activités gouvernementales. Tout est fait depuis pour assurer sa réélection : des cadeaux en veux-tu, en voilà, des projets pharaoniques inachevés, le débauchage des moins récalcitrants. 2018 est surtout une année durant laquelle la « politique politicienne » prend le pas sur toute autre considération rationnelle. L’Exécutif se sera mis au service de la réélection du président sortant, que les chiffres des législatives ne rassurent alors pas du tout : sa coalition ne s’en sort qu’avec 49,7 % des suffrages malgré tous les moyens parfois inavouables déployés. A la présidentielle, avec ça, c’est le deuxième tour assuré, synonyme d’abattoir…
La campagne présidentielle de 2019 sera surtout une débauche de moyens frisant l’indécence. Les caravanes de militants sillonnant le pays aux frais de la princesse, les petits et grands cadeaux pour ramener de l’électeur dans son camp, pendant que l’activité économique est à l’arrêt, hormis celle qui fait tourner la machine électorale : confection de tee-shirts, casquettes, banderoles, sono, affiches etc. Pendant ce temps, les entreprises qui vivent des marchés publics attendent leur dû…
Passée la présidentielle, retour à la dure réalité : les finances publiques sont exsangues et l’Etat traîne une ardoise (à ce niveau-là, c’est plutôt un tableau noir) qui culmine pas loin des 1.000 milliards CFA de dette intérieure et tous les grands chantiers, dont le plus spectaculaire, le TER, sont à l’arrêt.
Le coronavirus, paradoxalement, est une bouée de sauvetage pour Sa Rondeur Macky. La pandémie qui sévit dans le monde lui donne un exutoire, et fournit un habillage tolérable à la pauvreté grandissante des ménages. La mise en scène est imparable : le train de vie de l’Exécutif est théâtralement réduit à sa plus simple expression, sous l’aspect d’un « fonds de riposte » de 1.000 milliards CFA dont des miettes sont saupoudrées dans la populace, de préférence aux plus gueulards, tandis que le confinement arrête officiellement l’activité économique déjà essoufflée, et l’Etat d’urgence empêche surtout toute manifestation hostile à la catastrophique gouvernance. Même les opposants les plus irréductibles sont obligés de la fermer…
Oui, tout cela est bien beau mais ça n’empêche pas les ventres de crier famine !
Inutile de détailler à quel point la violence de la société envers les démunis, les pousse à préférer la mort dans les océans plutôt que l’humiliation permanente parmi les siens…
Bien sûr, il faut un coupable et il sera tout trouvé : « Ambassade d’Espagne » et ses congénères qui se font de l’argent en jetant notre jeunesse par-delà l’écume des mers. Bien sûr, les passeurs et les piroguiers seront traqués et jetés en prison ; des pères de famille aussi, pour avoir embarqué leurs rejetons dans ces bateaux ivres…
Dans cette affaire, les vrais coupables sont le consul d’Espagne et ses semblables de l’Union européenne, de même que leurs patrons qui ont su faire d’un simple voyage pour les Africains, une chaine de délits à réprimer sévèrement. Nos dirigeants, tant que leurs passeports diplomatiques les épargnent de ces humiliations, feront encore longtemps semblant de ne rien voir, ne se sentiront jamais offusqués. Après tout, ce n’est pas eux qui passent une journée devant un consulat pour ensuite s’entendre dire qu’ils ne sont pas dignes de poser des pieds en Europe ou en Amérique.
Nous sommes encore et toujours dans les drames de la pauvreté. Les 480 morts en mer viennent tout juste s’ajouter aux 500 morts annuels du palu, aux milliers d’autres victimes de la malnutrition, de l’anarchie routière, des déficits en infrastructures de santé et d’éducation.
Les pleurer en étant restés insensibles aux autres tragédies du quotidien qui charrient plus de morts, c’est avoir accepté le statut que les Européens nous ont défini : des sous-hommes qui doivent rester dans leur ghetto…