UN PAYS PRIS EN OTAGE
EXCLUSIF SENEPLUS - Il faut se rende à l’évidence : le mythe du « Sénégal vitrine de la démocratie en Afrique » était une construction destinée à flatter l’amour-propre des Sénégalais et à donner l’image du bon élève qui a su retenir les leçons du maître
Notre justice n’a jamais été indépendante et nous l’avons toujours su. Elle a toujours servi les ambitions des puissants du moment pour traquer et embastiller les opposants. Mais depuis 2012, elle a pris un dangereux virage, interdisant manifestations et rassemblements, légitimant toutes les dérives et les coups foireux de l’Etat et protégeant les partisans du président de la République épinglés par les instances de contrôle de l’Etat. C’est dans ce contexte de confiscation des libertés et de dévoiement des acquis démocratiques qu’il faudrait situer ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Ousmane Sonko-Adji Sarr » et que l’on aurait pu classer sans suite puisque le rapport médical dans le PV de la gendarmerie qui a fuité, a définitivement écarté la thèse du viol. C’est que de fait Sonko était depuis sa radiation de la fonction publique et la création de son parti dans le viseur de ceux qui dirigent ce pays. Mais n’ayant pas occupé de fonctions politiques comme Karim Wade er Khalifa Sall, et ne s’étant donc pas enrichi aux dépens du contribuable, il était difficile de l’écarter du jeu politique pour « mauvaise gestion », « corruption » ou « enrichissement illicite ». La seule option qui restait était donc de le discréditer aux yeux de l’opinion publique avec une prétendue affaire de mœurs pour pouvoir, le cas échéant, le radier des listes électorales et l’empêcher de participer à la présidentielle de 2024. Parce que les Sénégalais ont en mémoire la façon honteuse dont Karim Wade et Khalifa Sall ont été écartés de la dernière élection, ils ont de bonnes raisons de penser que tout ceci est une cabale conçue, planifiée et exécutée par les faucons du pouvoir pour se débarrasser du seul opposant de Macky Sall encore debout depuis que la gauche – ou ce qui en reste – est allée à Canossa. Comment se convaincre du contraire quand le président de la République lui-même affirme sans sourciller qu’il va « réduire l’opposition à sa plus simple expression » ? Comment un homme politique conscient des enjeux du développement, dans un pays pauvre ou tout est prioritaire, peut-il se donner un tel projet sans éveiller les soupçons – légitimes - de tous ceux qui pensent qu’il veut changer la Constitution et briguer un troisième mandant auquel il n’a pas droit, d’autant plus que tous ceux qui ont osé dans son propre camp aborder la question en public ont été immédiatement virés de leur poste ?
Le fait est que nous ne sommes plus dans un Etat de droit, si tant que nous l’ayons jamais été. Dans un Etat de droit, quand des prisonniers politiques ou de simples détenus de droit commun affirment avoir été torturés, le procureur ouvre une enquête, et quand un député est pris en flagrant délit de possession de faux billets, fut-il membre du parti présidentiel, on le met en prison. Guy Marius Sagna aujourd’hui en isolement et soumis à des traitements dégradants ainsi que plusieurs partisans de Sonko arrêtés par la police ont donné de nombreux détails sur les conditions inhumaines de leur détention, et personne ne fait rien. Si la pression populaire ne fait pas reculer l’Etat on peut craindre qu’ils resteront longtemps en prison. Il faut se rende à l’évidence : le mythe du « Sénégal vitrine de la démocratie en Afrique » était une construction destinée à flatter l’amour-propre des Sénégalais et à donner l’image du bon élève qui a su retenir les leçons de « bonne conduire démocratique » du maître. Parce que notre démocratie n’a jamais réellement gêné les intérêts économiques et géostratégiques de la France, elle pouvait être tolérée, soutenue et même montrée en exemple, précisément parce que jusque-là nous n’avions aucune ressource naturelle stratégique qui aurait pu pousser l’ancienne puissance coloniale - qui n’est jamais partie - à imposer à la tête du pays un « homme fort » qui en assurerait l’exploitation au seul profit de ses maîtres, comme c’est le cas dans la plupart des pays africains. Nous devons comprendre que la donne a changé depuis que l’on a commencé à compter le Sénégal parmi les pays producteurs de gaz et de pétrole, parce qu’au regard de la géopolitique mondiale actuelle, il n’y a rien de plus subversif qu’un pouvoir démocratique. Rien n’est plus scandaleux, en effet, pour ceux qui se croient les maîtres du monde, qu’un peuple qui décide de se gouverner par lui-même et pour lui-même, et qui entend disposer de ses ressources naturelles selon ses seuls intérêts.
Pour ma part, c’est dans cette perspective que je comprends le démantèlement de nos acquis démocratiques auquel nous assistons depuis 2012, et la marche au pas forcé de notre pays vers un autoritarisme qui ne dit pas son nom. C’est pourquoi le fameux « il faut laisser la justice faire son travail » que l’on ânonne comme un mantra sur les plateaux de télé, soit disant pour faire preuve de « neutralité » et de « vertus républicaines » ne convainc personne. Bien entendu, ce n’est pas tant l’intégrité des magistrats en tant qu’individus qui est en cause que l’absence d’un solide régime de séparation des pouvoirs qui eût pu les protéger et les mettre à l’abri d’éventuelles mesures disciplinaires du pouvoir exécutif. On ne compte pas les magistrats compétents, dignes et honnêtes qui font consciencieusement leur travail, même si leur marge de manœuvre est bien réduite. Au lieu d’exiger d’eux qu’ils se sacrifient en jouant aux kamikazes, les Sénégalais seraient donc mieux inspirés de se battre pour que désormais l’indépendance de la justice soit effective dans ce pays.
Le mal est le même partout en Afrique : si à chaque fois que nous avons cru avoir élu un président nous nous nous sommes retrouvés de fait à la tête de l’Etat avec un despote qui n’en a cure des aspirations des gens, au point que certains n’hésitent plus à penser qu’il y aurait comme une sorte d’impuissance congénitale de nos sociétés à inculturer la démocratie, c’est parce que la condition première d’une vie démocratique saine, à savoir l’indépendance de la justice, n’est réalisée dans aucun de nos pays. Là git le mal africain. Point besoin d’aller chercher dans les profondeurs de « l’âme africaine » on ne sait « quel refus du développement », ainsi que nous y invitait naguère Axelle Kabou. Or, on le sait, il est de la nature de pouvoir, de tout pouvoir, d’être totalitaire s’il n’est arrêté par un autre pouvoir qui le limite et le contrôle au besoin. C’est à cette exigence que répond la thèse apparemment banale de l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Thèse banale certes, mais que l’on peine à traduire dans les faits, parce que tout se passe comme si nos hommes politiques – pouvoir comme opposition - s’étaient tacitement entendus sur le dos du peuple pour éviter soigneusement cette question, de sorte qu’ils peuvent s’en donner à cœur joie une fois qu’ils accèdent au pouvoir. C’est pourquoi l’on peut raisonnablement penser que le sentiment aujourd’hui largement répandu selon lequel ce pays serait devenu l’otage de cette caste de politiciens qui se relaient au pouvoir depuis notre indépendance, sans rien changer à la vie des gens, traduit malheureusement une bien triste vérité.