MAME LESS DIA, SATIRE À BALLES RÉELLES
Homme affable et généreux, au carrefour d’une exception sénégalaise qui avait encore un sens. Il dit une époque bariolée, d’un brassage ethnique, d’une doxa religieuse qui arrivait à ne pas étouffer la créativité
Mame Less Dia, fondateur du mythique Le Politicien dans les années 70, est le père de la satire au Sénégal. Journaliste politique et reporter de guerre, il a réuni autour de lui le meilleur des esprits libres et des profils lumineux. Héritage qui a fait école. Retour sur la vie d’un touche-à-tout.
En 1997, quand il rend l’âme, Mame Less Dia n’a que 57 ans, et pourtant, une vie pleine, et des anecdotes à en revendre. La période de sa mort n’est pas quelconque dans la chronologie sénégalaise : coïncidence ou talisman des superstitieux, peu importe, la séquence historique semble annoncer une oraison, à minima une transition. Dans la même année, les lutteurs Tyson et Moustapha Gueye donnent à l’arène une dimension nouvelle ; les chefs confrériques Dabakh et Serigne Saliou, sont au zénith du règne de l’âge d’or du soufisme, le premier décède 40 jours avant Mame Less ; le conflit casamançais connaît le sommet de ses horreurs. En 1999, un prétendu enfant de Dieu venu de la corne de l’Afrique, Cheikh Sharifou, embrase l’opinion ; les années 2000 sont à l’horizon ; les élections pour l’agonisant parti socialiste promettent la décharge électrique que nombre de micro-évènements nourrissent. Un désir de sortir de la torpeur anime les cœurs, la peur de l’inconnu les refroidit. C’est dans ces clameurs d’incertitude que meurt, presque dans le silence, Mame Less Dia. Tour à tour, instituteur, journaliste politique, reporter de guerre, homme politique clandestin du PAI (Parti africain de l’indépendance), père et pionnier de la satire. Homme affable et généreux, au carrefour d’une exception sénégalaise qui avait encore un sens : une alliance entre l’érudition et l’impertinence, l’ancrage et l’ouverture, la bouteille et le chapelet, le front de guerre et le maquis clandestin, la plume affûtée et le crayon piquant. Une époque, presqu’un mythe, où tout était possible. Une période faste, qui s’étale sur quasi un demi-siècle, que la nostalgie rend épique, comme le symbole de ce qu’on aurait « perdu » ; trésor que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître chanterait Charles Aznavour.
Journaliste à l’APS et au Soleil, la trêve des confiseurs
Commençons par le commencement. Et tout d’abord, comment ne pas parler de l’homme fort du pays ? Depuis 1960, Senghor règne sur le pays : parti unique, presse monochrome, bâillonnement des embryons de révolution, l’arsenal dissuasif est bien là. Au rayon des anecdotes sur l’homme, sa phobie du retard, de l’orthographe défectueuse, son goût pour la discipline, la tenue rigide du pays. Et côté presse, il a un instrument de choix : un quotidien national, non moins gouvernemental, Le Soleil. C’est dans ce temple de la parole officielle d’État que se joue la communication du pouvoir.
C’est au Soleil que Mame Less Dia fait pourtant une bonne partie de sa carrière. Le journal n’est pas le lieu privilégié de la presse indépendante certes, mais la présence de grandes plumes, une rigueur, un mentorat, une grande exigence, la situation monopolistique, lui assurent une place de choix dans le paysage. Objet de railleries, mais aussi sanctuaire. Mame Less Dia y entre, quand il a une trentaine d’années, et un passage à l’APS dans ses bagages. C’est un journaliste respecté, à la plume acérée, avec un flair et une audace acquise au front en tant que reporter de guerre. En 75, l’Angola se déchire dans sa guerre civile : Less y va. Sa connaissance du terrain, des nuances, lui donnent une connaissance fine des enjeux, des forces en présence, en décalage du reste avec Senghor qui ne cache pas son courroux face à l’audace de ce journaliste qui ose diverger.
Senghor, lui, aime l’exercice journalistique : il convie souvent les journalistes du Soleil au palais, où il peut les sermonner, prenant un ton souvent professoral. Il encense rarement qui que ce soit lors de ces assemblées. Pourtant, un beau jour du milieu des années 70, pendant une réunion de Senghor avec la presse, c’est l’exception. Mame Less Dia déboule en retard. Remontrance du maître des lieux ? Colère ? Non ! Senghor s’écrie « voilà un vrai journaliste, qui revient du front » ! L’anecdote est restée dans les mémoires, et quand l’actuel président du conseil d’administration du Soleil, Abdoulaye Bamba Diallo, compagnon de Mame Less, la raconte, elle dit tout d’une époque presque précieuse. L’histoire ne dit pas comment Less accueille ce mot : malice de son auteur, raillerie bienveillante, adoubement ? Mieux vaut ne pas trancher, tant les relations entre les deux hommes ont été tumultueuses.
Itinéraire rebelle et militant
Less trace sa route au Soleil, mais au cœur, il a ses secrets, ses envies réelles, ses projets, son passif, qui ne trouvent pas dans l’astre national le cadre idéal pour l’épanouissement. L’APS comme Le Soleil, sont une promesse d’assagissement pour le jeune homme, un pacte de grands seigneurs. Il l’a signé pour faire plaisir, pour se nourrir de l’apaisement après les rudesses et les tumultes, lui au passé tempétueux. Mais les rêves secrets sont là, toujours grondants. Et il faut replonger dans son passé pour en connaître la couleur, la teneur, et l’origine.
C’est à Kaolack, capitale du bassin arachidier, que voit le jour Mame Less Dia, le 13 juillet 1940. Son père, Aladji Bassirou Dia, est employé de l’administration coloniale, au bureau du commandant de cercle, et correspondant. Sa mère, Fatoumata Paye, vient du pays Lébou, de Dakar, en l’emplacement actuel de la cathédrale. Less reçoit une éducation bourgeoise, il ne manque de rien et jouit de privilèges. Et chez les Dia, les influences sont nombreuses, les brassages aussi : son père est proche de la grande famille des Niasse, il est l’accompagnant du vénérable Cheikh Al Islam (Ibrahim Niasse alias Baye Niasse), son traducteur à l’occasion. L’aura religieuse et spirituelle diffuse son parfum dans l’enceinte familiale.
À Kaolack, une bande de camarades environne le jeune homme, dont un certain Madieyna Diouf, Moustapha Niasse. À l’école Gambetta de la commune, le petit Less fait preuve d’un éveil particulier : il est clairement en avance, les aptitudes sont déjà là. Et elles ne feront que se confirmer. Less enchaîne à Dakar, au collège, à Delafosse. Il s’arrête au brevet, veut tenter une carrière d’instituteur. C’est le premier boulot, la première vocation. Less avait la voilure et les capacités d’aller plus loin, comme son frère ainé, Pape Maky Dia, ingénieur Saint-cyrien. Mais lui a d’autres moteurs, d’autres passions, la politique par exemple. Comme quand il crée « le mouvement anarchiste local » (MAL) qui n’obtiendra jamais son récépissé, mais se targuera de communiqués des plus officiels.
Dans les années 50/60, le vent des indépendances a restructuré le paysage politique, et le monopartisme post-colonial fait face à des initiatives clandestines d’opposition et de résistance. Parmi elles, le PAI est l’une des plus sophistiquée. Le parti panafricain, sous la houlette de Majhemout Diop, réussit malgré l’épée de Damoclès qu’est le risque de répression, à faire vivre une organisation clandestine, hiérarchique, disciplinée, offensive. L’élan continental produit une dynamique, la contestation de Senghor, fait le reste. Less y trouvera une école, des compagnons, une vocation politique, et très vite, des convictions bien ancrées à gauche. Rébellion inconsciente contre l’extraction familiale coloniale ? L’histoire ne le dit pas. Mais Less milite, et ce, ardemment.
« Condamné à mort » par le PAI, Less s’en sort
Dans l’opacité de ce maquis que Senghor traque, il est arrêté en 1962, envoyé en prison, malencontreusement dénoncé par un compagnon qui se défausse maladroitement de ses turpitudes. À ses côtés, se tient un prestigieux taulard et compagnon de la clandestinité, un certain… Béthio Thioune, pas encore touché par l’onction religieuse. Ils se débattent, essaient une grève de la faim dont ils se vanteront plus tard. L’épisode forge un peu plus les convictions de Mame Less Dia. Comme récompense, à sa sortie, sans son poste d’instituteur, le parti lui octroie une bourse pour la RDA. Il s’inscrit en politologie et en journalisme à Leipzig, à l’université Karl Marx. Au contact de cette internationale qui converge en Europe de l’Est pour s’aguerrir, Less prend ses marques, se fond dans la communauté politique qui se forme. Toute une classe politique générationnelle a connu le même cheminement de formation, à Prague entre autres, ou dans les fiefs des anciens bastions hostiles au bloc occidental. La période est formatrice, faste ; les expériences politiques sont adossées à de fortes bases idéologiques, l’érudition et le combat au sens héroïque sont l’horizon.
Le retour s’avère plus rocambolesque. Le destin s’acharne, les institutions du parti clandestin le prennent en grippe pour manquement à son devoir : alors qu’il se murmure qu’une révolution est imminente, avec des acteurs désignés pour le front, à Tamba et à Ziguinchor, il se débine. Il plaidera avoir posé des conditions pour honorer son rôle au premier plan, conditions qui ne seront pas tenues. Dans ces circonstances floues, l’ancien instituteur doit se camoufler pour vivre. Condamné à mort pour ne pas avoir obéi, il se retrouve à Bamako. Il bénéficiera néanmoins de la clémence de ses pairs. L’anecdote, il l’a plus tard confiée à beaucoup avec le sourire, non sans une certaine vantardise incrédule. Ton de la plaisanterie comme une pirouette, pour voiler la gravité réelle de cette séquence historique.
Le Politicien, berceau et temple de la satire
Avec ce qu’il a vécu, Mame Less a un réseau. Amical, familial, professionnel, politique. Il a baigné dans plusieurs univers, et ça lui est utile : quand le destin se corse pour lui, il peut se tourner vers les siens. Il faut parfois satisfaire à l’art du compromis, donner des gages, revenir à une raison plus conciliante. C’est ce que le nouveau diplômé de Leipzig consent à faire dans les années 1970 quand il intègre tour à tour l’APS, et Le Soleil où son ami et puissant directeur, Bara Diouf, officie. Mais l’ironie du sort de cette vie presque « rangée » doit avoir quelque chose qui le chatouille, le gêne aux entournures. Comment un esprit malicieux, taquin, railleur, peut-il s’accommoder des instruments du pouvoir qu’il a combattu ? Comment se taire, se nier ? L’aventure au Soleil, semblait ainsi condamnée. En 1974, l’aubaine s’esquisse, en forme de prémisses. Le pays s’ouvre. Senghor cède sous la pression, le multipartisme devient un fait politique majeur. Le premier à s’engouffrer dans la brèche, a déjà le crâne chauve, l’allure engageante. Il n’a pas que des amis. Même les autres observateurs le regardent du coin de l’œil. Il ne semble pas avoir les codes clandestins, il est assez tapageur. Il s’appelle Abdoulaye Wade. Deux ans plus tard, après la création du parti démocratique sénégalais, Mame Less quitte l’astre pour créer Le Politicien. Il va enfin trouver la formule qui lui convient dans son infortune. Le Politicien se distingue dans la satire, et devient vite le lieu de convergence d’esprits libres, d’anars, de taquins et de rieurs, esprits festifs et rebelles, déjà dans le collimateur du pouvoir. Il aura autant d’ennemis que d’amis, mais qu’importe, l’aventure est lancée.
Pape Samba Kane, écrivain pointu, et fils spirituel de Mame Less Dia, se souvient de leur rencontre. C’est au Chantilly, un bar Dakarois de l’époque, que le jeune homme, la vingtaine en bandoulière, croise pour la première fois celui qu’il va plus tard appeler affectueusement Grand Less. Le journaliste se prend d’affection pour le jeune homme au comptoir. Il aime son esprit, le pousse à s’affirmer. La relation s’étoffe d’une estime et d’une chaleur mutuelles. Du comptoir du bar à la rédaction du Politicien, il ne se passe pas longtemps. Pape Samba Kane rejoint l’équipe très vite. Il n’a pas un pedigree de satiriste. Mais Less le prend sous son aile, corrige ses textes, et à la force du poignet et du talent, il s’impose. Le journal dégrise l’humeur nationale. Son insolence plaît. Sans périodicité fixe, - le journal s’en amuse d’ailleurs dans son entête Journal satirique paraissant régulièrement à l’improviste -, c’est un canard qui vit au jour le jour, grâce à l’esprit de Mame Less dont le carnet d’adresses fournit des merveilles les jours de vaches maigres. Autour du chef, déjà des noms : Joe Ouakam, Traoré Diop, Assane Fall, Khadre Fall, Chérif Adrame Seck, Jean-Pierre Ndiaye, Abdou Salam Kane, Babacar Diack... Hors du cœur de la rédaction, gravitent, autour de l’esprit du journal, des noms promis au destin d’éclaireur, dont un certain Boubacar Diop, avec qui il tente Échos du Sénégal, un premier embryon satirique, dès 1966, avec moins de fortune. Entre Wade et Less, les relations sont délicates. Et quand Pape Samba Kane met le trublion libéral en Une du journal alors que le boss est en déplacement, on lui promet le courroux du patron à son retour. Mais le jeune téméraire échappera à la furie de son mentor. C’est au Dagorne, établissement de la capitale, que l’épisode est clos, avec la mansuétude du chef pour son jeune journaliste, qu’il gratifiera d’ailleurs de quelques billets pour sceller encore plus leur affection mutuelle.
Sur le front politique, comme reporter de guerre, dans le maquis, comme dans sa famille, Less a plusieurs ressorts, plusieurs cartes à jouer. C’est un homme au carrefour des influences, qui en a conscience, mais qui ne s’y emprisonne pas. S’il sait que le compromis est un viatique politique, un principe culturel, le reniement de soi quant à lui, signe le tombeau. Il maintient l’équilibre. Le journal, lui, vit, triomphe, impose sa marque de fabrique. Il s’adjuge vite l’élite dissidente, en quête de nouvelles sensations et d’aventures. Le journal, il faut le dire, investit les rouages politiques, avec habileté. Less transmet son flair, son goût de l’investigation sous le vernis de l’impertinence. Les textes sont d’une féroce drôlerie, les dessinateurs sont là, on signe sous pseudo, et l’essentiel de ceux qui marqueront le genre ont mis un pied dans cette usine nationale de fabrique de la satire. Le journal croque Senghor, Giscard, dans une affinité certaine avec le Canard enchaîné. Senghor s’offusque. Mame Less fera donc un tour en prison. Quelques tractations plus tard, il sort. L’énergie n’est pas étouffée.
Le Cafard libéré fait bande à part : la blessure secrète de Less
Mais au cœur du journal, des envies de nouveautés commencent à se faire jour. Le Politicien est certes le berceau, mais les jeunes du journal, ont en ligne de mire le modèle absolu qui bat pavillon français : Le Canard Enchaîné. Sur les flancs du Politicien, naît ainsi Le Cafard libéré, réplique tropicale. Less ne résiste pas trop, ce sont ses propres fils spirituels qui lancent le nouveau journal. On confie in petto qu’il n’a pas voulu livrer bataille, qu’il a préféré vivre l’écorchure en silence, en gardant une élégance de façade. Pape Samba Kane, parmi les fondateurs, se souvient de cette période, où l’amertume était latente. Mais le départ se fait sans heurt, les deux journaux cohabitent. Le moteur, affirme le jeune satiriste, c’était de marcher sur les pas du Canard. La suite on la connaît. Le Cafard devient encore plus féroce, traîne ses pattes chatouilleuses partout, croque les personnalités, vole la vedette. Senghor n’est plus là, le pays s’est ouvert un peu, Diouf a la répression plus sobre, mais plus que tout autre déterminant, l’époque cède à ce vent de nouveauté, qui séduit, enchante. Mame Less Dia délaisse de plus en plus Le Politicien, il s’y rend, mais laisse un peu plus la direction à Traoré Diop. Son entregent lui ouvre des portes plus officielles. Vers la fin de sa vie, Houphouët Boigny lui confie la mise sur pied d’un journal. Les deux hommes s’estiment et travaillent ensemble. Sa fin de vie est encore plus confortable, dans les salons dorés, dont il ne s’enivra jamais de l’éclat.
Le père Mame Less Dia et la nostalgie d’une époque en or
Mame Less a laissé quatre enfants biologiques, et il en adopté beaucoup d’autres. La mémoire et la gratitude de ceux qu’il a aidés, pris sous son aile, sont là. Généreux, romantique, batailleur, rêveur et partageur, ses idéaux de gauche n’étaient pas des gadgets pour l’apparence. Ses convictions, il les aura vécues et transmises comme principal legs. La gauche n’était pas seulement une idée vaine, un rêve, une illusion poseuse. C’était un combat. Père d’un genre satirique qui bat de l’aile aujourd’hui, plus entretenu que par des forçats talentueux mais abandonnés à leur sort, comme l’admirable Ibou Fall et son P’tit Railleur. Mame Less Dia dit une époque sénégalaise, où tout semblait possible. Où d’un bar, on pouvait se projeter dans la satire et la littérature. Du désert du maquis, se retrouver dans les palais. Une époque bariolée, de diverses influences, d’un brassage ethnique, d’une doxa religieuse qui arrivait à ne pas étouffer la créativité. Une époque révolue que pleurent certains…
Ce que dit cette trajectoire, c’est encore la nostalgie d’une vieille génération, dont les membres se confient des chagrins sur un âge d’or, le leur, désormais lointain. On le sait, la nostalgie n’est pas un fait historique consigné, ni un gage, au mieux une opinion, un sentiment. Elle porte en elle des allures idéalistes. Mais en plongeant dans les archives, dans les carnets, dans ces trajectoires, on ne peut que se désoler du racornissement de cet esprit de conquête, de combat, d’humour, de paix, de croyance en un Dieu rigolard. L’homme qui en a été un des symboles, n’était pas un saint, il pouvait avoir des colères orageuses, s’est pris dans ses contradictions parfois. Mais il insufflait au Sénégal cette dose de raillerie par laquelle on chahute le pouvoir, les grands, pour mieux les honorer et les presser à ne pas désincarner les espoirs.
PS: Un merci tout particulier à Pape Samba Kane et à Demba Dia, entre autres, qui ont nourri ce texte.