SÉNÉGAL OU LA RÉPUBLIQUE DÉFIGURÉE
EXCLUSIF SENEPLUS - Le sauvetage et le renouveau de notre pays, implique l’acte politique préalable d’abolition du présidentialisme de seigneur, de la République du monarque devenue une entrave au progrès général
« La pourriture est le laboratoire de la vie ». K. Marx
Une crise politique sans précédent
L’aggravation du processus de violences au Sénégal a atteint un seuil critique et l’on redoute à présent le basculement au pire. Le groupe dirigeant semble déterminé à conserver le pouvoir coûte que coûte et l’opposition et le peuple à résister vaille que vaille. De nombreux signes avant-coureurs de confrontation sont perceptibles avec l’interdiction et la répression des marches de protestation et des manifestations multiformes de l’opposition, les attaques violentes, les harcèlements et emprisonnements tous azimuts, les tortures, disparitions et mort d’homme. La tournure de plus en plus violente des évènements renforce naturellement les inquiétudes. À l’heure actuelle de nos observations, rien ne semble exclu, vu l’extrême tension dans le champ politique avec les injures et menaces graves, le doute est dans tous les esprits, l’angoisse est dans les cœurs. Le pays vit une haute tension et tout se passe dans un climat délétère d’insécurité et d’absence d’autorité. La question lancinante au bout de toutes les lèvres est : Où va le Sénégal ?
Une telle situation déplorable est la conséquence de la gouvernance politique et stratégique du pays entre les mains d’un groupe restreint de partisans et de collaborateurs, conservateurs attachés viscéralement à leurs privilèges exorbitants. Une telle configuration politique dirigeante, soumise aux intérêts étrangers, exclut naturellement et d’emblée du système tout mécanisme de démocratie politique citoyenne et de participation populaire. Une pareille gouvernance autoritaire entraine inévitablement la détérioration politique et par conséquent la levée des forces de résistance du peuple. L’analyse de la façon dont est structurée et fonctionne cette configuration politique dirigeante permet de mieux établir les causes structurelles de la détérioration accélérée de la gouvernance politique du pays. Elle met le doigt sur la grande responsabilité du groupe dirigeant.
La configuration du pole politique dirigeant
Le noyau central
Le système présidentialiste autoritariste est une structure ayant un noyau central en la personne du président, président de tout, chef de tout, maitre incontesté de tout, seigneur parmi les seigneurs. En effet, il est détenteur de tous les pouvoirs dont celui discrétionnaire de nommer et de révoquer à tous les postes de responsabilité. Il porte les attributs de chef de l’Etat, gardien de la Constitution, père de la Nation, chef du gouvernement, chef des Forces armées, Commandeur de l’Ordre National, protecteur des Arts et de la Culture, etc., etc. Une telle stature monopoliste écarte tout contre-pouvoir et permet au président d’exercer en effet son autorité personnelle sur les deux pouvoirs de contrôle supposés indépendants, le législatif et le judicaire. En outre, il dispose d’une caisse noire de plusieurs milliards annuellement votée. Son influence décisionnelle est en réalité décisive. Il serait ainsi selon une expression populaire Rakku YAllah, le frère cadet de Dieu.
La symbolique du roi traditionnel
Un tel présidentialisme d’un pouvoir personnel est renforcé dans sa légitimité par des références symboliques à la royauté ancienne construite par les communicateurs traditionnels aux paroles élogieuses et laudatrices. Ils s’évertuent à établir que le pouvoir du nouveau président serait une continuité-réincarnation de l’ancien pouvoir royal traditionnel. Le président de la République reçoit alors une légitimité de durée de vie sur le fauteuil. Car son pouvoir serait ancré dans l’histoire, tirant sa source de la tradition ancienne imprimée dans la mémoire de la communauté. À ces références symboliques d’appartenance supposée à l’ancienne noblesse royale régnante, se conjugue naturellement l’idéologie sournoise et corrosive du Neddo ko Bandam d’essence ethniciste, clanique et familiale, distillée dans certains milieux.
Toutes ces références mémorielles et d’appartenances fabriquées et évoquées, participent ainsi à une personnalisation extrême et à une légitimation du pouvoir absolu et inamovible du Président. Ce groupe identifié parmi les communicateurs traditionnels forme ainsi un véritable appareil idéologique informel d’Etat au service du groupe dirigeant. Chaque Président a eu ainsi courtisans- laudateurs qui déclament en tout lieu et en toutes circonstances ses louanges attitrées, Bakks.
Les deux premiers cercles
Autour du président de la République tout puissant gravite un premier cercle attaché à sa vénérable personne, constitué des membres de sa famille, de ceux de la première dame, des apparentés de lignage du couple présidentiel, de proches irréductibles, de militants inconditionnels de la première heure, de journalistes et griots dévoués, des intellectuels et universitaires reconvertis. Ces personnages, y compris des hommes de l’ombre, ont des fonctions diverses parfois combinées de conseillers, intermédiaires dans les grands dossiers, envoyés spéciaux pour les missions délicates, courtiers internationaux, actifs des services secrets.
Un deuxième cercle gravite autour du premier. Il est constitué de militaires de premier rang, d’experts de l’administration, des finances et du contrôle territorial, conseillers juridiques, politiques et diplomatiques, personnalités du parti dirigeant, experts de questions sensibles, etc.
Cette architecture constitue le noyau politique dirigeant où se tranchent les questions stratégiques liées au maintien de l’hégémonie politique sur la direction historique et culturelle du pays. C’est là qu’agissent les influences discrètes des réseaux et lobbies occidentaux et internationaux financiers, diplomatique et institutionnels pour faire avancer les différents agendas de la domination économique et culturelle, de la dépendance du pays au système capitaliste libéral mondial.
Le cercle des alliés politiques
Un dernier cercle ferme le tout, celui des alliances politiques de partis ou de regroupement de partis dits de soutien au gouvernement. La même logique d’intégration au pouvoir et de jouissance de privilèges anime ses membres. Ces ralliements de soutien de ces identités politiques ou associées à la majorité présidentielle viennent ainsi consolider l’hégémonie du système qui les soumet selon l’expression d’Abdoulaye Ly 1992[1] à « l’unanimisme autoritaire du présidentialisme », celui du maitre absolu à bord.
C’est donc cette architecture en trois niveaux de cercles concentriques qui constitue le bloc hégémonique d’Etat. Elle est la structure compradore de domination politique du pays. Autour d’elle et en son sein s’animent les réseaux multiples d’influence et de prédation des ressources du pays.
Les réseaux au cœur du pouvoir
En effet depuis le début des années 2000, en faveur de la mondialisation et de l’apparition de grands groupes privés, spéculateurs financiers dominants les bourses et les marchés financiers, une véritable économie mafieuse s’est constituée. L’Etat sénégalais et l’administration ont été infiltrés entre autres par des lobbies de blanchissement d’argent, de trafic de drogue et de faux billets, de produits pharmaceutiques et alimentaires, des réseaux actifs de spéculateurs fonciers et immobiliers.
Ces nouveaux fortunés, politiciens, affairistes, commerçants, courtiers, hommes de main, influenceurs, jet-ambianceurs, prostituées de luxe, aventuriers de tout bord, gravitent autour de l’Etat, s’introduisent subrepticement dans toutes les sphères de la haute administration, ont leur entrée glissante partout où se traitent les juteux marchés publics, nouent des relations de connivence et passent des deals sur le foncier, l’habitat, le commerce, les transactions de toutes sortes. Ils bénéficient de solides protections et accumulent ainsi de manière effrénée des richesses acquises en un temps record grâce à des arrangements sur des marchés publics, parfois de plusieurs dizaines ou centaines de milliards. Ils propagent ainsi au sein de l’Etat et de ses institutions des pratiques mafieuses corruptrices, une culture de la gabegie, de l’illicite et de la prédation. Les appétits voraces de ces groupes sont particulièrement aiguisés avec les perspectives des richesses du Sénégal en pétrole, gaz et en autres ressources minières et naturelles abondantes.
Il s’est donc opéré un changement dans la configuration du groupe dirigeant et le profil de ses membres à la faveur de ce nouvel environnement d’une économie néolibérale affairiste. L’éthique politique qui animait les hommes politiques au début de la formation de l’Etat a disparu avec l’hégémonie au sein de l’Etat d’un groupe, maillon des réseaux internationaux prédateurs. Le mode de gestion de type mafieux repose alors sur l’instrumentalisation de l’Assemblée nationale, de la magistrature et de l’administration, sur la corruption, la manipulation et l’usage de la violence répressive d’Etat.
La violence répressive, mode de gestion politique
Lorsque le pouvoir est concentré entre les mains d’un groupe restreint alors que la masse des administrés en éveil de conscience s’accroit en nombre, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’irruption massive de la jeunesse sur la scène politique, alors s’applique la loi tendancielle au durcissement, à l’usage de la force répressive. Le masque de la République tombe et se révèle alors le visage du pouvoir de dictature de la minorité dominante, intraitable sur ses intérêts, prête à en découdre avec le peuple. L’Etat devient un appareil répressif et cesse de représenter les intérêts généraux de la société, d’être «l’expression politique officielle de la société civile», (Marx 1947 ).[2]
Il dévoile sa nature générique, celle d’être un instrument de domination d’une classe aux intérêts privés sur la société. La démocratie politique se révèle formelle et le système électoral, un mécanisme maquillé, assurant la légalité du maintien de la domination politique du groupe dirigeant. La République apparait alors, non comme celle du peuple souverain, protectrice des citoyens, mais celle des héritiers, des appartenances, des courtisans, des lobbies et réseaux mafieux. Face à cela et au nouveau leadership imparable d’Ousmane Sonko, président du parti Pastef, certains milieux du pouvoir ont même recours aux dangereuses manipulations ethnicistes et régionalistes et d’accusations de terrorisme dans le seul but d’affaiblir le mouvement et de dévoyer la nature politique du combat grandissant pour la souveraineté et la République.
Conjurer le spectre de la décadence
C’est pourquoi l’on assiste à une République du Sénégal défigurée, en proie à une profonde crise de légitimité et de gouvernance. La détérioration politique accélérée risque de faire basculer le pays dans l’irréparable. Samir Amin,[3] il y a de cela plusieurs décennies, établissait de manière documentée L’Afrique de l’Ouest bloquée et la faillite du développement en Afrique, du fait du modèle de développement dépendant et extraverti imposé et de la gouvernance prédatrice des élites compradores au pouvoir. Il en concluait dans l’avenir proche pour nos pays, la transition possible vers le socialisme ou la décadence. À présent, il urge de conjurer au Sénégal le spectre de la décadence qui a déchiré en lambeaux et meurtri des pays jadis beaux et dotés d’immenses ressources.
La refondation de l’État et de la République
La refondation de l’État et des institutions du pays, telle que les Assises nationales historiques de 2011 l’ont esquissé, est une tache politique sacrée. Le sauvetage et le renouveau si indispensables de notre pays, implique l’acte politique préalable inconditionnel d’abolition du présidentialisme de seigneur, de la République du monarque devenue une entrave au progrès général de la société.
Il est impérieux en effet de rationaliser, d’équilibrer et de pacifier l’espace politique pour réconcilier l’État et la société et engager ainsi le Sénégal dans le processus politique de reconquête de sa souveraineté confisquée. Le profond mouvement de résistance populaire patriotique et citoyenne en cours nous semble en porter les espoirs et la volonté ferme. Alors seulement serait envisageable le développement social et culturel intégral, le bien-être général dont le pays de la Téranga possède tous les atouts.
[1] Abdoulaye Ly 1992. Les regroupements politiques au Sénégal. 1956-1970. Chapitre L’unification et 2 le présidentialisme. Dakar. Codesria. P. 337.
2 Karl Marx. (1947). La Sainte famille. Œuvres philosophiques. Paris : éd. Costes.
3 Samir Amin 1971. L’Afrique de l’Ouest bloquée L’économie politique de la colonisation, 1880-1970. — Paris, Ed. de Minuit.
Samir Amin 1989. La faillite du développement en Afrique et dans le monde. Une analyse politique. Paris, éditions l’Harmattan.