LE MODÈLE SÉNÉGALAIS VAMPIRISÉ
La substance de ce qui était encore considéré comme Etat de droit s’est affaissée pour laisser place à un Etat de roi avec ses pratiques et symboles d’allégeance. La République est verrouillée à tous les étages
La violence et l’instantanéité avec lesquelles le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra) a coupé le signal télé du Groupe Walfadjri se passent encore de commentaires. Ni sommation, ni mise en demeure, ni aucun acte de procédure en bonne et due forme en amont de la forfaiture dont se rend coupable Babacar Diagne, brave soldat récidiviste en la matière. Lors des événements de mars 2021, c’est le même qui avait également suspendu les signaux des chaînes privées Sen TV et de Walf TV (déjà !) durant 72 heures. Aujourd’hui, il repart au combat, prêt à tous les extrêmes contre son « milieu naturel » pour satisfaire les vœux de ses commanditaires politiques, quoi qu’il en coûte à son image ! Du reste, que peut-on encore détester dans l’espace public si l’on réussit l’extraordinaire tour de manège d’avoir servi trois présidents de la République successifs sous trois régimes de nature globalement divergente ?
Babacar Diagne et les membres du Cnra sont une composante de l’écosystème d’influence fabriqué par Macky Sall pour mettre en place par la terreur politique et institutionnelle un projet autocratique mûri après son arrivée au pouvoir en 2012. Ce dessein mobilise, encadre et fait marcher au pas un groupe de personnes et d’institutions dont les rôles et les missions concourent à faciliter l’acceptation dudit projet dans l’opinion nationale (et internationale).
Les Sénégalais ne sont pas dupes : ils sont des témoins vivants et choqués de la complicité active dont bénéficie le pouvoir de la part de médias et d’individualités médiatiques face aux drames, scandales et injustices permanents qui rythment la gouvernance du chef de l’Etat. Le cadre de mise en œuvre de ce deal ayant été circonscrit, le palais n’a même plus besoin d’indiquer les chemins de la subordination eu égard au niveau d’appropriation suffisamment élevé du principe d’autocensure. Chacun sait ce qu’il a à faire par rapport aux actualités qui submergent les citoyens, et cela se voit dans le traitement curieux des faits d’actualité. C’est cette démission collective de médias naguère « subversifs » contre le régime d’Abdoulaye Wade mais aujourd’hui en convention d’affaires avec Macky Sall, que refuse le Groupe Walfadjri. Ce qui lui vaut au fond l’ire du bras armé audiovisuel du pouvoir.
Un système dans le système
Si ce système dans le système s’est imposé très vite, c’est que Macky Sall, directif et pragmatique de nature, n’est pas du genre à cogiter trop longtemps sur les archétypes qui rendent efficiente sa volonté de puissance. Entre pressions intenses, chantages judiciaires, nominations par décret ou recommandation, faveurs fiscales et tutti quanti, la menace contrainte et concrète a trouvé son aboutissement. Depuis 11 ans, le boulot à temps partiel de ces recrutés médiatiques consiste donc à consolider les postures de prébendes négociées, chacun à sa manière et dans son style, mais dans une temporalité partagée. La plupart sont devenus des mercenaires au service du chef de l’Etat et de ses projets. C’est en cela qu’ils sont assimilables à des « éléments » d’un consortium Wagner tapi au cœur de la presse sénégalaise. Ils sévissent par la plume, le micro, l’image, par la prose, le poème ou la satire. Ils ne se privent d’aucune outrance qui rende audible et visible leur sujétion, même s’il apparait qu’ils sont des polémistes moins doués que leur aïeul allemand, le compositeur Richard Wagner.
Ce wagnérisme version sénégalaise suinte dans la quasi-totalité du secteur public et parapublic où le pouvoir estime qu’il y a un crédit politique à ramasser. Au-delà du Cnra et des médias privés phagocytés, tout y passe : justice, police et gendarmerie, corps de contrôle, commandement territorial, presse gouvernementale, etc., avec un basculement des principes de justice et d’équité dans une sphère totalement partisane. Des exemples ?
Etat de roi
Le détournement technique et partisan du processus électoral en faveur de Macky Sall et de ses alliés ? Il relève d’un simple rapport de force entre acteurs politiques en compétition, donc que le plus fort gagne ! Le reniement (non encore publiquement assumé) du président de la République sur le caractère impératif de ses deux uniques mandats ? C’est au conseil constitutionnel de décider d’une 3e candidature de suite, pas lui ! Les partis-pris systématiques et grotesques dans le tri et l’enrôlement des plaintes judiciaires relevant de la violence et des actes politiques ? Laissons la justice travailler en toute sérénité ! Les rafles de voix critiques contre le régime dans la rue, sans convocation ? Silence ! Les appels publics aux meurtres contre des citoyens par des énergumènes encartés au clan présidentiel ? Des broutilles auxquels le procureur du roi n’a pas de temps à consacrer ! L’aveuglement infini des préfets et consorts interdisant invariablement les manifestations des opposants et des activistes ? Il nous prémunit contre les désordres publics ! La politisation décomplexée des références d’ordre ethnique ? Tous les moyens sont bons pour discréditer nos adversaires ! Où est passée notre démocratie de référence ?
Libérer les institutions et les hommes
Aujourd’hui, la réalité politique, institutionnelle et administrative au Sénégal n’échappe pas à grand monde, et surtout pas aux serviteurs aveugles et sourds du roi. La substance de ce qui était encore considéré comme Etat de droit s’est affaissée pour laisser place un Etat de roi avec ses pratiques et symboles d’allégeance dont un procureur du roi qui ne se fatigue même plus à tenter de justifier ses actes de répression. La République est verrouillée à tous les étages : c’est le temps du Sénégal pour Macky Sall. Or, c’est justement la rectification de cette anomalie insupportable qui est exigée du chef de l’Etat. Réaffirmer publiquement, une dernière fois, son impossible candidature en février 2024. Libérer les institutions et les organes de contrôle de la République de son emprise de fer. Faire organiser une élection présidentielle de référence en février 2024, inclusive, transparente, inattaquable. C’est le meilleur des services que le président Sall puisse rendre à un pays qui lui aura tout donné, au-delà de ses rêves les plus fous. Mais le veut-il seulement ?