WAGNER EN AFRIQUE, LIAISONS DANGEREUSES
Une question émerge peu à peu : est-il seulement raisonnable pour un Etat digne de ce nom, de s’en remettre quasi exclusivement à une organisation de cette nature pour la gestion de questions essentielles que sont la défense et la sécurité ?
Dans un rapport publié en février, l’organisation internationale Global Initiative apporte un précieux éclairage sur la nature et la structure du Groupe de sécurité privé Wagner pièce maîtresse d’un vaste réseau de criminalité transnationale, et dont les actions façonnent aujourd’hui la politique et l’économie de plusieurs pays africains. Un phénomène qui pourrait s’inscrire dans la durée…
L’ambiguïté est soigneusement entretenue par Moscou. La société paramilitaire Wagner agit-elle officiellement au nom de l’Etat russe auprès des pouvoirs africains ayant sollicité l’aide militaire de la Russie ? Oui, et… non, selon les voix officielles du Kremlin. D’abord qualifié de « société commerciale privée », Wagner devient opportunément, dans le discours officiel, un « atout majeur » pour l’aide que la Russie souhaite apporter à ses partenaires africains. Au Mali où la milice compte près de 2000 hommes aujourd’hui, les autorités du pays continuent de les désigner comme des « instructeurs ». Comment s’en étonner au fond, lorsque l’on sait que par nature, une entreprise de mercenaires n’avance jamais à visage découvert ? L’anonymat, le camouflage ou la clandestinité constituent l’apanage du mercenariat. Et ceux qui y ont recours endossent à leur tour ces caractéristiques, telle une inconfortable complicité.
De l’activité militaire à la « capture de l’Etat »
Mais Wagner apparaît comme une organisation d’un genre inédit, ayant peu de ressemblance avec les sociétés de mercenariats du siècle dernier. Selon le rapport de Global Initiative publié fin février 2023 (1), « le Groupe Wagner est unique en tant qu’organisation par l’ampleur, l’échelle et l’audace de ses activités (…) Wagner n’a pas émergé dans le vide : les activités et les caractéristiques du Groupe reflètent des tendances plus larges dans l’évolution des oligarques et des Groupes criminels organisés russes, leurs relations respectives avec l’État russe et leurs activités en Afrique ». Le rapport analyse, sur la base d’enquêtes et de faits documentés, « la dynamique complexe entre la Russie, ses oligarques et ses réseaux criminels et sur la façon dont ils interagissent avec les gouvernements, les entreprises et les populations africaines. » Global Initiative rappelle que le Groupe Wagner, créé en 2014 par Evgueni Prigojine, un allié proche de Vladimir Poutine, est aujourd’hui « accusé d’utiliser tous les moyens nécessaires, y compris de nature criminelle, pour atteindre ses objectifs : du recours aveugle à la violence contre les civils dans ses actions militaires, aux campagnes de désinformation et à la fraude électorale, en passant par le trafic à l’échelle industrielle de ressources naturelles, comme l’or et les diamants. Le Groupe opère dans la zone grise, qui inclue à la fois l’économie légale et illégale. » Wagner apparaît ainsi comme une entreprise à ressorts multiples dont les activités et les objectifs dépassent largement le seul cadre de « l’assistance militaire ». Une mégastructure agissant comme le prolongement d’un Etat, mais aussi de divers réseaux d’intérêts qui, de manière ouverte ou occulte, participent de la viabilité du régime Poutine. De l’assistance militaire à l’exploitation minière, en passant par les stratégies d’influence et les diplomaties de l’ombre, Wagner couvre un large spectre d’activités en principe réservé aux territoires régaliens. Au bout de quelques années sur le sol centrafricain, le constat est à tout le moins alarmant, selon le rapport de Global Initiative : « La Centrafrique est l’exemple le plus avancé du modèle économique de Wagner en Afrique, au point que ses interventions pourraient être décrites comme une capture de l’État. » Et ce, du fait notamment que « la dépendance militaire de l’administration centrafricaine vis-à-vis de Wagner se traduit par un rôle politique très influent pour l’organisation mercenaire. »
Organisation criminelle transnationale
En tout cas, dans les pays où Wagner apporte son expertise militaire, que ce soit en Centrafrique, au Mali, ou au Soudan, l’exploitation des ressources minières ou la rétribution de ses services par les pouvoirs locaux semblent prévaloir sur le recul de l’insécurité. En Centrafrique comme au Mali, les « avancées significatives » escomptées dans la lutte contre le terrorisme demeurent dans le registre des bonnes intentions des autorités, en attendant le constat d’échec. Dans ce contexte, de quelles options disposent les missions des Nations unies présentes en Centrafrique ou au Mali pour contrer les activités criminelles et les violations des droits de l’homme perpétrées par Wagner, et que plusieurs enquêtes et rapports ont signalées au cours des trois dernières années ?
Le 23 janvier 2023, le gouvernement américain a désigné Wagner comme une « organisation criminelle transnationale », et annoncé des mesures de sanctions contre l’organisation russe Wagner et ses facilitateurs, notamment en Centrafrique. Dans la même semaine, L'Union européenne a annoncé de nouvelles sanctions contre Wagner pour ses « violations des droits humains en Afrique. » Les précédentes sanctions avaient été diligentées par l’UE en 2021. Selon le Conseil européen, « ces nouvelles sanctions ont été décidées au vu de la dimension internationale et de la gravité des activités du Groupe, ainsi que de son impact déstabilisateur sur les pays où il est actif ». Plusieurs personnalités sont nommément visées par ces sanctions, ainsi que des entités liées au Groupe, notamment des sociétés aurifères et diamantaires opérant en Centrafrique et au Soudan.
Eu égard à toutes les alertes à propos du Groupe Wagner, une question émerge peu à peu : est-il seulement raisonnable pour un Etat digne de ce nom, de s’en remettre quasi exclusivement à une organisation de cette nature pour la gestion de questions essentielles que sont la défense et la sécurité ? Face à une telle interrogation, certaines voix s’élèvent au sein des opinions pour objecter, sur un mode incantatoire que les Etats ont bien le droit de « choisir leur partenaires », et ce, au nom de leur « souveraineté ». On pourrait alors se demander si l’affirmation de la souveraineté autorise toutes les aventures, y compris les plus préjudiciables à l’intégrité des Etats.
Francis Laloupo est journaliste, essayiste, enseignant en Géopolitique.
(1) « La Zone Grise - L’engagement militaire, mercenaire et criminel de la Russie en Afrique », Février 2023. Global Initiative / L’Initiative mondiale – Against Transnational Orgarnized Crime.
(Organisation indépendante de la société civile)