BONUS ET MALUS INTÉRESSÉS
L’opinion publique en démocratie est toujours menacée par la pensée totalitaire. Quand ses remparts comme la Justice et la Presse sont chahutés, les vannes de la pensée unique sont ouvertes. Cette dernière s’est maintenant installée dans le pays
L’opinion publique en démocratie est toujours menacée par la pensée totalitaire. Quand ses remparts comme la Justice et la Presse sont chahutés, les vannes de la pensée unique sont ouvertes. Cette dernière s’est maintenant installée dans le pays. Du moins, il y a un préjugé négatif qui pèse sur les voix contraires au discours portant le « projet » de l’ex-Pastef dont la participation de son leader à l’élection présidentielle est actuellement fantasmée comme le jugement dernier pour les croyants. Une sorte de culpabilité inoculée à la « vox populi » veut que ne sont de bons Sénégalais que ceux qui soutiennent Ousmane Sonko ; le reste peut dire sa dernière prière, en attendant le peloton d’exécution des « vrais patriotes », les sicaires des réseaux sociaux, qui comme de nouveaux Croisés de la démocratie, distribuent des bonus et des malus. Une preuve éclatante en a été donnée suite à la clameur qui a accompagné, mardi dernier, l’ordonnance du juge Ousmane Racine Thione, président du tribunal d’instance hors-classe de Dakar, déclarant « nulle la radiation de Monsieur Ousmane Sonko (…) de la liste électorale » et ordonnant « sa réintégration sur ladite liste ». Le même avis que celui juge Sabassy Faye du tribunal de Ziguinchor qui avait précédemment estimé lui aussi que l’opposant doit recouvrer ses droits électoraux.
Ils ont été célébrés comme il se doit, eux les preux juges qui ont dit « la vérité » au nom du peuple Sénégalais. Gérants d’associations de défense des droits de l’Homme, journalistes, influenceurs numériques, jusqu’au parti au pouvoir, dans un bel élan, la décision du juge Thione a été saluée. C’est incontestablement une nouvelle preuve de l’indépendance de certains magistrats. Il ne s’agit point ici de commenter la portée de sa décision. Il est évident que plus le scrutin sera inclusif, plus le futur Président de la République sera bien élu ; il refléterait parfaitement alors les aspirations profondes des Sénégalais. Mais la course vers le pouvoir n’est pas une promenade de santé. Entre faiblesses personnelles (condamnation pour « corruption de la jeunesse ») conflits pour cause de paroles non maîtrisées (plainte pour diffamation du ministre du Tourisme Mame Mbaye Niang ; menaces contre le Président de la République en exercice), le Maire de Ziguinchor a rempli lui-même les actes d’accusation qui l’ont conduit dans cette impasse judiciaire. Ce que ne veulent pas entendre ses (nombreux) soutiens. Mao Tsé-Toung a dit un jour que « la politique est une guerre sans effusion de sang, et la guerre une politique avec effusion de sang ». Espoir de larges franges de la population, Ousmane Sonko incarne l’opposition radicale au Président Macky Sall, mais sa démarche a débordé le cadre de classiques joutes électorales pour ouvrir des fronts contre d’autres pouvoirs, dans une démarche assumée de désacralisation des institutions, pas seulement étatiques, enrobée de menaces contre des gens encore au pouvoir...
Non, ici le propos n’est pas de juger l’état de notre processus démocratique à l’aune des déboires d’une figure majeure de notre scène politique. Pas plus que la décision du juge Thione ne devrait être prise comme une volonté de sa part de se singulariser. Dans ce pays, il y a encore des gens éloignés des coteries et qui ne rendant compte qu’à la loi et à leur conscience. Bien des juges ont adopté cette posture. Il s’agit plutôt de s’interroger sur l’état de l’opinion publique. On ne reconnait plus le Sénégal des débats, des contradictions enflammées, de la dialectique de la conversation. L’un des principaux termes de cette dernière est l’écoute, savoir ce que pense l’autre, envisager une alternative à une situation qu’on pensait favorable, ou, à tout le moins, penser qu’une opinion peut évoluer. Les mêmes qui portent au pinacle le magistrat sont les mêmes qui vouaient aux gémonies ses collègues qui ont rendu des décisions défavorables à Ousmane Sonko. Le doyen des juges de Dakar, Maham Diallo, est régulièrement pris à partie –pour rester poli- dans les réseaux sociaux. Que dire du Conseil constitutionnel caricaturé à l’extrême, présenté comme aux ordre de Macky Sall ? Comment oublier le juge Pape Mohamed Diop, le président de la première Chambre correctionnelle de Dakar, qui a dû au mois de mars dernier se désister devant la bronca que sa désignation comme juge de l’affaire « Prodac » (Ousmane Sonko contre Mame Mbaye Niang) avait soulevée. Des « propos injurieux » à son encontre et les déclarations des avocats de la défense accusant la Justice d'être « le bras armé de l'Etat » l’avaient poussé à jeter l’éponge. Ces incidents avaient d’ailleurs conduit à la suspension de Me Ousseynou Fall, conseil d’Ousmane Sonko, par l’ordre des avocats.
Il y a sans conteste une dégradation de la qualité du débat public. La tendance est à l’autocensure. Résignés ou satisfaits, c’est selon, les Sénégalais s’engagent dans l’improbable voie de l’observation non participante. Les rapports du monde, notre vécu politique, les perspectives de la présidentielle sont ramenés à une simple opposition du bien et du mal, des « patriotes » et des « traîtres à la patrie ». Ça fleure bon les années 60-70 et « les indépendances cha-cha », comme l’écrivait Thierry Perret, l’ancien correspondant de Rfi à Dakar, pour parler de la naïve douceur de la déconstruction coloniale ; ça rappelle aussi le sinistre discours de certains « libérateurs » qui se sont révélés par la suite de funestes dictateurs…