LE GRAND MALENTENDU CASAMANÇAIS
Le dialogue entre Elgas et Séverine Awenengo Dalberto dessine l'histoire d'une fiction administrative coloniale devenue revendication armée. L'échange éclaire les mécanismes complexes qui ont transformé une construction intellectuelle en conflit meurtrier
(SenePlus) - Dans un entretien accordé ce samedi 7 décembre 2024 à l'émission "Mémoire d'un continent" de RFI, l'historienne Séverine Awenengo Dalberto, chercheuse au CNRS et à l'IMAF, révèle la genèse et l'évolution complexe d'une idée qui a façonné l'histoire d'une région : l'autonomie de la Casamance. Son ouvrage "L'idée de Casamance autonome, possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal" (éditions Karthala) retrace minutieusement cette construction historique aux conséquences dramatiques.
L'histoire de la Casamance commence véritablement au XVe siècle, lorsque le voyageur vénitien d'Ammosto découvre un fleuve majestueux qu'il nomme "Casamansa", d'après le titre du souverain local du Cassa. Cette première trace écrite marque le début d'une longue histoire de singularisation territoriale. À cette époque, la région est morcelée entre différentes entités politiques, dont l'Empire du Gabou qui connaît son apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles.
La construction administrative coloniale, qui s'opère à la fin du XIXe siècle, va profondément transformer cette configuration territoriale. Suite à des négociations complexes avec les Britanniques et les Portugais dans les années 1880, la France crée le "district des territoires de Casamance". Cette création administrative résulte d'un échec : l'impossibilité pour la France d'échanger avec la Grande-Bretagne ses comptoirs de Gambie, compromettant ainsi le rêve d'une Sénégambie unifiée.
L'invention d'une différence
L'administration coloniale développe rapidement un discours particulier sur cette région. La Casamance est décrite comme une terre "indomptable", dont les populations, particulièrement les Diolas, sont présentées comme "sauvages" et "anarchiques". Cette vision s'inscrit dans une ethnologie raciste de l'époque, portée notamment par Louis Faidherbe, qui établit une hiérarchie entre les différentes "races" du Sénégal.
L'Église catholique joue également un rôle crucial dans la construction de cette différence. Elle voit dans la Casamance une terre d'évangélisation unique au Sénégal, les populations animistes étant perçues comme plus "convertissables" que les populations musulmanes du nord. Cette perception religieuse contribue à forger l'image d'une Casamance distincte du reste du Sénégal, bien que la réalité démographique et religieuse soit plus complexe.
Un tournant majeur s'opère en 1914, lors de la visite du gouverneur général William Ponty. La chambre de commerce de Ziguinchor formule explicitement une demande d'autonomie, portée par une alliance inhabituelle entre colons français, métis portugais et créoles. Cette revendication, initialement administrative et économique, traduit déjà un imaginaire particulariste de la région.
La création du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC) en 1949 marque une nouvelle étape. Fondé par des intellectuels comme Émile Badiane et Ibou Diallo, formés à l'école William Ponty, ce parti ne réclame pas l'indépendance mais cherche à faire entendre la voix de la Casamance dans le jeu politique sénégalais. Une pièce de théâtre, "Bugolo", écrite par ces élites, participe à la construction d'un récit héroïque de résistance casamançaise.
Le pacte brisé et ses conséquences
L'alliance entre le MFDC et le Bloc Démocratique Sénégalais de Léopold Sédar Senghor en 1951 crée un sentiment de "dette morale". Les excellents résultats électoraux obtenus en Casamance par le BDS alimentent cette perception. Le référendum de 1958 sur la Communauté française constitue un moment critique : l'administration coloniale tente d'instrumentaliser les élus casamançais en leur promettant une possible autonomie en cas de vote favorable, une promesse qui restera lettre morte.
La transformation tragique de cette idée d'autonomie survient en décembre 1982, lorsqu'un nouveau MFDC, sous la direction de l'Abbé Augustin Diamacoune Senghor, entre en conflit armé avec l'État sénégalais. Diamacoune réinterprète l'histoire coloniale, affirmant détenir des "preuves formelles" d'une autonomie ancienne de la Casamance. Cette relecture de l'histoire, basée sur des "fragments d'archives" et de mémoire, sert à légitimer une revendication indépendantiste.
Le conflit qui s'ensuit a fait plus de 4000 morts en 40 ans, marqué par des combats acharnés, l'utilisation de mines antipersonnel et des déchirements familiaux. Cette guerre de basse intensité, selon les termes d'Elgas, trouve ses racines dans la construction historique complexe de l'idée d'autonomie casamançaise, née dans le contexte colonial et transformée au fil du temps par différents acteurs et circonstances politiques.
Comme le souligne Séverine Awenengo Dalberto, comprendre cette histoire permet de mieux saisir pourquoi, même parmi les Casamançais non indépendantistes, persiste l'impression d'une "histoire cachée". Son travail d'historienne, fruit de plus de vingt ans de recherches, met en lumière cette "histoire souterraine", celle des "possibles non-advenus" et des interprétations morales du passé, indispensable pour comprendre les tensions actuelles et, peut-être, contribuer à une paix durable dans la région, estime Egas.
Aujourd'hui, alors qu'un espoir de paix définitive se dessine, cette histoire complexe rappelle l'importance de comprendre les racines historiques des conflits pour mieux en appréhender les solutions. La Casamance, avec son potentiel de développement considérable, attend désormais que cette page douloureuse de son histoire puisse enfin se tourner.