DE LA COMPÉTENCE DE LA COUR DE RÉPRESSION DE L’ENRICHISSEMENT ILLICITE (CREI) POUR JUGER UN MINISTRE
En droit sénégalais, pour réprimer les actes infractionnels commis par des personnes peu scrupuleuses en charge d’une mission d’intérêt général qui se seraient enrichies rapidement et illicitement, deux lois furent adoptées : la loi n°81-53 du 10 juillet 1981 qui a institué et réprime le délit d’enrichissement illicite et la loi n°81-54 créant la Cour de répression de l’enrichissement illicite.
Le domaine de compétence de cette cour a été limitativement et soigneusement circonscrit à l’article 163 bis de notre Code pénal. En vertu de ce texte, la cour a compétence pour juger les personnes exécutant une mission d’intérêt général, notamment les titulaires d’une fonction gouvernementale : Premier ministre et les ministres soupçonnés d’enrichissement illicite.
Ce délit prévu dans le Code pénal sénégalais (article 163 bis du Code pénal) relève du droit pénal commun et donc en principe de la compétence de la Crei, sauf incontestablement privilège de juridiction. C’est une infraction assez atypique dans sa constitution, car il suffit que la personne soupçonnée d’enrichissement ne soit pas en mesure de prouver l’origine licite de son patrimoine ou de son train de vie, pour que l’infraction soit constituée (article 163 bis du Code pénal).
Il s’agit d’une infraction instantanée qui ne se caractérise qu’au moment de la réponse faite à la mise en demeure, comme l’a si bien rappelé l’exposé des motifs de la n°81-53.
Dans sa constitution, il est un élément important, c’est l’impossibilité de prouver l’origine licite de son patrimoine ou de son train de vie, ce qui suppose que la personne a acquis un patrimoine de manière illicite, c’est-à-dire d’une façon qui n’est pas permise. Cela laisse entendre que la personne a commis une infraction à caractère économique ou financier (détournement de deniers publics, corruption, blanchiment de capitaux) en amont, ce qui rend d’ailleurs illicite l’origine de son patrimoine, en aval.
En de termes beaucoup plus simples, l’enrichissement illicite suppose une infraction de base ayant permis de s’enrichir illégalement. Ainsi, c’est à la réponse non justificative de la licéité du patrimoine que devrait se constituer alors le délit d’enrichissement illicite, car rappelons-le, c’est un délit instantané. Le délit de base signalé ci- dessus importe peu dans sa constitution.
Cela paraît biscornu, mais il faut vite se rendre à l’évidence que ces infractions de base ne sont pas des éléments constitutifs de l’enrichissement illicite, mais plutôt des motifs ayant conduit à l’enrichissement illicite. Ce délit se constitue indépendamment de ces faits infractionnels de base.
Alors, en pareille occurrence pour la sanction de ce délit par la Crei, lorsqu’il est supposé être commis par un ministre, on peut être amené à faire le départ entre le ministre en fonction et celui qui ne l’est plus.
Mais pour le premier, l’article 101 in fine de la Constitution du Sénégal semble dénier toute compétence à la Crei et la Haute cour de justice est compétente à ce sujet. Maintenant, pour ce qui est de l’ancien ministre, il faut relever l’incompétence de la Crei fondée sur des motifs propres au cas de l’ancien ministre.
En effet, le ministre ayant cessé ses fonctions redevient un justiciable ordinaire, donc s’il commet une infraction (détourner de l’argent d’une société commerciale, commettre un viol, détournement de mineur), les juridictions ordinaires sont aptes à intervenir. Cela se justifie par le fait que l’infraction a été commise non pas quand il était justiciable privilégié, mais justiciable ordinaire.
C’est exactement le même raisonnement que l’on doit adopter lorsque l’ancien ministre est présumé avoir commis le délit d’enrichissement illicite. Normalement, c’est aux juridictions ordinaires que devrait revenir la charge de juger cet ancien ministre, mais la loi sur la Crei écarte cette possibilité, car une compétence exclusive est dévolue à cette dernière en la matière, sauf privilège de juridiction. Or nous savons que la Crei n’est pas compétente pour juger les justiciables ordinaires, sauf dans des cas très bien spécifiés par le
Code pénal. D’où, en principe, l’incompétente de cette juridiction pour juger un ancien ministre en raison de sa nouvelle qualité de justiciable ordinaire. Deux arguments confortent notre point de vue à ce sujet : d’abord, l’article 163 bis alinéa 1 a exhaustivement visé les personnes qui sont susceptibles d’être poursuivies pour ce délit et ensuite ce délit est instantané.
Justement, pour ce qui est des personnes limitativement visées par l’article 163 bis alinéa 1 du Code pénal, il s’agit notamment de toutes les personnes participant à l’exécution d’une mission d’intérêt général, notamment d’une mission de service public. Cet article étant une disposition pénale, il doit être interprété de manière stricte.
Cela nous permettra de nous rendre compte que les personnes visées ci-dessus doivent être en activité pour être concernées par le délit d’enrichissement illicite et c’est ce qui justifie par exemple que les ministres en activité puissent être renvoyés devant la Haute cour de justice et les avocats en activité (gérants leur ordre) devant la Cour d’appel en vertu de l’article 7 sur la Crei. D’ailleurs, les différents termes utilisés («tout titulaire», «tout ...») par l’article 163 bis alinéa 1 du Code pénal permettent de se mettre d’accord là-dessus.
Ce premier argument est renforcé par un autre découlant même du caractère instantané de l’infraction. Cette instantanéité implique que sa commission puisse impérativement se situer à une période où la personne est en fonction, pour enfin être punissable. Cela exclut, en principe, que l’on puisse faire jouer la qualité d’ancien exécutant d’une mission d’intérêt général pour justifier une saisine de la Crei.
En raison du caractère instantané de l’infraction, un ancien ministre ne peut, en principe, être poursuivi pour enrichissement illicite, à plus forte raison être traduit devant la Crei. En fait, l’ancien ministre est présumé avoir commis le délit au moment où il a cessé ses fonctions.
Cependant, concernant les motifs (infractions de base) ayant conduit à l’enrichissement illicite, ils demeurent tout de même punis- sables. C’est là qu’il sera opportun et pertinent d’apprécier s’ils sont commis dans l’exercice ou à l’occasion de fonctions ministérielles pour conclure de la compétence de la Hcj ou des juridictions ordinaires tout en prenant en considération la prescription.
Au demeurant, disons que la résolution de la question de la juridiction compétente pour connaître du cas d’un ancien ministre soupçonné ou accusé d’enrichissement illicite ne repose aucunement sur la qualité de ministre, mais sur le moment de la commission de cette infraction.
Et suivant ce moment, la Crei ne peut en principe être compétente pour juger cet ancien ministre devenu justiciable ordinaire, pour enrichissement illicite en raison de l’absence de l’élément légal et en vertu du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale.
Toutefois, cette règle doit être écartée, notamment lorsque l’ancien ministre exerce ou continue d’exercer une fonction permettant de le classer parmi les personnes visées à l’article 163 bis alinéa 1 du Code pénal. Il en est ainsi par exemple s’il devient ou continue d’être un maire. Là, la personne peut être poursuivie devant la Crei parce qu’elle exerce un mandat électif, fonction visée par l’article 163 bis alinéa 1.
En tout état de cause, l’impunité n’est jamais garantie pour un ancien ministre, même à défaut d’engager sa responsabilité pénale pour enrichissement illicite.