CITIUS, ALTIUS… NULUS
Cette fois, c’est dans les fondements existentiels du sport que les défaillances portent à l’inquiétude. Car le sportif, c’est d’abord l’athlète, le porteur d’effort individuel. La perspective de voir l’athlétisme sénégalais risquer de revenir des championnats d’Afrique de Marrakech sans aucun titre au palmarès, prouve que la ligne de fond est crevée.
Cela n’a dû arriver qu’en 1979 (à Dakar !) et en 1993 (à Durban). Ce qui se dessine n’est pas une mort subite, un infarctus qui abat en pleine ligne droite. En fait, l’encéphalogramme de l’athlétisme sénégalais a commencé à s’aplatir depuis une bonne décennie, même si quelques brusques poussées d’adrénaline ont pu créer, ici ou là, un emballement cardiaque.
Les déçus et les déchus de Marrakech pourraient rentrer incognito. Il n’y a sans doute pas de quoi déclencher un tsunami, pour une discipline confinée dans les marges de la ferveur populaire et passionnelle. Dans la banalité des échecs sportifs qui tendent vers une seconde nature sous les latitudes, voire les platitudes sénégalaises, un ou deux débats télévisés serviront de baume. Le reste se règlera entre quatre murs.
Dommage. Car l’athlétisme est une sorte de référentiel de base dans le sport. Une sorte d’Adn qui fonde l’identité et dit parfois d’un peuple ce qu’il est. C’est ce qui fait le plus gonfler les poitrines au nombre de médailles qui tombent sur le cœur. Qu’on se rappelle (et cela dure encore) : aux temps de la guerre froide, les puissances soviétiques et américaines ne se mesuraient pas uniquement en nombre d’ogives nucléaires. Elles se pesaient au nombre de médailles olympiques. Qu’on se souvienne : l’ex-République démocratique allemande n’était qu’une ombre satellitaire russe, mais chaque olympiade en faisait la troisième puissance mondiale.
Citius, Altius Fortius, clame la devise olympique. Le Sénégal y ajoute «nulus». A ne pas surtout chercher dans le dictionnaire… La référence est dans le livre des valeurs perdues.
Il y a juste un quart de siècle, le Sénégal était sorti de la coloniale premier en beaucoup de choses. L’athlétisme était alors, dans le domaine du sport, l’une des plus belles affirmations identitaires de la jeune nation naissante. En France, on baissait la tête devant les Abdou Sèye, médaillé d’or aux Jo de 1960, Papa Gallo Thiam, Lamine Diack, Habib Thiam, Malick Mbaye ou Pierre William, etc.
Derrière eux, la flamme olympique a continué à brûler. Quand Gakou ratait d’un souffle une médaille de bronze au 400 m aux mythiques Jo de Mexico-68, (4e avec 45’01 qui demeure toujours le record national) d’autres pépites brillaient encore sur les pistes cendrées de Demba Diop et d’Iba Mar. L’élite de la piste ne se résumait pas, comme aujourd’hui, à une ou deux têtes. Mansour Dia planait sur le triple saut africain, en voyant grandir sous son ombre les Moussa Fall (hauteur), Mamadou Diallo «Rasta» (triple saut), Doudou Ndiaye (longueur), Dia Bâ (400 m haies), Boubacar Diallo (200 m). C’est la génération des années 1980, sublimée par l’argent de Dia Bâ aux Jo de Séoul.
Il n’y a pas d’excuses pour ne pas citer les dames. Dans l’effet d’entraînement, avaient émergé les Amy Mbacké Thiam, championne du monde du 400m en 2001, Kène Ndoye, etc., héritières d’Awa Dioum, première Sénégalaise championne d’Afrique (triple saut) en 1982 et autres Mariane Mendoza (Longueur) ou Constance Senghor (hauteur).
Dans ce pays, ne défile pas la grâce des marathoniens et autres fondeurs des hauts plateaux éthiopiens ou kenyans. Encore moins l’explosivité des Ghanéens et Nigérians qui balayent les 100 et 200 m comme pour échapper à une meute de chiens. Mais le type sahélien qui caractérise le Sénégalais, longiligne et aérien, recèle un trésor qu’on n’a pas su fructifier.
Sur les sautoirs, à la verticale comme à l’horizontale, les champions sus cités montrent combien ce sillon était fertile.
La détresse, dira-t-on, est dans la précarité et les pauvres moyens. Il est vrai que l’athlétisme reste une des disciplines où la performance n’est pas seulement dans le talent, mais dans la science qui façonne des sortes de «bionic men» et dans la technologie qui transforme le matériel au rythme des trouvailles scientifiques les plus pointues.
Mais avant d’arriver à cet athlète en 3D, la détresse est à rechercher dans l’environnement qui n’offre plus les espaces de détection qui alimentaient la masse. Les petits lièvres, on les découvrait dans la cour de l’école pendant les jeux de récréation. Aujourd’hui, ces cours tendent à devenir de petits carrés. Les jeux qui se pratiquaient n’avaient pas, non plus, uniquement une dimension socioculturelle. Dans le lambi golo, le gar tombé ou le xala ma ndiir baajo, il y avait une forme de maturation biologique du corps de l’enfant, la recherche de la performance et la psychologie de l’effort.
On ne sort pas de l’environnement socioculturel de l’homme quand on cherche le meilleur en lui. L’athlète ne se crée pas, il se façonne à partir de ce qu’il est. Si les Jamaïcains ont la foudre dans les jambes, ils l’avaient déjà dans leur tête et dans leur être. Peut-être qu’on ne cherche donc pas l’athlète sénégalais là où ses gènes le portent naturellement à l’excellence.
Jusqu’à un certain niveau d’âge, le défi est moins dans les finances que de la création d’un environnement adapté, avec des techniques d’initiation, d’animation et d’encadrement qui poussent à faire sortir l’énergie explosive qui dort en tout enfant. Avant de taper dans le ballon, il court déjà, le gamin. Son premier bonheur n’est sans doute pas de réussir le «flip flap» de Ronaldo, mais d’arriver à la boutique du coin avant son père ou de battre son copain dans la course autour du pâté de maisons.
Un pays n’a pas besoin de vingt-deux champions d’élite pour s’inscrire au panthéon mondial. Une dizaine suffit. Voire beaucoup moins. En une année, cela ne pèse pas autant que la préparation d’un match de l’équipe nationale, chiffrée à 160 millions de francs environ.
Il y a vingt ans, les «Lions» rentraient de Durban sans titre africain. Retour à la case départ.