MULTIPLE PHOTOSMARC SANKALÉ, DOOMU NDAR
PORTRAIT du premier Africain agrégé de médecine générale
Premier Africain agrégé de médecine générale, parrain du centre antidiabétique de l’hôpital Abass Ndao et ancien doyen de la faculté de médecine de l’université de Dakar, Pr Marc Sankalé s’est éteint à 94 ans. Rigueur, humanisme et élégance constituaient le dénominateur commun de l’homme, l’enseignant et le médecin qu’était ce Doomu Ndar.
"Dernier dinosaure"
Le professeur Marc Sankalé est décédé mercredi 13 janvier à Marseille. Il avait 94 ans. Premier Africain agrégé de médecine générale, il était enseignant à l’Université de Dakar (devenue UCAD) et doyen de la faculté de médecine de 1968 à 1976. Une messe de requiem sera célébrée en sa mémoire ce vendredi à partir de 18 heures à la Cathédrale de Dakar, quelques heures après ses obsèques prévues dans la Cité phocéenne. Il reposera aux côtés de son épouse, Yvette Sankalé, née Le Pelletier, partie quatre mois plus tôt.
Marc Sankalé est né le 7 février 1921 à Saint-Louis. Si la mort savait trouver des compromis avec l’assiduité et la ponctualité, il aurait peut-être fêté ses 95 ans dans moins de 20 jours. Et, 5 ans après, son centenaire. Voire davantage. Probablement on le verrait chaque fois en train de souffler sur un appétissant gâteau, entouré de son clan, enfants, nièces, neveux, petits-enfants, arrière-petits-enfants… La mine joyeuse et à l’aise sous un impeccable costume-cravate-pochette. Et vu que les vents s’amusent souvent à jouer des tours aux poumons des gens âgés, surtout en plein hiver, le cardigan ou le pull seraient également de sortie, assortis à l’ensemble, histoire de faire pratique tout en restant chic-sobre.
Mais la faucheuse ne badine pas avec l’heure. Lorsqu’arrive le moment d’exécuter sa mission, elle n’y va pas par quatre chemins. Elle a emporté Marc Sankalé sans demander son avis. Sonnant ainsi la fin du parcours d’un médecin reconnu, d’un professeur respecté et d’un homme de bien qui, par ses qualités professionnelles et humaines, aura marqué beaucoup de personnes ayant croisé sa route.
Dr Alioune Sarr est l'une d'elles. Gynécologue de son état, le président du CNG de lutte est l’un de ses anciens étudiants. Lorsque nous l’avons rencontré dans son bureau de la clinique Pasteur, deux jours après "la terrible nouvelle", il s’apprêtait à prendre sa plume pour rendre hommage à celui qu’il nomme "le dernier dinosaure de la faculté de médecine". Finalement, entre deux consultations, il confiera à SenePlus son témoignage nimbé "d’émotions" et ponctué d’anecdotes qui mettent en relief la dimension du disparu.
C’est que, pendant plusieurs décennies, Alioune Sarr a "eu la chance de côtoyer et l’homme et le professionnel". Avant de devenir son étudiant, il était dans la même classe au lycée van Vo (actuel Lamine Guèye) que l’une de ses deux filles, Joëlle, et à l’internat du même établissement avec l’un de ses neveux Louis-Albert Lake. Grâce à cette proximité, il fréquentait assidûment la famille de celui qui sera le président de son jury de thèse. De l’homme, il retiendra l’élégance, la générosité et, "surtout l’attachement à sa religion".
Louis, son fils ainé devenu prêtre
En effet Marc Sankalé et son épouse étaient de fervents catholiques. Fidèles aux messes du dimanche, engagés dans les actions de l’Église, à Saint-Louis, Dakar et Marseille, ils ont rencontré le pape Jean-Paul II au Vatican dans sa chapelle privée. Le Bénédicité (prière avant les repas) était toujours prononcé à table. Et leur premier enfant, Louis, est devenu prêtre après avoir fait HEC. Pour un fidèle chrétien, un enfant qui emprunte la voie ecclésiastique peut s’avérer la cerise sur le gâteau, mais Pr Sankalé n’a jamais formulé cette demande dans ses prières. Il l’avouera, avec une pointe d’ironie, en prononçant son discours lors de la première messe dite par son fils ainé à la Cathédrale de Dakar : "Tous les jours je prie pour que l'église ait plus de prêtres, mais je dois à la vérité de dire, que je ne priais pas pour que mon fils, après avoir fini HEC, en devienne un." L’assistance s’était tordue de rire, selon un témoin de la scène. Qui ajoute : "Il ne l’a pas regretté pour autant puisqu’il était très proche et très fier de Louis."
Mais Marc Sankalé était également proche de ses autres enfants, deux filles, Michèle et Joëlle, et un second garçon, Hervé. Il trainait avec eux au cinéma, au théâtre, au musée, à l’opéra… "Tu as toujours fait en sorte avec maman, d’équilibrer ton temps entre ton travail, les mondanités et la famille, rappelle Michèle à son père dans un album photos affectueux qu’elle lui a consacré en 2011 pour son quatre-vingt dixième anniversaire et sobrement intitulé Papa a 90 ans. Bon danseur, il était donc normal que tu m’apprennes à danser, y compris la valse !"
Mais si Pr Sankalé était papa-gâteau, il savait se montrer "sévère pour les résultats scolaires et les sorties". En cas d’écart, rapporte Michèle, "les choses étaient dites tranquillement, mais fermement !". Et c’était valable avec toutes les personnes placées sous sa responsabilité. "Il avait un sens du devoir hors du commun, souligne un de ses proches. C’était un homme qui a consacré sa vie à chercher à améliorer à tous les niveaux la vie quotidienne des gens autour de lui."
"Vous m’enlevez une partie de ma crème"
Dr Alioune Sarr acquiesce. En 1973, raconte-t-il, les autorités universitaires décrètent une purge à la faculté de médecine. "Pour des raisons obscures", certains étudiants étaient suspendus pour un an tandis que d’autres l’étaient à vie. "Furieux", Marc Sankalé interpelle "d’une voix posée" le recteur : "Vous m’enlevez une partie de ma crème." Réplique de son collègue et supérieur hiérarchique : "Vous ne savez pas ce que fait votre crème après les cours." La cause étant entendue, il aurait pu baisser les bras et s’avouer vaincu. Poursuivre sa route avec le reste de sa crème et abandonner les bannis à leur propre sort. Il n’en fera rien. Il trouvera à ses derniers des inscriptions à l’étranger.
"Mbaye Kane s’est retrouvé à Abidjan, il est devenu anesthésiste-réanimation, jubile Dr Alioune Sarr. Les Issa Mbaye Samb (décédé, ancien ministre de la Santé sous Wade), Alpha Sy, Cheikh Marone, Corinne Senghor ont terminé leurs études en France. Ibra Ndoye- si je ne m’abuse- et moi, nous sommes restés à Dakar et avons repris nos études une fois la suspension purgée. Durant cette période il m’a autorisé à fréquenter la bibliothèque de l’université et l’hôpital Le Dantec pour ne pas ‘perdre la main’. Pour vous dire combien Monsieur Sankalé était préoccupé par le devenir de ses étudiants."
Autre preuve : dès le premier contact avec ses futurs collègues, Pr Sankalé aimait transmettre les fondamentaux pour réussir en médecine. Directeur du centre antidiabétique qui porte son nom, le professeur Seynou Nourou Diop se souvient de son ancien professeur : "Il était responsable de l’enseignement de base que l’on appelle la sémiologie médicale et sans laquelle aucun médecin ne peut être un bon médecin, en particulier dans nos pays en développement. Il nous inculquait le sens clinique, c’est-à-dire la capacité à pouvoir régler les problèmes du plus grand nombre sans avoir à faire des dépenses énormes. Pour cela, il nous avait sorti lors de notre premier cours avec lui une phrase que je n’oublierai jamais et que je répète à mes étudiants : ‘Si vous voulez apprendre la médecine n’attendez pas qu’on vienne vers vous, c’est à vous d’aller vers vos maîtres’."
Pr Diop accompagnera son "grand-père spirituel" jusqu’à sa dernière demeure ce vendredi. Avec le doyen Amadou Diouf, ils représenteront la faculté de médecine, la communauté universitaire, aux obsèques du Pr Sankalé à Marseille. Depuis samedi, une note de service annonçant la disparition du parrain de l’établissement est visible dans le hall du centre antidiabétique et avant-hier, mercredi, des affiches et prospectus rendant hommage au disparu étaient sur le point d’être ventilés dans les coins et recoins de l’UCAD.
1921, bonne année pour la médecine
Marc Sankalé est né un lundi matin, à 9 heures. En 1921. Une année de grâce pour la médecine car coïncidant avec la découverte du BCG (18 juillet), le vaccin antituberculeux, et de l’insuline (27 juillet), destiné au traitement du diabète. Le docteur Frederick Grant Banting et son assistant Charles Herbert Best de l’université de Toronto, pères du médicament antidiabétique, ne savaient probablement pas qu’à des milliers de kilomètres, à Saint-Louis du Sénégal, cinq mois plus tôt, venait de voir le jour un futur grand médecin. Qui donnera son nom au premier centre de traitement du diabète en Afrique.
Pr Sankalé est le deuxième d’une fratrie de 5 enfants. Ses deux frères (Sylvain, l'aîné, et Edouard) et ses deux sœurs (Marie et Christiane) sont décédés avant lui. Leurs parents, Louis Albert et Marie Pouyanne, qui sont nés et ont toujours vécu à Saint-Louis où ils sont enterrés, les élevèrent sur un socle de valeurs dont l’une des principales était le sens de l’honneur. Après l’obtention de son bac, il embarque avec Sylvain, son grand frère, pour la France où ils devaient poursuivre leurs études. C’était en septembre 1937. Au moment de monter à bord du navire, "Florida", les frères reçoivent un télégramme de leur père, payeur du Trésor à Podor. Le texte disait : "Bon voyage, chers enfants ! Bon courage ! Allez Honneur Sans Faiblir Exemple Père Dévoué Vous Embrasse Avec Effusion. Louis Sankalé."
En rapportant cette anecdote dans Papa a 90 ans, le professeur Sankalé ajoute ce commentaire : "Je me souviendrai toujours de ce message et, dans bien des moments de ma vie, en ai fait ma règle. Une parenthèse pour dire que l’honneur était une grande valeur que nous enseignait notre père."
Il ne reverra plus ce père affectueux. Celui-ci décéda alors qu’il avait 20 ans et était étudiant en France. Mais "le plus cruel" pour Marc Sankalé fut la perte de sa mère, dix ans avant la disparition de son père. Il avait juste 10 ans. Ses frères et sœurs, de 12 à 4 ans. Leur papa éleva seul ses petits, épaulé par trois dames, Mame Catho, la gouvernante, leur grand-mère maternelle, Mame Benda Bâ, et Yaye Aïssatou Ndiaye, "une ancienne ‘dévouée’ de la famille".
Bac à 16 ans, médecin à 23 ans et agrégé à 40 ans
Malgré ce vide précoce, ces coups de boutoir du destin, il brille au plan scolaire puis professionnel et finalement humain. Bac à 16 ans, succès à 18 ans au concours d’entrée à la prestigieuse École de santé navale et coloniale (ESN) de Bordeaux, docteur en médecine à 23 ans et à 40 ans agrégé de médecine. Affecté au Sénégal, il servira tour à tour à Kaolack, Tamba et Saint-Louis. Après une parenthèse qui le mènera à La Guyane, terre de son épouse, et en Indochine, il revient à Dakar pour officier en tant que médecin à l’hôpital Aristide Le Dantec, professeur à l’UCAD et plus tard conseiller technique au ministère de la Santé. Devenu doyen de la faculté de médecine en 1968 il quitte le ministère pour se consacrer exclusivement à l’enseignement et à la pratique de son métier. Il retournera en France en 1978 avec le titre de doyen honoraire.
Il poursuivra sa carrière d’enseignant à l’université de Marseille. Membre des Académies de médecine de France et de Belgique, il empilera les publications, dix ouvrages didactiques et monographiques et plus de 600 articles dans les revues médicales, ainsi que les décorations, au Sénégal (Grand croix de l’ordre national et Grand croix de l’ordre national du mérite), en France (Officier de la légion d’honneur, Médialle coloniale…) et dans plusieurs autres pays africains (Côte d’Ivoire, Bénin, Niger, Mauritanie…).
Malgré son départ pour la France, Marc Sankalé était resté attaché au Sénégal, particulièrement à sa ville natale, Saint-Louis. Il y revenait régulièrement. Une occasion de renouer avec le wolof qu’il parlait parfaitement, de goûter ses plats préférés, le tiéré siim (couscous avec de la sauce et du poisson) et le tiéré bassé (couscous avec une sauce à base de pâte d’arachide). Un régal qui, consommé sans modération, pouvait se révéler un supplice. Un de ses proches raconte : "Tout le monde savait que Micou, comme on l'appelait dans sa famille, aimait le tiéré. Alors quand il était de passage au Sénégal, on lui en préparait à chaque invitation. Un jour en allant rendre visite à sa sœur Titane (Christiane), il la prévient de ne pas lui faire du tiéré parce qu’il était ‘saturé’ car depuis une dizaine de jours qu’il était au Sénégal, le menu n’a pas varié."
Métissages
Mais le plus grand bonheur de Marc Sankalé lors de ses derniers séjours au Sénégal, c’était sans doute de retrouver sa terre natale et le métissage qui fait sa singularité et son charme. Dans Saint-Louis du Sénégal : d’hier à aujourd’hui, le livre d’Abdoul Hadir Aïdara, Pr Sankalé brosse avec passion et fougue le portrait de l’ancienne capitale de l’AOF. Il dit : "La grande originalité (de Saint-Louis) tient à l’ancienneté, à l’intensité et à la qualité des brassages d’idées, de races et de cultures qui se sont opérées dans son sein. Dans ce creuset unique en son genre, après l’inévitable maturation, est sortie une société qui a marqué d’une profonde empreinte le destin de l’Afrique. Ce sont ces brassages de populations qui ont fait de Ndar ou de Saint-Louis ce qu’elle est et qui ont donné naissance à ce type humain très particulier qu’est le Saint-Louisien, le Doomu Ndar."
Poursuivant sa déclaration d’amour à sa ville, il s’arrête sur le profil du Saint-Louisien-type, qui "n’est identique à aucun autre Africain". "Il est un métis, souvent sur le plan ethnologique mais toujours sur le plan psychologique. Si les Oualofs sont les plus nombreux parmi nous, beaucoup portent des noms bambara, toucouleur, français, anglais, portugais… Les uns sont catholiques, les autres musulmans. La couleur du tégument offre les teintes les plus variées. Surmontant les préjugés et oubliant les heurts inévitables des premiers contacts, ce peuple de Saint-Louis connaît une grande cohésion, l’élément le plus constant étant un attachement pour notre ville qui peut parvenir au chauvinisme le plus exclusif."
Cet attachement aux métissages, Marc Sankalé l’a transmis à ses enfants, petits enfants, nièces et neveux. Et ce n'est que du bonheur ! Sa fille Michèle rapporte : "De fait, nous avons poursuivi la ‘tradition’ des ‘métissages’, en y ajoutant l’Autriche, la Guadeloupe et le Maroc. Moi-même j’ai ‘digéré’ ces principes dont vous nous avez ‘pétris’ et j’ai essayé d’en mettre certains en pratique au quotidien, surtout quand j’ai eu à éveiller nos enfants à la vie. Quelle ne fut ma surprise lorsque nos deux fils nous ont présenté leurs futures épouses ! Elles élargissaient l’éventail des cultures déjà représentées dans la famille ; l’une étant allemande et l’autre, métisse tunisienne-suédoise ! Désormais leurs cultures enrichissent notre quotidien. Tout du moins, elles nous font toucher du doigt la complexité de cette entreprise qu’est l’Europe ou l’Union européenne avec son foisonnement de cultures diverses et la difficulté d’une gestion centrale !"
Marc Sankalé a eu trois retraites : l’une de l’armée, en 1962, l’autre de l’université, en 1990, la dernière de l’humanitaire (Médecins du monde), en 2000, respectivement à 41 ans, 69 ans et 79 ans. Il vient de faire valoir ses droits à une pension de retraite de la vie. À 94 ans. Sa fille, Michèle Metzler, auteur de Papa a 90 ans, pourra se pencher sur le tome 2 de cet album-photos dont le titre serait peut-être "Papa avait 94 ans" et le sous-titre "Il a vécu en Doomu Ndar".