ABDOU DIOUF, L’HOMME DES PARADOXES
Les années Diouf, entre tentatives de consolidation du pouvoir et crises successives. Portrait d'une présidence marquée par les tensions sociopolitiques, la sécession casamançaise, les conflits frontaliers et l'usure du régime socialiste
La Casamance et les voisins
Pendant qu’il renforçait son pouvoir, en Casamance, les tensions montent autour du foncier, particulièrement à Ziguinchor. Bien qu’elle soit toujours restée partie intégrante de la vie administrative et économique du Sénégal, le malaise s’approfondit même au Parti socialiste où des luttes factionnelles se font en partie, au nom de l’autochtonie. Les partis d’opposition, et en particulier le Parti démocratique sénégalais, alors influent à Ziguinchor, alimentent la contestation contre la mairie socialiste dénoncée à la fois comme « nordiste » et corrompue. Deux hommes en particulier concentrent et canalisent ces tendances variées au contenu politique très inégal : l’abbé Augustin Diamacoune Senghor en Casamance et Mamadou « Nkrumah » Sané à Paris. Ils formulent une revendication de type nationaliste, et exigent l’indépendance de la Casamance. Ils structurent la lutte, en reprenant à leur compte le sigle du MFDC. La suite est connue : des arrestations « préventives » opérées par l’Etat, qui ne font pas échec à la manifestation du 26 décembre 1982. La nouvelle poussée de tension un an plus tard, autour du procès des personnes arrêtées, avec la mort violente de plusieurs gendarmes à Diabi, la marche, les armes à la main, organisée en décembre 1983, et la rude sanction qui s’abat sur les cercles séparatistes, pousse les militants réfugiés le long de la frontière bissau-guinéenne à s’organiser. A la fin des années 1980, Atika, la branche armée du mouvement se procure des armes. L’Etat sénégalais adopte la politique de la carotte et du bâton : répression et gestes d’ouverture qui aboutissent en 1991 à la signature du premier d’une longue série d’accords entre l’Etat et les séparatistes. Le contexte a également balisé le chemin qui a débouché sur des conflits d’intensités inégales avec la Gambie et la Guinée Bissau.
En 1981, Diouf inaugure sa politique étrangère avec la Gambie qui est à…l’intérieur du Sénégal. Le président gambien, Dawda K. Jawara présent à Londres pour assister au mariage du Prince Charles et de Lady Diana, est victime d’une tentative de coup d’Etat. Il appelle à la rescousse Abdou Diouf qui le rétablit dans son fauteuil présidentiel. A la fin de la même année, nait la Confédération de la Sénégambie qui meurt en décembre 1989 suite à de nombreuses tensions. Pourtant durant cette période (1981-1989) des résultats notables sont enregistrés notamment dans les secteurs du transport et de la communication. Son échec se trouve dans l’insuccès des tentatives d’accord sur les modalités d’une union économique, dû aux grandes différences des systèmes économiques des deux pays. Sur le plan de la défense, les Gambiens en ont été les plus grands bénéficiaires, le Sénégal supportant 80% des dépenses. L’écroulement de la Confédération réside également dans le fait de l’absence de soutien, de confiance ou de consensus des populations et s’inscrit dans le cadre plus global des conflits régionaux notamment entre le Sénégal et la Mauritanie d’une part et avec la Guinée Bissau, d’autre part.
La mort de la Sénégambie en décembre 1989, est décrétée alors qu’éclate en avril de la même année, un conflit avec la Mauritanie, résultat de conjonctions de problèmes en suspens et leurs interférences tant au niveau de la frontière qu’à l’intérieur des deux Etats. Au Sénégal, la tension non gérée, encore vive entre le pouvoir et l’opposition du fait du contentieux électoral de 1988 et en Mauritanie, une opposition de plus en plus active des groupes de populations négro-africaines.
Un conflit à Diawara (village près de Bakel) a mis le feu aux poudres, opposant des cultivateurs et des pasteurs. Une répression sanglante s’en suit avec prise d’otages par des forces mauritaniennes. La réponse ne s’est pas faite attendre au Sénégal, où l’explosion a eu lieu dans les villes. Aux pillages des échoppes mauritaniennes au Sénégal, la réaction en Mauritanie a été une chasse à l’homme selon le faciès, l’activité et l’origine ethnique. Dans un pays comme dans l’autre, se révèle un réservoir insoupçonné de haine. Le pont aérien mis en place, rapatrie plusieurs dizaines de milliers de ressortissants des deux pays, sans que l’on ne sache très bien leur nationalité, vu les critères d’exclusion mis en œuvre.
Dans le même temps, le tracé des frontières avec la Guinée Bissau ressurgit, d’autant plus que le conflit en Casamance devenait plus prégnant mais surtout la découverte d’un gisement de pétrole dans la zone maritime a occasionné un débat concernant l’interprétation des textes écrits pendant les colonisation française pour le Sénégal et portugaise pour la Guinée Bissau. N’ayant pas trouvé de réponse, un arbitrage international est demandé, dont le verdict a été rejeté parla Guinée Bissau. Décision fut prise de se tourner vers le tribunal de la Haye qui donna raison au Sénégal. La Guinée Bissau, une fois encore, conteste le verdict. Un autre épisode avec la Guinée Bissau se déroule en 1998. C’est l’opération Gabou qui avait deux objectifs. Le premier « officiel » était de « rétablir la légalité constitutionnelle » en venant en aide au président Nino Vieira en difficulté face à son ancien bras droit Ansoumane Mané soutenu par l’armée. Le second objectif, officieux celui-là était de faire tomber les bases arrière du MFDC qui longent la frontière.
De cette intervention mal préparée, les Jambars furent aux prises avec des soldats rompus à la guérilla, disposant d’orgues de Staline et, soutenus par la population. L’aile combattante du MFDC, dirigée par Salif Sadio prend part aux combats aux côtés d’Ansoumane Mané et investit l’ambassade du Sénégal. Il aura fallu toute la diplomatie du Général Mamadou Niang, ambassadeur à l’époque qui parlementa avec les soldats bissau-guinéens pour éviter un massacre. Dans son livre-Mémoires, qui passe très vite sur ce drame Abdou Diouf se contente d’un : « Et j’ai renvoyé les troupes à la maison ».
Le temps des crises et de la pacification
Ces crises de grande envergure et d’acuité croissante informent des limites de toutes les stratégies mises en œuvre pour consolider le pouvoir de Diouf. En avril 1987, le pays n’a plus de police nationale. La condamnation de 7 policiers accusés d’avoir torturé à mort un jeune commerçant est à l’origine de protestations du corps. (Il y a eu un précédent en 1983, après une menace de grève pour des raisons liées à la condamnation de gardiens de la paix à des peines de prison pour coups et blessures ayant entrainer la mort d’un homme, au cours d’une enquête). Des manifestations sont organisées à Dakar et à Thiès. L’Etat fait intervenir la Légion de gendarmerie d’intervention (Lgi) pour disperser la marche qui se hâtait vers le ministère de l’Intérieur. Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur et ses collaborateurs sont démis de leurs fonctions et 6265 personnels de police successivement suspendus et radiés : 94 commissaires de police, 14 officiers de paix supérieurs, 201 officiers de police, 42 officiers de paix, 383 inspecteurs de police, 101 sous-officiers, 5430 gardiens de paix). Les tâches de maintien de l’ordre sont confiées à la gendarmerie. 1988 est le temps des crises. La précampagne etla campagne électorale pour les élections présidentielle et législatives sont marquées par des manifestations folkloriques des comités de soutien et une vive polémique autour du code électoral. Des violences postélectorales obligent le président Diouf à décréter l’état d’urgence le 29 février 1988, après avoir fait arrêter les leaders de l’opposition. Abdoulaye Wade et ses co-inculpés, accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat et de violation de la loi anti-émeute sont jugés en avril et le procès remobilise les partis d’opposition. Dans cette atmosphère plus que tendue de 1988, Abdou Diouf révèle dans ses Mémoires que « c’est d’ailleurs le moment que choisit le Général Tavarez pour essayer de faire un coup d’Etat ». D’après son récit, c’est l’épouse d’un des initiateurs qui avait parlé à son amie et cette dernière avait demandé une audience pour l’en informer. Selon elle, et d’après Diouf, Tavares, avait sollicité les colonels Gomis (chef des Paras), Gabar Diop, (chef des Blindés) Bampassi, (chef des commandos), et l’intendant Oumar Ndiaye. Le principal accusé, avait répliqué : « on ne tente pas un coup d’Etat, on le fait ». Il sera limogé et affecté en Allemagne en qualité d’ambassadeur. A son retour, un an plus tard, il est traduit en conseil d’enquête et jugé par celui qui l’avait remplacé : le général de corps d’armée aérien Mamadou Mansour Seck
Au parti socialiste, le « Congrès d’ouverture et de rénovation cède la place au « sursaut national » et à la bataille entre « les barons » et « les technocrates ». Les Rénovateurs jouent les uns contre les autres selon les difficultés du moment. Jean Collin quitte le gouvernement et certains « barons » reprennent du service en qualité de contrôleurs du Parti. Le souci de pacification du front social et politique, ainsi que la restauration d’un ordre institutionnel légitime inclineront Abdou Diouf à négocier avec les principaux leaders de l’opposition regroupés au sein de la CONACPO, ce qui préfigurait la logique de cooptation de l’opposition et l’entrée de Wade au gouvernement de « majorité présidentielle élargie » en avril 1991.
De l’intérieur, il négocie l’adoption d’un nouveau code électoral en vue des élections de février 1993. Il n’empêche. Ces élections ont été les plus contestées et contestables depuis l’indépendance. Les ordonnances utilisées à grande échelle par toutes les parties font s’éterniser le contentieux. L’Observatoire National des Elections (Onel) est incapable de trancher. C’est dans ce contexte que le Président du Conseil Constitutionnel Kéba Mbaye démissionne et le vice-président de la même institution assassiné. Abdou Diouf est réélu avec 58,40% des voix. Commence une période d’affrontements avec les syndicats et les partis politiques à l’adoption du Plan Sakho-Loum, qui n’empêchera pas la dévaluation du F Cfa en 1994. Alors que les ajustements structurels suivent les années de sécheresse et envoient des milliers de chefs de famille au chômage une espèce de vigilance démocratique surgit. Entre 1996 et 2000, la démocratie sénégalaise prend un coup, alors qu’ailleurs, on découvre et cherche à perpétuer les délices de la démocratisation. C’est l’heure des réformes presqu’unilatérales, initiées parle PS, dont la longévité au pouvoir a réduit la lucidité et a donné l’illusion d’une invincibilité dont il ne va pas tarder à revenir. 1996 voit la restructuration du Parti socialiste et la mise en orbite de Ousmane Tanor Dieng, après le « Congrès sans débat » au « préjudice » de Djibo Ka et de Moustapha Niasse, qui entrent en dissidence et quittent le parti. Les élections de novembre dégradent encore plus l’image du parti socialiste. Des partis d’opposition, regroupés autour du PDS, demandent la mise sur pied d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI). D’âpres échanges verbaux entre des Socialistes regroupés autour de Tanor Dieng et le « groupe des 19 », furent tranchés par la création de l’Observatoire national chargé des élections (ONEL).
En 1998, L’Assemblée nationale vote la création d’un Sénat, présenté comme une mesure logique dans le cadre de la politique de régionalisation et visant à donner une plus grande autonomie aux collectivités locales. « Le Sénat doit être dans la ligne de cette décentralisation, veiller à ce que les intérêts des collectivités locales soient également représentées au niveau central ». Pour beaucoup, le Sénat avait été créé pour « caser » les députés ayant perdu leur siège lors des législatives. Sa création, la suppression du « quart bloquant », le retour au septennat, sont des initiatives regardées, au moins dans le pays, comme des reniements démocratiques.
La perspective de la présidentielle de 2000 avait fait naitre la rumeur qu’en cas de victoire, comme Senghor, Diouf ne terminerait pas son mandat et le transférerait à Ousmane Tanor Dieng. Face à la détermination de l’opposition qui s’organisait en un bloc, l’administration locale qui était devenue brusquement « neutre », il lui était demandé par quelques membres de son parti, comme par ceux de l’opposition, de « sacrifier » Ousmane Tanor Dieng. Diouf résista à cette demande et signait par là même sa perte et celle de son parti. Ajoutés à cela, la détermination de l’opposition qui se regroupait, la « neutralité » de l’administration locale qui a toujours été favorable au pouvoir, la critique quotidienne des tares du régime, le mutisme des confréries qui traditionnellement appelaient à voter pour la classe dirigeante, et enfin la « demande sociale ». Le soutien de Djibo Ka et l’appel de Serigne Cheikh Tidiane Sy, le plan de campagne de Séguéla, n’y firent rien. Abdou Diouf ne s’était pas converti à l’autocratie, mais l’usure du pouvoir l’avait éloigné de certaines réalités et affaibli son jugement politique. C’est ainsi que le 19 mars 2000, les Sénégalais mirent un terme à son long bail avec le pouvoir et le Sénégal connut sa première alternance politique.