À GAUCHE TOUTE…
La gauche sénégalaise passe l’arme à… gauche ! Toutes ses figures vivantes et encore aptes ont rendu hier, par leur présence effective, un vibrant hommage à Ibrahima Sène, mort dimanche à Dakar des suites d’une longue maladie.
La gauche sénégalaise passe l’arme à… gauche ! Toutes ses figures vivantes et encore aptes ont rendu hier, par leur présence effective, un vibrant hommage à Ibrahima Sène, mort dimanche à Dakar des suites d’une longue maladie.
L’atmosphère était lourde, pesante et le regard « ailleurs » en signe de deuil et de respect envers le défunt qui fut un homme de convictions et d’engagements multiples dont le parcours, tout en relief, a été salué par ses compagnons, ses camarades, ses amis, ses collègues mais surtout ses enfants unis dans l’épreuve pour dominer l’épreuve de la mort.
Toute sa vie durant, l’ingénieur agronome Ibrahima Sène a mené des combats épiques et héroïques, remporté des victoires mémorables. Il n’a cédé que devant la mort, à plus de 75 ans. Sans conteste aucune, il était une icône de la gauche, parvenant à exister par des traits distinctifs : une chaude et rocailleuse voix, un physique massif et une énergie sans borne.
Membre éminent du PIT (Parti de l’Indépendance et du Travail) il donnait de lui l’image d’un acteur infatigable dans la défense des justes causes, courageux voire téméraire, redoutable polémiste doté d’une vaste culture dont il se servait avec doigté tout en se moquant de lui-même.
L’humour l’habitait. Et le rendait affable. Pour autant, il ne perdait son sérieux dans les échanges. Au contraire. Et chez lui, l’éclat de rire métallique était à la fois significatif et communicatif. Ce qui lui permettait, par effet de parabole de désarçonner, d’illustrer ou de révéler, en fonction des problématiques en question.
Il adorait les débats, forcément contradictoires devenus, hélas, rares de nos jours. Ce dont il se désolait déjà, allant jusqu’à pointer du doigt l’appauvrissement du discours politique comme la source originelle du recul démocratique qui s’observe au Sénégal. Il tentait d’expliquer le « phénomène », qui n’en était pas au demeurant, par le découragement, le renoncement, l’abandon, l’absence de conviction.
Pour le marxiste pragmatique qu’il était, la contradiction, servie par des armes intellectuelles et conventionnelles, rythme la marche, donc le mouvement et symbolise la progression en même temps qu’elle éclaire les esprits et illumine les actions qui en découlent.
Son sens élevé de la mesure constituait un autre trait de caractère de ce géant de la lutte attaché à la droiture, à l’honnêteté, à la justice et à l’équité. Il ne se substituait pas aux autres pour des combats qui étaient les leurs. Loin de lui pareille intention. Mais ils se réjouissait des victoires qui, agrégées, libéraient des espaces d’épanouissement et forgeaient un mental de gagneur pour les batailles futures.
Les grèves du Sudes (éducation et enseignement), du Sutsas (santé), du Sutelec (électricité), ainsi que l’émergence des syndicats autonomes, le comblaient d’aise pour ce qu’elles apportaient comme contribution à l’avancée des libertés fondamentales.
Certains parmi ses amis ne s’expliquent pas la source de ses forces de conviction et surtout les ressorts de sa témérité qui frise l’insouciance. Les mêmes, presque admiratifs, reconnaissent à Ibrahima Sène un immense talent politique, une immersion aboutie dans la société sénégalaise et une analyse pertinente des dynamiques en gestation.
N’a-t-il pas fait partie des premiers à théoriser le soutien à la bourgeoisie nationale avec pour finalité la naissance et la consolidation du capital national pour réduire la prédominance étrangère ? Celle-ci, dans les années 80, régentait tout au Sénégal.
Dans l’absolu, la « légion étrangère » avait la haute main sur la production et la transformation, l’import et l’export, la banque, l’assurance et la réassurance sans compter toutes les autres filières d’accumulation de pouvoirs. Quelques rares nationaux, détenteurs de moyens limités, n’étaient qu’en division inférieure et par conséquent n’avaient pas voix au chapitre.
Cette approche, disons cette « vision » fut durement combattue et la polémique faisait rage au sein de la gauche d’alors traversée de courants et de chapelles qui ne reflétaient pas la « réalité concrète » mais illustraient fortement la « vanité des savoirs » et le caractère jouissif des joutes au cours des débats publics d’alors.
Naturellement, une telle lucidité n’était guère le fruit du hasard. L’observation des réalités internes ajoutée à des analyses pointues de la géostratégie mondiale permettaient à des équipes chevronnées d’anticiper sur les « coups d’après » du grand capital international.
Personne, à l‘époque ne boudait le plaisir de suivre et d’écouter Mamadou Ndoye sur les offres d’éducation, de sentir vibrer Abdoulaye Bathily, de voir Landing Savané flétrir les immobilismes, de s’étonner du brio de Sémou Pathé Guèye ou de se laisser séduire par les informations « bien sourcées » de Amath Dansokho.
La suite est connue. Peut-être même que la cause est entendue… Autrement dit, à chaque génération son « cycle de combats ».
Que vaut (et pèse) la gauche aujourd’hui ? En ces moments de crispation, la mort de Ibrahima Sène ouvre-t-elle un nouveau chapitre, une perspective nouvelle ? Il disparaît en même temps que d’autres figures marquantes mais vieillissantes, quittent la scène en laissant un « trou » large et profond difficile à combler. Ils ne sont nullement irremplaçables. C’est un fait.
En revanche, les divisions étaient si nombreuses que l’éparpillement des forces affaiblissait davantage une gauche numériquement minoritaire mais politiquement balèze pour être incontournable dans les stratégies de conquêtes de pouvoir ou de maintien au pouvoir.
D’ailleurs à y regarder de près, les mésaventures de Mimi Touré et les aventures de Ousmane Sonko se jouent sur fond de règlements de compte entre des fractions (pu des fragments) de gauches avec comme marqueurs des têtes de gondole bien « entourées ».
Si l’ancienne Premier ministre se rapproche du remuant leader de l’opposition pour faire face à l’actuel Président, lui-même un produit de la gauche teintée de libéralisme, l’enjeu, on le devine, devient crispant puisque la lutte sera âpre, impitoyable, sans quartier et peut-être même haineuse.
Or le défunt Ibrahima Sène, pour avoir payé le prix fort, s’interdisait néanmoins toute invective en optant judicieusement pour la clarté du propos. Il évitait de « déconstruire » l’avenir par des jugements hâtif et à « l’emporte pièce » de crainte justement de s’éloigner de l’essentiel.
Car, selon lui, en politique tout comme en économie, les rapports de force dictent les comportements et les conduites à tenir avec une nette propension à l’habileté pour épouser les conjonctures.
Cayorien dans l’âme, Ibrahima Sène n’en était pas moins « florentin ». Les excès, aimait-il à dire, sont nuisibles en politique. Si bien que le radicalisme et le populisme ne relevaient ni de sa grammaire ni de son lexique politique.