LE CRÉPUSCULE DES LIBERTÉS
EXCLUSIF SENEPLUS - Les déterminants de la crise actuelle sont multiples certes, mais ils ont un fond commun : la reproduction des pratiques coloniales
Le Sénégal célèbre le 4 avril 2023 ses 63 ans d’indépendance. C’est la fête des libertés. Celle de rappeler que le peuple du Sénégal s’est de tout temps et en tout lieu, illustré dans la lutte pour les libertés fondamentales et contre toute forme de domination. L’historiographie en atteste. Les reliques des hauts faits d’arme des résistants d’hier à l’oppression, se sont transmises de génération en génération.
Archivées dans les consciences collectives, ces épopées glorieuses ont surmonté la traversée du fleuve de l’oubli. Les générations actuelles ont retenu la leçon de Marx : « L’histoire se répète, tout d’abord comme une tragédie, après comme une farce ».
Les générations actuelles ne veulent ni d’une tragédie, ni d’une farce, encore moins d’un crépuscule des libertés, plus d’un demi-siècle après l’inestimable tribut payé pour le droit de décider librement de son destin et celui d’exercer toutes libertés citoyennes sans entraves.
Le crépuscule, on le sait, est un moment interstitiel. Une transition entre la lumière et les ténèbres. C’est le passage clouté vers la terreur. C’est cette séquence temporelle angoissante que le peuple du Sénégal est paradoxalement entrain de franchir.
Le crépuscule des libertés dans un Etat, c’est le basculement du peuple dans les abysses de l’affliction et de la démesure. Le crépuscule des libertés dans un Etat, c’est aussi le bâillonnement des juges et le dépérissement de la justice.
Sans nul doute, le peuple du Sénégal est en train de toucher du doigt, l’une des saisons les plus mélancoliques de son histoire. Le régime finissant actuel joue son joker : la carte d’une « solution finale » pour désagréger et confisquer la volonté du peuple.
Non ! l’Afrique, encore moins le Sénégal, n’a point besoin d’institutions fortes. L’Afrique a tout simplement besoin d’institutions légitimes. C’est la légitimité, et elle seule, qui confère une force aux institutions. Pas le contraire.
Les institutions tout comme les hommes, n’échappent pas au paradigme rousseauiste. Pour demeurer fortes, elles doivent transformer la force que le peuple leur a délégué en droit, promouvoir le primat de l’intérêt général sur celui des gouvernants, protéger les personnes débarrassées de toutes leurs appartenances, et surtout, dans un pays exsangue comme le Sénégal, surveiller comme du lait sur le feu, les ressources et les deniers publics.
Ce n’est pas pour rien, que Max Weber, dont la pensée n’a jamais été aussi travestie par les néophytes de la pensée sociologique du pouvoir, ce n’est pas pour rien, disions-nous, que Max Weber a ajouté l’adjectif « légitime » à la violence étatique pour bien montrer qu’elle dérive exclusivement du bon vouloir des peuples.
La violence étatique actuellement offerte en spectacle au monde et infligée aux libertés est illégitime. Ce n’est pas celle dont parlait Max Weber. Ce n’est point l’Etat en tant qu’entité ontologique qui légitimise la violence, c’est sa reconnaissance par le peuple et son acceptation par le peuple qui lui confèrent le monopole de la violence. Un Etat dont la légitimité est contestée par le peuple ne saurait se prévaloir d’une quelconque violence. Qui plus est, même la violence exercée dans la guerre a des limites.
Jamais au Sénégal l’Etat n’a fait face à une vague de défiance d’une telle ampleur. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour paraphraser Camus, la défiance d’un peuple s’installe lorsque l’Etat étend sa violence « au-delà d’une frontière à partir de laquelle un autre droit lui face et le limite[1] ».
Cette défiance inédite du peuple du Sénégal, est un résultat. Celui de la confiscation des libertés. Elle matérialise un sentiment de révolte qui transcende les acteurs politiques. C’est tout simplement le refus de l’oppression. C’est un élan de défense des libertés et des opprimés.
Les déterminants de la crise actuelle sont multiples certes, mais ils ont un fond commun : la reproduction des pratiques coloniales.
La liste des femmes et des hommes sacrifiés sur l’autel de la patrimonialisation du pouvoir et de la domination doit-elle paradoxalement continuer à s’allonger après les indépendances par le fait des africains eux-mêmes ou celui de leur instrumentalisation ? Combien de nouveaux Patrice Lumumba, de Ruben Um Nyobe, de Thomas Sankara et de Omar Blondin Diop faudrait-il encore avant de s’arrêter ?
Les déportations continuent. La rhétorique complotiste prolifère. La pensée divergente est criminalisée. Le corpus axiologique des Sénégalais est foulé au pied. Les libertés publiques sont ruinées. Le pouvoir judiciaire est assujetti. Les journalistes sont persécutés. L’impunité est promue. La prison est une arme politique de destruction massive. Les organes de contrôle sont muselés. Les opposants sont diabolisés et surveillés par Big Brother. L’arbitraire prend des proportions nouvelles avec l’émergence de la séquestration d’Etat. Les morts dans l’exercice des libertés publiques se comptent par dizaines. Des disparitions mystérieuses voient le jour. Les agressions physiques se multiplient. L’appartenance politique fait des milliardaires d’un bord et des persécutés de l’autre. L’interdit est devenu la règle et la liberté l’exception.
Ce tableau sinistre est celui du Sénégal d’aujourd’hui.
Un peuple ne se conquière pas avec des ponts et des chaussées. Il se nourrit de liberté, de savoirs, de culture, de considération, de justice sociale et de bien-être. C’est la séquence inaugurale vers un développement durable. Rien de pérenne sans les libertés. Le trauma des privations de liberté affligées aux africains à travers les dominations exercées sur eux tout au long de l’histoire en administre la preuve à suffisance.
[1] Albert Camus, L’homme révolté, Editions Gallimard, 1951, p.27.