LE PAATHIO IRRESPONSABLE DES ACTEURS CULTURELS SÉNÉGALAIS
Avec 5,5 milliards, ce que les acteurs culturels devraient faire, c’est investir dans la création d’entreprises innovantes aptes à opérer dans l’économie de croissance et dans l’acquisition d’immeubles de rapport leur générant des loyers
Le Covid peut être une maladie mentale aussi. Et il me semble pouvoir l’affirmer sans être valablement démenti : c’est ce dont sont atteints les acteurs culturels (auteurs, interprètes, éditeurs et producteurs) qui sont les ayant-droits de la SODAV (Sénégalaise du Droit D’auteur et des Droits voisins du Sénégal) et ceux des acteurs culturels et artistiques sénégalais qui n’en sont pas membres. On ne peut, en effet, pas penser autrement, quand on voit comment ils procèdent pour (ne pas) tirer profit de l’importante manne, au total 5,5 milliards en deux fois, qui leur est remise par l’Etat au titre de l’impact négatif du Covid sur leur activité artistique et culturelle.
Ces acteurs culturels ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et ont décidé, dans les deux cas du cadeau doublement offert par l’Etat, pas plus que de procéder à un paathio, d’autant plus inéquitable qu’il est égalitaire. Pour ce qui est du sous-secteur musique, les 11 816 artistes et auxiliaires qui s’y activent ont reçu chacun un appui égal de 127 148 FCFA par personne après 4 mois d’inactivité dus au Covid. Le partage des 3 milliards en plus d’être égalitaire donc inéquitable, a été un véritable partage de boukki où la Sodav a pris la part de la hyène : selon le document rendu public le 15 juin par celui qui était encore le Directeur des Arts au ministère de tutelle, Abdoulaye Koundoul (depuis lors nommé directeur du théâtre Sorano), il a été convenu que la moitié du fonds, soit 1,5 milliard, soit octroyée à la Sénégalaise des droits d’auteurs et des droits voisins (SODAV dont 90% des recettes proviennent de la musique), 500 millions au cinéma et à l’audiovisuel, 200 millions au livre et à l’édition, 182 millions au théâtre, 100 millions aux communicateurs traditionnels, 50 millions au stylisme et à la mode, 50 millions à la danse, 20 millions au conte, 20 millions aux artistes handicapés et 28 millions aux quatorze centres culturels régionaux (2 millions par centre). Ainsi les chèques qui ont été remis le 30 juin 2020 allaient aux sous-secteurs Arts visuels pour 500 000 000 FCFA, Communication traditionnelle : 100 000 000 FCFA, Musique (hors SODAV) : 500 000 000 FCFA, Cinéma et audiovisuel créatif : 250 000 000 FCFA, Style et mode : 50 000 000 FCFA, Artistes en situation de handicap : 20 000 000 FCFA, Théâtre : Comité de relance : 94 878 000 FCFA, Pôle des Non Alignés : 27 122 000 F CFA. Soit un total de 1 542 000 000 F CFA. Pour compléter le tableau, il faut noter que 85 millions ont été réservés par le comité pour faire face aux imprévus.
Six mois plus tard, en ce mois de décembre 2020, après que les artistes interprètes soient interdits de prestations (notamment ceux de la musique) par le préfet et le gouverneur de Dakar dans les bars, dancings et restaurants et qu’ils aient fait un sit-in ayant réuni de maigres troupes à la Place de la Nation (ex-Obélisque), voici que Macky Sall remet la main au pot, avec cette fois-ci 2,5 milliards, ce 24 décembre 2020, en père Noël des tropiques.
A nouveau, un « comité de pilotage » (qui ne pilote rien à part le pilotage à vue !) est annoncé, pour la « gestion » (sic !) de ce nouveau fonds d’aide de 2,5 milliards de francs CFA alloué aux acteurs culturels pour atténuer l’impact du Covid-19 sur leurs activités, indique la directrice des arts Khoudia Diagne. "On s’est réuni pour discuter de la manière dont ce nouveau fonds devrait être gouverné, qui en a droit, comment faire la répartition’’ ou s’il faut reconduire le mode de gouvernance du premier fonds, a-t-elle indiqué dans un entretien. "Au final, tout le monde était d’accord que le format adopté lors de la première répartition a été la bonne, à savoir qu’il faut un comité de pilotage qui représente tous les sous-secteurs à savoir deux par discipline, et après avoir des sous-comités", a-t-elle indiqué.
Les acteurs culturels étaient représentés par les membres du comité de pilotage du premier fonds et les organisations professionnelles, parmi lesquelles l’Association des métiers de la musique, les Acteurs de l’industrie musicale, la Coalition des acteurs de la musique, "Say Wi". Il a été recommandé, après échanges entre le ministère et les acteurs culturels, que les bases de données soient revues par chaque sous-secteur, ces dernières ayant fait l’objet des nombreuses discordances lors de la première répartition du fonds de trois milliards accordés aux artistes. "Il faut que ces bases de données soient réactualisées par les sous-secteurs et après on en fera un document de base de travail pour cette nouvelle répartition", a souligné la directrice des arts. Les acteurs culturels ont proposé aussi que le fonds soit logé dans une banque et que les aides soient remises sous forme de chèque aux ayant droits. La directrice des arts estime que ce point "nécessite des discussions, il nous faut retourner vers l’autorité pour voir si cela va être validé ou pas".
« Cet appui vise à permettre aux acteurs de mieux supporter les impacts négatifs du COVID-19 sur leurs activités, les manifestations culturelles n’étant pas encore autorisées en raison de la résurgence de la pandémie. »
Eh bien, toutes ces recommandations sont légères et perdent de vue l’essentiel : avec 5,5 milliards, ce que les acteurs culturels devraient faire, c’est investir dans la création d’entreprises innovantes aptes à opérer dans l’économie de croissance et dans l’acquisition d’immeubles de rapport leur générant des loyers et de salles de spectacles leur appartenant, ceci pour leur vie entière et au-delà. L’Etat qui les laisse ne pas faire ceci est aussi coupable de non-assistance : l’appui financier doit s’accompagner de renforcement de capacités en gestion et stratégies d’autonomisation. Il est irresponsable qu’on maintienne ainsi les acteurs culturels dans une économie de subsistance et une posture de politique de la sébile tendue, avec des sommes qui ne servent qu’à faire bouillir la marmite jusqu’à ce que les sommes en question fondent et disparaissent naturellement comme neige au Sahara. A ce rythme, même si 1000 milliards, soit le quart du budget annuel du Sénégal, était octroyé aux acteurs culturels covidés, cela ne ferait jamais que 1 million pour chacun, vite englouti par les dépenses ordinaires de la vie quotidienne.
Et pour ces 5,5 milliards, certains esprits à courte vue disent que les « grands » artistes devraient céder leur part aux « petits » : Pourquoi ? Les « grands » sont des Sénégalais comme les autres et ce sont aussi leurs impôts qui abondent ces dons. Ensuite, des artistes dont les œuvres ne sont pas inscrites au répertoire de la SODAV du fait qu’elles ont un éditeur musical étranger (français pour la plupart, et sont donc à la SACEM) comme Duggy Tee, Awadi, Ismaël Lô ou autres n’ont pas reçu et ne recevront pas un kopeck de ces 5,5 milliards : la fuite des œuvres à l’étranger, un autre sujet à aborder pour une autre fois. Oui le Covid n’est pas qu’une maladie physiologique. Le Covid est aussi une maladie mentale. Et les acteurs culturels sénégalais en sont frappés. Leur donner des milliards relève de l’acharnement thérapeutique qui ne changera pas leur situation de précarité structurelle.
Ousseynou Nar Gueye est Directeur général d’Axes et Cibles Com SARL
(Titulaire d’un DESS/Mastère en Relations interculturelles et Gestion des Arts option politiques culturelles internationales, obtenu en 1999 à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle)