POUR UN RÉARMEMENT INTELLECTUEL ET MORAL DANS LE CHAMP POLITIQUE SÉNÉGALAIS
Il est temps de s’écarter des positions intellectuelles trop précautionneuses. Le moment est venu de se libérer d’une pseudo-neutralité qui, dans des situations politiques comme la nôtre, sert à marchander avec la vérité et le courage
La situation politique actuelle du Sénégal est plus que jamais inquiétante.
Au Sénégal ou dans la Diaspora, chaque citoyen envisage, dans un coin de son esprit, la possibilité qu’advienne, d’ici février 2024, l’un des pires scénarios de notre histoire : guerre civile, coup d’État, gouvernement de transition, manifestations infinies, troubles prolongés à l’ordre public, paralysie de l’État, de ses institutions et des services publics, etc.
A la sortie de l’année 2012, il nous avait semblé que certaines questions étaient définitivement derrière nous ; en particulier celles du troisième mandat et de la gestion de nos deniers publics. Notre imaginaire politique s’était tournée ailleurs. L’on s’imaginait alors sous un soleil nouveau qui allait revivifier nos espoirs partagés et éclairer notre avenir commun.
A défaut de pouvoir résoudre définitivement ces questions-là, l’étape politique entamée en 2012, était censée au moins briser leur monopole du débat politique afin que nos énergies se déploient dans d’autres domaines et sur des travaux non moins importants. Des questions qui touchent à la consolidation de notre démocratie, la refondation de nos institutions mais aussi celles qui permettent de libérer, émanciper et garantir plus de dignité aux sénégalais.
Hélas, il semble bien que les combats démocratiques de 2023 soient encore ceux de 2012. C’est comme s’ils venaient d’être entamés, tant ils semblent nouveaux et plus alarmants. Jamais les institutions et les libertés n’ont été aussi mises à rude épreuve. La balance de notre justice semble irrémédiablement pencher en faveur d’une minorité et le processus électoral reste plus qu’incertain. Les fondements de ce qui assure la cohésion et la sécurité (dans toutes ses dimensions) de la nation sont remis en cause. Dans cette situation pour le moins inquiétante, chaque jour qui passe tisse les fils du chaos.
Les intellectuels ont une grande part de responsabilité dans la situation actuelle et le danger qui se profile à l’horizon. Ces vingt dernières années, ils ont déserté l’espace public et le champ politique, cédant le terrain à une légion d’arrivistes, de professionnels de la politique politicienne ainsi qu’une certaine élite intellectuelle qui a plus à cœur ses propres intérêts que les valeurs de courage, de vérité et du service à la nation que promeut l’université.
Ainsi, ceux qui, hier, étaient les défenseurs de notre constitution dans nos facultés de droit sont ceux qui la vilipendent et l’instrumentalisent aujourd’hui. Ceux qui ont été formés dans ces mêmes facultés pour servir dans la haute administration sont les mêmes qui prennent des arrêtés préfectoraux qui bafouent nos libertés et les règles les plus élémentaires du droit sénégalais.
Ce qu’il nous faut dans l’espace politique sénégalais, c’est un réarmement intellectuel et moral. C’est cela qui nous écartera de l’indigence des questions politiques actuelles et d’un débat réduit par la force des choses à la question du « mandat » au moment même où bien des citoyens peinent à se soigner, à s’éduquer et à répondre à leurs besoins élémentaires.
Pour paraphraser Fanon, c’est la question de l’homme qui doit nous préoccuper : élever l’homme à un autre palier. Tel doit être le projet qui devra être au cœur du discours, du débat et de l’action politiques au Sénégal. Et ce projet ne peut être réalisé sans l’implication des intellectuels.
Nous sortir de la grande nuit, éclairer nos horizons, désaliéner les esprits, façonner des âmes fortes, nous permettre de faire une expérience digne de notre existence, rassurer et redonner espoir à une jeunesse qu’on a faussement convaincu qu’elle ne valait pas grand-chose et que la dignité d’une vie ne peut s’expérimenter qu’ailleurs, voilà le chantier urgent qui nécessite une implication politique massive des ressources intellectuelles locales et diasporiques extraordinaires dont dispose ce pays.
Mais un réarmement intellectuel ne suffit pas. En plus, il nous faut injecter dans le champ politique des valeurs comme le « Jom », le « fit », le « dëggu », le « fulla », le « fayda », le « ngor », etc. Ces valeurs se transmettent encore dans nos corps sociaux, par exemple, dans les cérémonies initiatiques du « ndut » chez les sérères ou le « Boukout » chez les diolas. Il s’y ajoute l’œuvre et le parcours de figures emblématiques de l’histoire du Sénégal qui, une fois démythifiés, constitue un gisement de ces valeurs.
Il est heureux de constater que ces valeurs subsistent encore dans la société. Les récentes tentatives d’intimidations, de menaces ou de corruptions ont avorté car des citoyens n’ont pas cédé. Cela montre que ces valeurs sont encore là, qu’elles tiennent toujours.
La situation politique actuelle, incertaine, nous montre qu’il est temps de s’écarter des positions intellectuelles trop précautionneuses. Le moment est venu de se libérer d’une pseudo-neutralité qui, dans la plupart des cas, dans des situations politiques comme la nôtre, sert à marchander avec la vérité et le courage. Il est temps de sortir de l’académisme et de mettre à l’épreuve des faits et des réalités sociales le travail théorique et livresque des sciences humaines et sociales. Il est temps de renouer les liens et de rebâtir des ponts entre l’université et la société.
La complexité du monde contemporain et les enjeux importants dont un grand nombre se joue sur notre continent, doivent nous faire comprendre que n’importe quelle personne ne peut diriger un pays. Il nous faut des femmes et des hommes suffisamment instruits, ayant une culture générale et une profondeur historique, qui sont au fait de la réalité du pays mais aussi de celle du monde. Des femmes et des hommes ayant fait l’expérience d’un monde autre que le nôtre. Des femmes et des hommes qui savent détecter les compétences et les ressources humaines de qualité que compte ce pays et ses diasporas. Des femmes et des hommes décomplexés qui ont confiance et foi au génie que recèle le Sénégal. Des femmes et des hommes qui savent et comprennent le poids des mots, la force symbolique des discours qu’ils prononcent et des actes qu’ils posent.
Jadis, c’est cet armement intellectuel et moral qui nous a valu d’éminents exemples comme le juge Kéba Mbaye ainsi que des hommes politiques comme Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, Cheikh Anta Diop, etc. On peut diverger sur leur bilan politique, mais leur hauteur intellectuelle et morale nous a évité de sombrer dans le chaos et de franchir une ligne rouge préjudiciable au Sénégal dans les périodes troubles de son histoire.
C’est cette implication intellectuelle combinée aux profondes valeurs morales du Sénégal qui nous évitera, dans le futur, de faire de notre constitution et de nos lois de simples formules et articles vides de significations et que l’on peut instrumentaliser. C’est ce réarmement qui nous permettra d’éteindre les feux allumés par la ruse d’un groupuscule qui voudrait faire dire à des dispositions constitutionnelles claires le contraire de ce qu’elles énoncent. Un groupuscule qui, jouant sur une rhétorique mystifiée ou brandissant des titres de noblesse universitaires, veut nous faire croire que sa parole est d’évangile et que nous n’avons pas besoin de notre bon sens et de nos intelligences individuelles et collectives pour lire les choses et exprimer nos profondes aspirations.
D’un réarmement intellectuel et moral pourra également découler une plus grande prise de conscience permettant à tout un chacun de réaliser que le Sénégal, son État et ses institutions transcendent les personnes qui les incarnent ou aspirent à les incarner dans le futur.
Alioune Wagane Ngom est Doctorant en droit public à l’Université de Reims et Visiting Scholar à Duke University.