AU-DELA DE LA POCHETTE DE DISQUE
A LA DECOUVERTE D’ASSANE KANE, OU LE DISQUAIRE DE L’INSTITUT FRANÇAIS
Si vous êtes un habitué des lieux, vous avez dû le croiser une ou deux fois, là-bas dans la cour de l’Institut français où il a officiellement posé ses bagages : son laisser-passer est là pour le prouver. Disquaire, en plus d’être ce mélomane-collectionneur, qui dit avoir pris goût à la musique de maman, Assane Kane raconte qu’il a d’abord commencé par vendre quelques cassettes dans la rue. Aujourd’hui, sa réserve compte 5000 à 6000 pièces…
Peut-être que…Peut-être vous souviendrez-vous de l’avoir rencontré à la fin des années 90, ou alors avez-vous entraperçu sa longiligne silhouette quelque part dans le centre-ville de Dakar, entre l’ancienne avenue Ponty, devenue Pompidou il y a quelques années, Albert Sarraut et la rue Félix Faure, où il lui arrivait alors de vendre ses cassettes, à une époque où cela se faisait encore. C’était son fief à lui, Assane Kane, l’ancien marchand ambulant qui dit l’avoir plus ou moins fait pour «survivre» il y a quelques années, avec l’air d’assumer aujourd’hui son confortable «capital de 16 millions» ; sans fausse modestie, ni pudeur de circonstance.
Vous ne l’entendrez peut-être pas faire comme si, ou jouer à cache-cache avec les mots, mais il vous fera tout de même comprendre, entre les lignes, que ce n’est pas qu’une question d’argent. Son récit, de sa voix légèrement endormie, commence d’ailleurs par une sorte d’aveu, emprunté à ce qu’on appellerait sa préhistoire. «J’ai toujours aimé la musique», vous dira-t-il, surtout lorsqu’elle a ce côté disons…très familial. Car à la maison, maman écoute à la fois de la soul et du jazz : Otis Redding, Ella Fitzgerald ou encore Billie Holiday, de quoi influencer le gamin de l’époque, qui ne se contentera pas de vendre ses cassettes au bord de la rue. Parce que les affaires ne marchent plus, ou parce que le format est plus ou moins passé de mode, Assane Kane finit par se reconvertir. Avec la «petite somme» qu’il a gardée, il achète quelque chose comme «18 CD», tous destinés à la vente. Et de la rue où il se trouve alors, «juste à l’entrée de la librairie Quatre Vents», l’homme n’hésitera pas à faire un prêt, 500.000 francs Cfa à l’époque, grâce à la microfinance : 500.000 francs ou le prix d’un «colis» de CD importés, estimé à 600.000 francs Cfa. Dans le lot, quelques disques de l’Orchestra Baobab, de Salif Keïta, et même du Kora Jazz…
ON LE CHERCHE QUAND IL N’EST PAS LA
Jusqu’à cette fameuse rencontre avec Alban Corbier-Labasse, que notre interlocuteur présente comme le directeur de l’Institut français à l’époque. Alban passe de temps à autre, accompagné d’un certain Cédric, responsable de l’Alliance française à Ziguinchor. Au début c’est surtout pour lui acheter quelques disques. On l’invite ensuite à exposer à l’Institut français, mais de façon épisodique : pour la Fête de la Musique par exemple…Mais voilà que progressivement, Assane Kane finit par s’imposer, exposant à «chaque spectacle», sur proposition du maître des lieux, et on le cherche quand il n’est pas là.
Aujourd’hui, l’homme y a tout simplement posé ses valises, là-bas dans la cour de l’Institut français où vous avez dû le rencontrer, et où il trouve même le temps de répondre au bonjour ou aux gentilles provocations de ses nombreuses connaissances…
Sa présence sur les lieux, il a tout de même fallu qu’il la justifie. Par abus de langage, il parle de «contrat», mais le papier officiel qu’il garde par devers lui, au cas où, ferait quasiment office de «laisser-passer» ; pour être «en règle», ou «pour ne pas avoir de problèmes» avec l’administration. Vous le trouverez entouré de ses vieilles pochettes de disques qu’il garde comme de précieuses reliques, de Ringo Star à Aïcha Koné, en passant par Mbilia Bel…
Son truc à lui, c’est la musique africaine, mais surtout les vieilles chansons, celles de la «Belle Epoque»: des disques «importés», qu’il achète à de grands labels européens ou africains, pour ne pas dire sénégalais. Et quand on lui demande si tout cela lui coûte cher, il commence par un «oui» assez laconique, arguments à l’appui : «Quand j’importe de l’étranger un disque original, je l’achète à 10 euros (6500 francs Cfa, Ndlr), sans compter les frais d’importation ou de dédouanement, et mes bénéfices à moi. Ce qui explique qu’un vrai CD coûte 10.000 francs Cfa».
JALOUX COMME UN COLLECTIONNEUR
Dans son lot, on trouve quelques très rares «productions locales». Assane Kane dit à ce sujet qu’il ne leur accorde que très peu de crédit, parce que nos «produits locaux marchent une fois sur deux», de quoi «gâcher» et le travail, et les relations avec la «clientèle». Notre interlocuteur donne ainsi l’exemple de ces albums que l’on produit ici au Sénégal, mais dont «le tirage se fait à l’étranger». De quoi affaiblir selon lui l’industrie musicale locale…
Dans la réserve de notre interlocuteur, on trouve quelque chose comme 5000 à 6000 exemplaires, peut-être parce que lorsque Assane Kane tombe sur un disque d’Orchestra Baobab, en vente chez un producteur londonien par exemple, il ne se contente pas d’une ou de deux pièces, il achète plutôt «un à deux cartons de 25 pièces chacun». Des pièces que lui achètent surtout des clients plus ou moins réguliers, des «ressortissants» pour la plupart, des «diplomates, des ambassades, des banquiers et la communauté européenne». Si on y «trouve aussi pas mal de Sénégalais», Assane Kane considère tout de même que ce sont surtout «les vrais mélomanes qui achètent», et qu’il faudrait même prêter attention aux mots que l’on utilise : «Il ne suffit pas d’écouter de la musique ou de l’aimer pour être un mélomane. Un mélomane ne met pas, en toute gratuité, les 500 morceaux téléchargés d’un artiste sur une clé Usb, sans contribuer à ce que celui-là gagne bien sa vie. Quand on aime un artiste, dit-il, on achète son album.»
Dixit un monsieur qui se présente comme un «mélomane-collectionneur», doublé d’un disquaire. Quand Assane Kane passe aux aveux, voilà ce que cela donne : «Quand je tombe sur une pièce rare, unique, je la garde pour moi. En stock, j’ai quelque chose comme 900 pièces, qui correspondent à la musique que j’écoute. J’écoute un peu de tout : de la musique africaine, européenne, du jazz, et même du mbalax, mais quand c’est bien fait et bien arrangé. C’est une musique tout à fait exportable, mais encore faudrait-il que l’on fasse les choses comme il faut. Aujourd’hui on a surtout du bruit et de mauvais arrangements, et de jeunes artistes trop pressés, qui rêvent d’un album tous les ans».
CES GROUPES IMMORTELS…
Ses relations avec les autres sont assez simples : il connaît la plupart des grands collectionneurs de ce monde, qu’il contacte sur Internet, et qui lui «demandent surtout des vinyles africains : Orchestra Baobab, Number One, Bembéya Jazz», autant de «groupes immortels» comme il dit, dont les albums sont tout simplement «des chefs d’œuvre : Une nuit au Jandeer ou Ndeleng Ndeleng d’Orchestra Baobab, Xaliss de Youssou Ndour… » Certaines productions restent tout de même assez «rares» : vous aurez du mal à trouver sur le marché, laisse-t-il entendre, un album d’Ali Farka Traoré par exemple. «Et dans des cas comme celui-là, dit-il, je prépare la commande à Londres, les disques passent ensuite par Paris, avant d’atterrir à Dakar».
Dans l’histoire de ce monsieur, on tombe même sur quelques anecdotes : «Un jour, un collectionneur qui vit aux Etats-Unis, et qui vient une fois l’an au Sénégal, m’a plus ou moins lancé un défi: 1000 dollars, contre un CD du Super Boiro Band, que je n’avais malheureusement pas. Super Boiro Band en avait fait plusieurs, mais il en cherchait un en particulier. C’était un collectionneur, pas un revendeur», et elle est là la nuance. Certains «disquaires européens achètent à 5000 ou 10000 francs Cfa, pour ensuite revendre à 300, 400 ou 500 euros », tandis que les collectionneurs recherchent quant à eux la pièce rare, unique, qu’ils refuseront de céder ou d’échanger.
Des disquaires comme lui, Assane Kane, qui dit qu’il y en a eu plusieurs dans les années 60-70, raconte aussi que l’on trouvait dans le temps «de petites boutiques où l’on vendait surtout des copies. Il y a eu Disco Star, qui a fermé les portes en 2007-2008, et où l’on tombait sur de bons produits». Aujourd’hui, il y en a aussi quelques-uns à Sandaga, qui doivent malheureusement faire avec le difficile «accès au financement. On vous demandera quelques garanties bancaires, qu’aucun de vos proches ne pourrait assumer».