UNE MARQUE, UNE VOIX ET UN DESTIN HORS DU COMMUN
Les Gens…Itinérance – Salif Keita
Nul n’est prophète chez toi dit l’adage que l’on soit sur le continent ou ailleurs dans le monde. Cette phrase terrible, s’il y a quelqu’un qui pouvait en faire sienne, c’est bien le musicien et interprète, le Malien Salif Keita. Quand on s’amuse à parcourir le temps d’une étape dans un aéroport ou le soir au coucher, le beau livre que lui a consacré, l’auteur de « Salif Keita, la voix du Mandingue *, Florent Mazzoleni, l’on sent que, rien, dans le parcours de cet homme exceptionnel, n’a été le fait du hasard. Dans ce numéro de ce début d’année de votre rubrique « Itinérance », l’exercice est d’essayer d’explorer la vie exaltante de cette voix du mandingue, un auteur compositeur connu dans toute l’Afrique et un peu partout dans le monde, et dont la force et les inspirations se sont renforcées au gré des rencontres ; Salif Keita. Pour un homme né avec un handicap qui n’en était pas un, le destin exceptionnel qui va être le sien, va se construire autour d’un seul mot : le courage. Ce sera sa « marque ».
Salif Keita, à la voie comme dans la vie, c’est comme une trajectoire tracée sur une série de paradoxes qui n’ont en rien, enfreint les envies de découvertes et de performances de l’auteur compositeur ; cela, depuis ses débuts dans les petits cabarets autour du marché de Bamako, jusqu’au Rail Band bien avant, le groupe connu sous le nom de « Les Ambassadeurs du Motel de Bamako ». Chanteur et compositeur, Salif a été un pionnier de l’avis même de Mazzoleni selon qui, « il a été de toutes les avant-gardes musicales au gré de ses exploits avec le Rail Band et les Ambassadeurs, deux des plus grands orchestres du Mali modernes. »Et pourtant, cela n’annonce chez lui qu’un petit bout de ce sera l’homme pendant cette longue carrière qui le poursuit encore un peu partout dans le monde. Voie Grande voix, un parcours et une voie exceptionnelle, un homme apprécié même par tous ces gens qui ne connaissent rien de la langue qu’il parle…Mais qui est donc Salif Keita ?
Descendant de l’empereur Soundjata Keita, dont l’empire (le Mali en l’occurrence), pour l’histoire, s’étendait selon les historiens, de l’océan Atlantique aux confins du Sahara, et jusqu’au Golfe de Guinée, Salif est né dans un petit faubourg des environs de Bamako sur les bords du Fleuve Niger. Nous sommes en 1949, et sur les rives du Djoliba (nom donné au Niger du coté du Mali), l’enfant qui voit le jour dans cette petite appelée Badougou-Djoliba, à une trentaine de kilomètres de la capitale du Mali qui s’apprête à vivre ses premières années d’indépendance, est promis à un destin difficile, qui sera finalement sa chance.
Dans cette modeste agglomération faite de constructions en pisé, accolées les unes aux autres autour des cours intérieure, le Djoliba que décrit l’auteur de l’ouvrage est bien le lieu de naissance de celui qui incarne aujourd’hui l’orgueil du Mali. Le Mali, plusieurs pays superposés en un seul, constitue un ensemble au plan géographique fait de contrastes qui connaît depuis des siècles, des traversées tumultueuses dans son histoire depuis l’empire du Ghana, celui du Mali et celui des Songhaï. Pays de rencontres, le Mali est à part sur les cartes du continent qui constituait, à lui tout seul, disait le Professeur, Ahmadou Fadel Kane, plusieurs thèses d’Etat. Pays à la géographie, à l’histoire et à l’anthropologie très riches, ce n’est pas seulement par le biais du football et de son équipe nationale qu’on peut juger ce pays. Grosse erreur. C’est aussi une terre d’exploration et de rencontres. Mais également, de par les civilisations qui ont fait sa réputation depuis la route des chars, le passage des almoravides, des arabes ou français comme Ibn Batouta, l’enfant de Tanger, ou encore René Caillé qui est reçu à Tombouctou en 1828. Le Mali est une terre de cultures, de civilisations diverses, mais encore de richesses énormes avec au centre, l’homme.
UN PAYS, UN FLEUVE COMME SOURCES D’INSPIRATION
Et dans ce contexte, la plupart des lieux importants du pays, comme les principales villes, que sont Bamako, Ségou et Mopti (village des pêcheurs bozos situés sur les cours inférieurs du Niger), Gao jusqu’à Tombouctou en direction du nord adossés encore sur les rives de ce grand fleuve. Ce cours d’eau, comme le dirait le Géographe Pierre Gourou, forment ainsi, la colonne vertébrale de l’histoire et de la géographie du pays ? Beau pays, mais territoire complexe et compliqué parce que peuplé de gens que tout unit mais oppose des fois. Salif Keita est donc un produit de ces terroirs marqués par la force des mythes et de la pensée historique ; mais encore part toutes les oppositions entre gens du nord et du sud, entre le peuple mandé et les autres ; toutes choses aggravées parfois sans aller jusqu’aux extrêmes, par les problèmes de castes et de classes. Voilà donc le Mali de cet enfant né pas comme les autres, ses propres frères, en étant juste plus foncé.
Le reste de ce parcours, verra passer toutes ces petites choses qui fondent ou gâchent une vie, une enfance et puis tout le reste si vous n,’êtes pas encadré ; si vous n’avez pas de famille qui assume, si vous n’avez des frères qui vous acceptent comme vous êtes. On pourrait résumer ainsi le destin de Salif Keita, mais ne serait-ce pas trop facile pour celui qui veut en savoir sur cet homme qui a énormément souffert dans sa vie, mais qui n’en a pas fait beaucoup cas ? C’est là d’où part sa force.
La première anomalie qui porte atteinte à cette vie fragile que tous mène sur terre, est que simplement appelé descendant de roi (cela veut dire quoi d’ailleurs devant la vie ou la mort ?), l’enfant ne devait pas avoir la même vie que les autres. C’est aussi cela le Mali. Né avec une couleur de peau différente de celle de ses frères (blanc alors que les autres sont foncés ou noirs), son destin était déjà scellé pour qu’il tombe comme un petit mendiant autour des marchés et des rues sales de la ville. On en voit beaucoup dans le cas, même au Sénégal.
Mais non, Salif, n’était pas né pour çà. A l’âge de cinq ans pourtant, il prend conscience qu’il est différent de ses copains et il ne veut plus aller à l’école. Son père le force pourtant à y aller, souligne l’auteur selon qui, « S’il se forge une armure solide face à ces railleries, il portera néanmoins les stigmates de cette enfance difficile toute sa vie durant. Pourtant, en raison de sa caste de naissance, Djoliba fait preuve d’une certaine solidarité à l’égard du jeune albinos. »
Le jeune garçon fréquente l’école publique où il se révèle intelligent et studieux. Quand il n’est pas en classe où scolarité est exemplaire, il passe une grande partie de son temps seul, dans les champs. S’il ne suit pas l’enseignement coranique, il est toutefois plus sensible à la voix du maître marabout qu’aux croyances animistes et médiévales de la société dans laquelle il grandit. Et, c’est là où il se met à chantonner devant les flots d’eau qui passent…
UN GARÇON NE POUR BRILLER…
La voix de ce maître marabout va le marquer durablement. Et, c’est fort de cette voix qu’il entend que le jeune garçon va commencer à chanter à son tour avec la quiétude de la savane mandingue avec pour auditoire, le chant des oiseaux et le fleuve Niger qui file impassible vers le cœur du continent africain,. La douleur est aussi une source d’inspiration, des fois.
« C’est en dialoguant avec les animaux, avec les alouettes, les babouins, les hirondelles et les patas que j’ai appris à chanter. Les gens me disaient que j’avais une voix puissante. Mon chant m’aidait à apaiser ma solitude… » Voilà ce que dit le jeune garçon de sa découverte de sa vocation et de ce qu’en pensaient les gens et son entourage. Il effectue ainsi son cycle secondaire à Bakoumana, situé à une vingtaine de kilomètres de Djoliba, lorsque son pays s’émancipe de la domination française. Et, Salif quitte Djoliba en 1967, direction, l’Ecole normale de Bamako où il veut devenir instituteur. « Au mois de juin 1968, raconte l’intéressé, repris par l’auteur, à la veille de passer son examen, il est pris à part. Le médecin scolaire lui dit qu’il n’obtiendra pas son diplôme, du fait de la couleur de sa peau, qui ferait peur aux enfants. »
C’est la raison officieuse ? En réalité, c’est pour des problèmes de vue que Salif se voit refuser l’accès au diplôme, après avoir réussi toute sa scolarité avec d’excellents résultats… Mais, cela ne découragera point et conforte même sa détermination à poursuivre son apprentissage du chant et de la guitare. Là, il va se heurter à la famille avec cette décision de faire du chant pour un descendant d’un roi ; fut-elle le plus fantomatique dans son esprit par l’expression. Mais, dans ce Mali des grands griots et cantatrices, Salif ne peut pas se priver de faire de sa passion, un métier. Le Buffet de la Gare et le Rail band sont tentants pour l’époque où le pays pour faire sa musique moderne est obligé de regarder vers le Sénégal et Dakar, pour trouver des musiciens dits de talent. Et pourtant, le talent ne manquait pas dans le Mali des régions où sont restés dans l’anonymat, tous ces gens, auteurs et compositeurs que l’indépendance du Mali va tirer de l’ombre. Parmi eux, un homme dont la voix va retentir à chaque fois que le Mali connaît des turbulences ou de grands évènements ; il s’appelle Banzoumana Cissokho, le « vieux lion » qui a été l’auteur et le compositeur de l’hymne national du Mali.
Un petit rappel, la chute de Modibo Keita, autre défenseurs de l’authenticité culturelle à la Sékou Touré. Nous sommes le de 19 novembre 1968, le Mali vient d’inaugurer les premiers coups d’Etat en Afrique avec le lieutenant parachutiste Moussa Traoré et ses amis officiers et sous-officiers dont un certain Thiécoro Bakayoko qui va fonder le Groupe « Les Ambassadeurs du Motel de Bamako ». A coté du Buffet de la gare, il fallait trouver autre chose.
Le pays rompt avec le socialisme de la Première république du Président Modibo Keita, avec sa politique inspirée par celle de Sékou Touré chez le voisin guinéen, avec lequel le pays partage une bonne partie de sa culture et de ses langues. Le Mali qui comptait avec nombre d’orchestres nationaux et des régions, voit cette volonté du Président Keita, mise en veille. Et, c’est comme une nouvelle effervescence culturelle qui s’empare du pays. Et, c’est dans ce contexte, écrit l’auteur du livre, que prennent en forme en peu de temps, le « Rail Band du buffet-hôtel de la gare» et «Les Ambassadeurs du Motel.» Un homme va marquer cette histoire et sa rencontre avec Salif Keita, va propulser la carrière du jeune enseignant renvoyé par le corps, qui se débrouillait un peu dans la rue, et dans un petit maquis qui s’appelle « Istanbul Bar ». Nous sommes en octobre 1969. Encouragé par ses supérieurs au ministère des Transports, le chef de gare, Aly Diallo, décide de recruter un groupe local en lieu et place des musiciens sénégalais qui animaient encore le buffet de la gare. C’est dans ce contexte que naîtra au mois d’octobre 1969, sous la houlette du chef d’orchestre, saxophoniste, trompettiste et guitariste, Tidiani Koné, la formation du Rail Band de Bamako.
C’est ce Tidiani Koné qui découvre Salif Keita alors que ce dernier chante en s’accompagnant lui-même à la guitare dans ce bar. Et, le maître est tout de suite impressionné et fasciné par cette voix et veut lui donner sa chance, même si Aly Diallo, renâcle d’abord à recruter un chanteur albinos auquel lui aussi, associe forcément de mauvaises affaires. Mais Koné ne tardera pas à le convaincre. Il faudra cependant attendre le mois de juillet 1970, pour que la prophétie se réalise avec le premier concert organisé par le Rail Band à Bamako. Salif se souvient, « A nos débuts au Buffet, nous n’avions pas beaucoup de répertoire ; on se contentait de faire des traductions et des adaptations. Je chantais beaucoup de salsa et de blues. Il n’y avait pas encore cet engagement pour les musiques mandingues. » Et avec des intemporels de la musique traditionnelle malienne comme Tara et Keme Bourema, ( à la gloire d’un des guerriers fidèles de Samory), il épate le public et s’impose à l’unanimité comme un des leaders du groupe. Le ton est donné et le vent de la popularité et de la reconnaissance va souffler à partir de ce moment depuis Bamako entre le rail Band, son départ du groupe, et son arrivée dans un autre groupe de nom, « Les Ambassadeurs du Motel ». Abidjan, Conakry, Dakar, Ouagadougou, Lagos, le jeune garçon est écouté partout dans la sous-région jusqu’à son départ pour Paris, au début des années 1980. Salarié de la régie des chemins de fer du Mali, Salif ne pouvait pas rester comme un simple fonctionnaire pour un pays, le sien qui lui a refusé le poste convoité d’enseignant, alors qu’il s’y était prédestiné avec de réelles dispositions.
Tidiani Koné, le Maître… : «Le Miles Davis malien »
Surnommé le Miles Davis malien, Tidiani Koné incarnait à lui seul, la formidable modernité et adaptabilité de la musique malienne des années d’indépendance. Originaire de la région de Ségou, ville où il est né en 1926. Jouant du Ngoni, un luth traditionnel, Tidiani était aussi un féru de jazz dont il jouait certaines compositions dans des orchestres comme « L’Alliance Jazz »et « La Renaissance jazz » qui vont s’associer pour former le Super biton de Ségou. Dénicheur de talent, c’est lui qui découvre le jeune Salif Keita pour l’imposer à la tête du Rail Band. C’est d’ailleurs de là, d’où part leur complicité et leur amitié. Chef d’orchestre, Tidiani va hisser le Rail Band au rang des meilleurs orchestres africains.
Et c’est avec Tidiani qu’en 1972, il met avec sur pied, et interprètent au niveau Rail Band avec l’autre grande voix mandingue Mory Kanté, venu les rejoindre, l’adaptation musicale dédiée à Soundjata. Base du répertoire de ce groupe ethnique présent dans toute l’Afrique de l’ouest, il fallait le faire. Salif commence à dérouler... Et, c’est en 1973 avec l’arrivée de Maghan Ganessy que le Groupe se donne une autre force en d’étoffant son répertoire. C’est ainsi que sort un deuxième album « le Rail culture authentique Mali Bamako » aux influences très rythm’n blues avec des titres remarquables comme Marabayasa ou Moko Jolo.
Salif et Djélimady sont tous deux servis par les arrangements lyriques de Tidiani Koné et l’orgue hypnotique d’Alfred Coulibaly, un des premiers musiciens à favoriser cet instrument dans les orchestres mandingues. Dans la même mouvance, le morceau Nanthan, où la batterie de Mamadou Bakayoko, le chant en question-réponse entre Ganessy et le reste du groupe font merveille, reste un des titres phares du Groupe ; mais le soft est atteint avec un 45 tours, titré Tamadiara/Mouodilo qui est tout simplement l’un des meilleurs singles africains de la décennie… Parlant de lui, Salif Keita, de dire ses mots pleins de vérités, « Je n’ai tout simplement jamais rencontré un musicien comme lui, à la fois virtuose mais aussi très simple dans sa démarche musicale. Son nom doit être réhabilité, c’est l’un des plus grands musiciens africains du siècle écoulé. » Tidiani Koné est décédé malheureusement dans l’anonymat, en 2001.
A suivre