LES NOUVEAUX HABITS DE LATIF COULIBALY
L'ex-SG du gouvernement se livre à cœur ouvert. Dans un réquisitoire impitoyable, il dénonce les dérives du régime déchu et l'humiliation subie lors de la présidentielle. Engagé aux côtés d'Amadou Bâ, il appelle à une opposition "républicaine" (1/2)
En retrait de la scène publique nationale depuis l’annonce de sa démission du gouvernement, à la veille de la présidentielle du 24 mars dernier, l’ancien Secrétaire général du gouvernement, sous le magistère du président Macky Sall, Abdou Latif Coulibaly, a accordé cette interview au Témoin. L’occasion pour l’ancien journaliste d’effectuer un large tour d’horizon de l’actualité politique marquée notamment par l’avènement de nouvelles autorités à la tête de notre pays.
Dans la deuxième partie de cet entretien, que nous publierons mardi prochain, il aborde sa pratique du journalisme, son œuvre littéraire, les faits et les hommes qui l’ont inspiré pour le mener à la pratique d’une passion et d’un métier, alors qu’il n’avait que sept ans. Depuis lors, le virus ne l’a plus jamais quitté alors pourtant que Latif aurait pu choisir de faire une carrière de juriste, en particulier de magistrat ou d’avocat, vu ses études de droit. Encore une fois, l’attrait du journalisme a été plus fort pour cet enfant du Saloum dont le grand-frère siège au Conseil constitutionnel après avoir été président de la Cour Suprême !
Le célèbre journaliste d’investigation reconverti en homme politique a, en outre, levé un coin du voile sur une initiative politique portée sur les fonts baptismaux par un groupe d’hommes et de femmes ayant fini de dessiner les contours et les objectifs politiques majeurs d’une opposition responsable et républicaine. Grand entretien avec un éminent journaliste et un brillant homme politique pas adepte de la langue de bois pour un sou !
Le Témoin : Depuis votre démission du gouvernement, vous vous exprimez peu. Pourquoi parlez-vous si peu, pour ne pas dire presque pas, vous que l’on a connu plutôt loquace ?
Croyez-bien que mon attitude ne marque nullement -j’insiste bien sur ce point -, un désintérêt par rapport à la chose politique et encore moins l’activité politique. Je dois reconnaître qu’après mon départ de l’équipe gouvernementale, je me suis un peu réservé, après avoir parlé dans les médias pour expliquer les raisons de ma décision. Je suis toutefois resté actif en politique, en soutenant de toutes mes possibilités la campagne électorale du candidat Amadou Bâ. Nous avons perdu la bataille électorale. Seulement, il faut en convenir, là où notre candidat a subi un échec électoral, notre régime, quant à lui, a connu une débâcle politique, sans précédent sûrement dans le pays. Cette débâcle n’est pas le fruit d’un hasard. En tant que collectif politique, nous avons au contraire, par moments et en certaines occasions, volontairement travaillé à rendre inévitable cette débâcle.
On notera dans l’autocritique ce qui s’est passé dans la gouvernance des affaires publiques, en particulier, dans les orientations politiques définies, dans le secteur judiciaire et dans celui de la sauvegarde de l’intégrité dans la gestion des deniers publics. On a cru pouvoir nous dispenser dans ces domaines d’une extrême rigueur, sous le prétexte fallacieux, pensait-on, que nous étions des champions en matière de réalisations économiques. Et pour conclure que ce sont de telles réalisations qui intéresseraient prioritairement les populations. Le réveil de nos illusions aura été brutal et fatal. Nous avons manqué de jugement dans notre gouvernance, particulièrement au cours des trois dernières années.
Il s’y ajoute la qualité de la prise en charge plus que défaillante des intérêts de la candidature portée par Amadou Bâ. A l’arrivée, le comportement global de certains dirigeants de l’Alliance Pour la République (APR), dans leurs localités respectives, ainsi que l’attitude hostile de Macky Sall envers « son candidat », à la fin de la campagne électorale, auront ajouté à l’humiliation subie, pour la transformer en une terrible débâcle politique.
Pourquoi parler d’humiliation ?
Je parle d’humiliation, en considérant l’écart enregistré entre le candidat de Benno et celui de l’opposition, mais en pensant également à la volteface du président de la République qui s’est ostensiblement mis au service du PASTEF. Je voudrais dire qu’en effet, depuis la proclamation des résultats du scrutin, j’avais décidé de geler toutes mes activités dans Benno et dans l’APR, en attente d’une initiative politique majeure dans laquelle je pourrai éventuellement continuer mon engagement politique. J’ai été trop blessé par tout ce qui a été fait au nom de notre alliance, selon le bon vouloir de l’intérêt d’un clan, redoutant tant la perte du pouvoir que ses conséquences.
Si ce n’est pas secret, pouvez-vous nous dire si l’initiative dont vous venez de parler est en voie d’être mise sur les rails ?
Bien sûr que oui ! D’ailleurs, un des membres notoires du collectif des initiateurs, en l’occurrence, l’ancien ministre Cheikh Oumar Hanne en a déjà parlé devant des journalistes de la chaîne ITV. Je me sens aujourd’hui soulagé de savoir qu’elle va bientôt être portée sur les fonts baptismaux par un groupe d’hommes et de femmes décidés à continuer à mener des activités politiques autour de personnalités dignes de confiance à cet égard. Je m’honore d’y avoir été associé dès le début des discussions pour dessiner les contours et les objectifs politiques majeurs. L’initiative va se réaliser autour de celui qui incarne, par la posture de leader, par les compétences et l’expérience, le profil d’un dirigeant qui pourrait assumer cette nouvelle responsabilité. Tous ceux qui ont pris part aux réflexions ayant abouti à la mise en place de cette initiative, ont pensé à Amadou Bâ. Il en assurera le leadership. Il l’accepte avec enthousiasme et détermination et s’apprête à assumer cette mission avec d’autant plus d’ardeur que c’est le suffrage universel même qui l’a indiqué aux initiateurs. N’oublions pas que l’ancien Premier ministre a fait un score de 36% à la dernière élection présidentielle. C’est, entre autres, ce score qui valide son choix et lui confère naturellement sa qualité de chef de l’opposition politique nationale. Une telle initiative ne peut manquer à son devoir de s’ouvrir à tous les démocrates sincères, à tous ceux qui sont en politique dans d’autres entités ou désireux d’en entreprendre. Cette nouvelle initiative se construit avec un leadership intégrant parfaitement l’idée d’un dirigeant qui assume ses charges avec la pleine conscience qu’il ne saurait être un chef majestueusement assis sur un trône, comme maître absolu disposant à sa guise d’un droit de vie et de mort politique sur tous ses camarades. Il s’agira de conduire une dynamique politique autour d’un chef qui ne pense pas que tout doit partir de lui, se ramener à lui, avant de se conclure, comme, lui-même et seul, en a le désir.
Est-ce que vous citez d’autres personnes: femmes et hommes, jeunes et adultes prenant part à cette initiative.
Je comprends votre impatience, mais je souhaiterais être compris également. Je crois en avoir un peu trop dit. Je préfère laisser l’avantage et le soin aux initiateurs réunis dans un cadre officiel pour vous en faire l’annonce. L’opposition devrait davantage se structurer et mieux définir ses objectifs et les priorités de l’action politique à mettre en œuvre, pour espérer conduire une dynamique oppositionnelle efficace et efficiente, sans rancune, ni ressentiment, afin d’incarner une alternative au pouvoir en dépassant l’idée d’une simple alternance si jamais elle arrive à réussir sa mission.
Comment appréciez-vous les accusations de corruption qui ont été portées contre des juges du Conseil Constitutionnel à la veille de la dernière élection présidentielle ?
Je ne voudrais pas revenir sur cette accusation tant je la trouve ridicule. J’ai vécu cela avec sérénité car je les savais fausses et mensongères. Je ne cesserai jamais d’opposer un mépris souverain aux accusateurs qui, avec le ou leurs commanditaires, cherchaient à légitimer maladroitement un coup d’Etat constitutionnel que les juges ont fait avorter. Et heureusement pour ce pays.
En son temps aviez-vous eu l’occasion d’échanger avec Amadou Bâ sur les accusations portées sur deux juges et sur les événements que nous connus ?
Ce n’est pas que je soutenais. C’est nous qui l’avionsinvesti comme candidat. Mon devoir était d’aller avec lui jusqu’à la fin, avec responsabilité et loyauté. En sa qualité de Premier ministre et moi Ministre Secrétaire général du Gouvernement, j’étais son premier collaborateur dans la hiérarchie administrative. Aucune question n’était tabou dans nos discussions. Au besoin nous parlions de tout.
Comment jugez-vous les premiers pas du président Bassirou Diomaye Faye sur la scène internationale ?
Je dirai que, sur la scène internationale, le Sénégal s’est taillé une place diplomatique certaine dont l’envergure dépasse depuis longtemps le gabarit et la taille réelle de notre poids économique. C’est une réalité qui bénéficie aux nouvelles autorités si toutefois ces dernières se montrent à la hauteur pour pouvoir préserver ces acquis indéniables qui ont été construits depuis des décennies par leurs prédécesseurs. Sur la scène internationale, ces nouvelles autorités n’existent pas encore, considéré autrement, sinon que placé sous le parapluie de la diplomatie, celle de l’Etat du Sénégal. Ces autorités doivent maintenant travailler à exister par elles-mêmes, mais aussi et toujours par la diplomatie du Sénégal. Dans son état actuel, cette diplomatie se présente comme une sorte d’objet très fragile ne s’accommodant nullement de rhétoriques conflictuelles ou d’approximations qui lui seraient fortement préjudiciables.
Si on vous demandait de citer les principaux défis auxquels le président Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko sont confrontés, que diriez-vous ?
Ces défis tournent autour d’une bonne organisation de la gouvernance ; la justesse et la mesure des décisions à mettre en œuvre pour lancer leur politique parla construction, la définition d’un cadre théorique et opérationnel de mise en œuvre de nouvelles politiques publiques, qui ne saurait nullement se suffire de slogans, de pétitions de principe faites sur une base idéologoque, aux contours encore assez approximatifs, du point de vue conceptuel. Elles doivent aussi prendre conscience, je crois que c’est déjà fait, à en croire du moins le chef de l’Etat, On peut le croire en relisant certains communiqués du Conseil des ministres dans lesquels le président de la République revient souvent sur cette question.
Pensez-vous, à l’instar de certains acteurs politiques ou observateurs nationaux et internationaux qu’il y ait actuellement un bicéphalisme au sommet de l’Etat sénégalais ?
Nous avons d’autant plus des raisons de nous interroger que le bicéphalisme en développement est certainement voulu et désiré par les deux têtes de l’Exécutif. Seulement, il n’est pas organisé, juridiquement s’entend par des textes clairs. C’est le président de la République élu qui l’a librement consenti. ;Et, lui, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, tant que rien ne le gêne dans la pratique et qu’il s’en accommode sans aucun souci, ni orgueil, on peut alors ne pas nourrir trop de craintes. Pour l’instant du moins, disons-nous !
Quelles sont vos relations actuelles avec l’ancien président Macky Sall ? Pourquoi aviez-vous démissionné de vos fonctions de ministre ?
Je n’entretiens aucune relation avec Macky Sall, depuis le jeudi 8 février. Il m’a reçu dans la nuit du jeudi 8 février 2024, soit cinq jours après avoir déposé ma lettre. La cause de ma démission relève aujourd’hui du passé. Je l’avais déjà dit, quand je constatais que le chef de l’Etat croyait, à tort, pouvoir suspendre l’histoire de ce pays, en tentant de faire annuler l’élection, pour se donner ainsi dix mois de prolongation de mandat. Il en voulait, d’ailleurs, au début de l’opération, vingt-quatre mois. Je ne supportais pas cette méprise totale sur ses comme je ne l’avais pas supporté quand, en 2012, Abdoulaye Wade avait voulu cette même prolongation dont l’annonce aux Sénégalais fut confiée à l’ancien président du Nigéria, Olosegun Obasanjo. Macky Sall disait à ce sujet : « le président de la République ne pouvait augmenter même d’une journée son mandat ». Devenu certainement amnésique après douze ans de pouvoir grisant, Macky Sall pensa que cette augmentation envisagée, qu’il avait lui-même refusée à Wade, était un dû pour lui.
A l’aune de la politique de souveraineté et rupture intergénérationnelle mise en œuvre par les nouvelles autorités, comment entrevoyez-vous l’avenir de ce pays ?
Je ne crois absolument pas à cette notion qui, pour moi ne rime à rien. « Les générations se suivent dans un pays, et chacune d’elles découvre, dans une relative opacité, sa mission la remplit ou bien la trahit », disait Fanon.
Votre analyse sur la position de l’Afrique par rapport aux conflits de la géopolitique ?
L’Afrique essaie d’exister, tant bien que mal. Pour l’Afrique sûrement sa place dans ce contexte est intéressante et même importante. Il faut cependant se montrer réaliste. Pour ce qui concerne l’AES (Ndlr, Alliance des Etats du Sahel constitue du Mali, du Burkina et du Niger), j’ai envie de dire que chaque Etat a le droit de se trouver des alliances et des cadres de coopération à la seule condition que ces cadres servent et fassent faire des pas qualitatifs à la cause des peuples. Si c’est pour satisfaire des égos, faire dans le populisme afin de tromper les peuples, ce serait déplorable.
Et sur le souhait du président Diomaye Faye de faire revenir ces pays de l’AES dans la CEDEAO ?
Je pense que ce n’était pas une mauvaise chose d’aller voir des voisins. Je suis conscient que, pour les démocrates, la visite dans les pays de l’AES peut susciter des interrogations légitimes. Mais enfin, en Afrique, si on doit choisir des interlocuteurs en fonction de critères démocratiques, on n’en aura pas beaucoup. Ayant entendu le président Faye dire qu’il n’était dans ces pays avec les habits d’un médiateur, la précision était à mon avis opportune. De toutes façons une médiation de sa part n’aurait servi à rien. Laissons le temps faire son œuvre pour que chacun revienne à la raison. Vous savez, dans des pays vivant les circonstances politiques qui sont les leurs, il est presque impossible de s’y faire entendre.
N’êtes-vous pas avis que les discours radicaux des jeunes leaders populaires africains ont une bonne part de responsabilité dans les nombreuses morts de jeunes lors de révoltes populaires ?
Ce ne sont pas que les discours mais c’est le comportement en totale rupture avec les règles élémentaires et les règles de base de la vie en société qui sont souvent bafoués qui en sont les causes. Ces discours ne sont parfois rien d’autre que de terribles aveux d’impuissance et d’échecs que l’on tente ainsi de dissimuler par des discours enflammés et radicaux. Pour certains, il s’agit de produire des discours pour tenter d’embrigader les masses sous-informées, en vue d’en faire du bétail politique. Pour d’autres dirigeants, il s’agit d’utiliser des techniques de propagande politique pour mystifier les électeurs. Les populistes en action politique peuvent se révéler dangereux pour un peuple.
En quoi les populations peuvent-elles être amenées à avoir des regrets en portant des populistes au pouvoir suprême ?
Instruit par les leçons tirées de l’histoire, en particulier des enseignements tirés de la pratique politique de certains Etats, comme l’Allemagne et l’Italie, à la fin des années 30, jusqu’au milieu des années 40 (39-45), j’ai appris à me méfier des populistes. Je me souviens avoir écrit un article dans lequel j’alertais en attirant l’attention sur un type de communication qui se mettait savamment en branle dans notre pays et qui empruntait beaucoup ses méthodes à la stratégie de mise sous hypnose des peuples. Je disais qu’il y avait matière à réflexion à ce sujet.
Pourquoi aviez-vous cru devoir alerter et dire qu’il y avait matière à réflexion à ce sujet ?
J’alertais d’abord en étant conscient que cette méthode de communication opérait par un travestissement translucide monumental qui partait d’un ou de plusieurs faits réels autour du ou desquels on construit astucieusement une montagne de contrevérités. Aussi, tente-t-on par cette méthode de communication politique d’émerveiller, de séduire, en vue d’embastiller les consciences, en embrigadant les opinions. Par là, la posture de sauveur du peuple affichée opère bien et développe ses pleins effets du fait de l’énormité des choses dites ponctuées d’accusations mensongères et de calomnies n’épargnant personne parmi les dépositaires de l’autorité publique. On joue avec le paroxysme de l’invraisemblable. Comme dans un scénario de film fantastique, on s’amuse avec un désarmant aplomb avec la naïveté, l’ignorance des masses, ainsi que sur la crédulité, supposée ou réelle, d’une opinion publique qui reste encore moyennement formée à la complexité de la gouvernance, à la subtilité de la conduite des affaires publiques. On escompte produire des effets politiques massifs pour dresser des fanatiques chauffés à blanc qui aideront à renforcer les moyens de la propagande bien élaborée pour embarquer l’opinion publique.
Je pense ici à tout ce que nous dit l’excellent ouvrage publié en 1937 à Paris par Hünenberg, un homme d’Etat et intellectuel allemand. Il a expliqué ce que signifie « la propagande en tant qu’arme en politique ». En Allemagne nazie et en Italie fasciste, c’est bien cette méthode qui aidera à produire les atrocités de la deuxième guerre mondiale. Pour ceux qui l’ont suivie, la conférence à laquelle le Premier ministre avait convié la jeunesse de son parti rappelait par endroits et en des séquences précises certaines clés de la méthode. Un propagandiste de l’époque : « je considère la radio comme le moyen de conditionnement des masses le plus moderne et le plus important ». Apparemment, le Pastef utilise des codes et méthodes avoisinant beaucoup celles d’il y a un peu plus de 70 ans dans sa volonté d’embarquer les masses.
Aujourd’hui, le discours politique construit par la direction de ce parti et par ses partisans veut faire sonner dans l’oreille de certains citoyens l’idée que le politicien Ousmane Sonko signifie la bonne gouvernance, la transparence et la droiture. Et comme pourrait dire l’autre : « l’Internet est le moyen de conditionnement des masses le plus moderne et le plus important ». Pour saisir le mode opératoire de la propagande de Sonko, il suffit de revisionner le film du dernier épisode projeté lors de sa dernière conférence devant la jeunesse de son parti qui entra en transe quasi hystérique, pour ponctuer chaque parole du chef par des tonnerres d’applaudissements. Cela a bien marché le 24 mars 2024. Pourquoi alors arrêter une méthode qui fonctionne, au grand bonheur du parti et de celui de ses militants ? Ceux-ci en redemandent, à juste raison, d’ailleurs !