MULTIPLE PHOTOSA LA DÉCOUVERTE DE LA PREMIÈRE USINE A VAPEUR D’EAU D’AFRIQUE NOIRE
Mbakhana, un village de la commune de Gandon (région de Saint-Louis), a accueilli, dans les années 1880, la première usine à vapeur d’eau en Afrique noire afin d’approvisionner, en eau potable, Saint-Louis, pendant 67 ans.
Mbakhana, un village de la commune de Gandon (région de Saint-Louis), a accueilli, dans les années 1880, la première usine à vapeur d’eau en Afrique noire afin d’approvisionner, en eau potable, Saint-Louis, pendant 67 ans. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un bâtiment en ruine qui menace de tomber. Le site, dans un état de délabrement assez avancé, est abandonné et exposé aux effets dévastateurs du temps.
Nichée à côté des dunes de sable qui s’élèvent fièrement en plein cœur de la forêt de la paisible commune de Gandon, à 12 km de Saint-Louis, Mbakhana porte encore les vestiges de son passé. Le village, qui a abrité la première usine à vapeur d’eau en Afrique, a la forme d’une savane avec ses marigots, ses lacs, cette fraîcheur humide impuissante face aux vagues de chaleur. Il faut abandonner le véhicule et progresser encore sur la terre fine, aux allures de carrière, entre les pieds de manguiers et des palmiers, pour prendre la direction de l’usine. Au bout d’une piste mal dégagée, se dresse la demeure de Mamadou Keita dit Iba. Il se passionne à expliquer l’histoire de cette infrastructure qui permettait d’étancher la soif des habitants de l’ancienne capitale du Sénégal.
Dans une grande concession, aux bâtiments dépourvus de peinture, le notable à la chevelure blanche, radio scotchée à l’oreille, accepte volontiers de trainer délicatement sa silhouette à l’aide d’un morceau de bois, pour braver la chaleur et nous conduire sur l’un des sites classés patrimoine historique par le Sénégal.
Natif de la commune, Iba Keita, qui accuse le poids des années, est d’une bonté qui frise la naïveté. Visage ridé, il est joyeux comme une drille lorsqu’il évoque le passé et le présent de l’usine.
Dans cette partie du département de Saint-Louis, sur la route qui mène à Dagana et parsemé de cours d’eau, le souffle humide du vent se heurte à une température qui déshydrate le corps. Mbakhana, non loin du village de Ndiawdoune, contigu à Diama, est composé de quelques maisons en dur. Il faut prendre la droite du rond-point de Diama, à côté des vastes champs de pommes de terre des Grands domaines du Sénégal (Gds) pour entrer dans ce village peuplé de Wolofs et de Peuls. Mbakhana ressemble à une immense carrière truffée d’arbres, l’élégance d’une vierge et la forme d’un site en pleine urbanisation. Château d’eau, poteaux électriques et paraboles décorent l’endroit qui a abrité la première usine à vapeur d’eau d’Afrique noire. Mais, comme pratiquement tous les édifices de l’époque coloniale, l’usine garde encore son imposante posture devant la forêt dense qui l’étouffe.
Située à quelques mètres du fleuve, elle est devenue un bâtiment sombre et décati qui manque d’entretien. Par conséquent, des pans de murs lâchent et se détachent. La rouille a fini de ronger le fer du portail. Les rats s’y prélassent. Les animaux domestiques y errent, notamment les chèvres qui ont érigé ce monument en lieu de repos. « Il y avait des tuyaux qui aspiraient l’eau. On puisait dans le lac pour refouler l’eau traitée à Bango où, en période d’hivernage, l’eau était salée. Il y avait une usine à Bango qui recevait l’eau de Mbakhana et qui était immédiatement, après traitement, envoyée à Khor qui avait des châteaux d’eau. À partir de là, toute la région de Saint-Louis était desservie en eau potable », relate Iba Keita.
67 ans de mise en service
Aujourd’hui, la ville de Saint-Louis s’approvisionne en eau potable à partir de la réserve d’eau douce de Bango, alimentée par des défluents du delta du fleuve Sénégal. Et, Mbakhana se morfond dans son passé piétiné. Sur une stèle fixée au mur de l’ancienne usine, le message suivant a été gravé : « Sept mois par an, lors de la décrue du fleuve Sénégal, l’île de Saint-Louis se retrouve entourée d’eau salée. Jusqu’au milieu du 19e siècle, l’eau douce destinée aux habitants était alors apportée par un bateau-citerne qui la prélevait assez loin en amont du fleuve. En 1859, Faidherbe fut le premier à entreprendre la réalisation d’un projet destiné à transformer le marigot de Kassak, au Nord-Est de Saint-Louis, en un réservoir naturel d’eau douce. Après divers aléas, ce projet fut finalement mené à bien par le Gouverneur Brière de l’Isle. Une première usine fut construite à Mbakhana. Elle était équipée de deux machines à vapeur avec leurs chaudières et leurs pompes. L’eau du marigot était refoulée sur la ville par une conduite longue de 17 km, traversant le fleuve au moyen d’un siphon. Ainsi, les machines furent construites en 1882 et l’usine va entrer en activité en 1885 ».
Mais, les usines de Mbakhana ne sont plus ces magnifiques monuments, entourés de somptueux jardins, à côté des masses d’eaux. Le temps a mis leur âme en errance pour enfouir leur superbe dans les méandres de la déchéance. Fenêtres défalquées, murs fissurés, tuyaux vétustes…Les deux poteaux en fer qui se chargeaient de propager la fumée sont toujours debout, mais portent les stigmates de la vieillesse. C’est un endroit qui menace de s’affaisser. « Vous voyez qu’on utilisait du bois pour faire fonctionner la machine à vapeur où on mettait l’eau du fleuve », explique Iba Keita, la mort dans l’âme en voyant le site dans cet état. « Tout le matériel venait de France, mais les montages ont été réalisés à Mbakhana. Comme les bateaux ne pouvaient pas accéder à notre village, depuis Saint-Louis, on les transportait à travers des pirogues pour les acheminer ici », précise le sexagénaire, nostalgique.
Laissé à l’abandon dans la brousse, depuis sa fermeture en 1952, après 67 ans de mise en service, l’usine de Mbakhana possède toujours sa désuète cheminée, haute de 18 mètres et les machines sont dans un état cahoteux car, martyrisées par l’usure. N’empêche, le village, comme Dékheulé avec le mausolée de Lat Dior ou encore la statue de Ndatté Yalla à Dagana, garde son histoire, ses petits secrets que l’histoire lui a réservés. En attendant peut-être une réhabilitation.
CONSTRUCTION DE L’USINE DE MBAKHANA
Deux Européens et des Africains à l’ouvrage
La réalisation de l’usine à vapeur d’eau de Mbakhana a été faite par deux Européens et des travailleurs africains. À titre comparatif, le chemin de fer avait mobilisé une centaine d’Européens.
Les travaux destinés à approvisionner Saint-Louis en eau potable, à partir de Mbakhana, sont sensiblement concomitants de ceux de la pose de la voie ferrée reliant Dakar à Saint-Louis finalement créée en 1883. Les deux réalisations ne présentent toutefois que peu de points de ressemblance. Le seul ouvrage d’art important de la voie ferrée, c’est le pont de Leybar, à la sortie de Saint-Louis. Par contre, le refoulement d’eau potable, dans une conduite longue de 17 kilomètres, devant, en outre, traverser le grand bras du fleuve Sénégal, large de 600 m, constituait une opération très délicate, et qui l’aurait déjà été, même si elle avait été effectuée en métropole. Dans un bulletin réalisé par l’autorité coloniale, sur l’érection de cette infrastructure, il est recueilli 2 témoignages qui émanent tous de spécialistes de l’époque et permettant d’apprécier l’importance des difficultés qu’il fallut surmonter.
En effet, en 1871, Canton, Directeur du service des Ponts et chaussées de la colonie, faisait observer, à propos du projet d’adduction d’eau : « Ce n’est pas un simple commandant du génie, même assisté de son directeur, qui peut exécuter convenablement une construction aussi délicate, aussi soumise à une foule d’éventualités (charge, engorgement et incrustation des tuyaux, terrains mouvants d’appui, coups de bélier, etc.), toutes plus difficiles à prévoir les unes que les autres. Il y faudrait des gens de choix, déjà plus que rares dans le service si renommé des Ponts et Chaussés de la métropole ». Pour sa part, Blazy, sous-directeur du service des Ponts et chaussées, en 1869, montrait « l’exploit que constituera, treize ans plus tard, la traversée en siphon du grand bras du fleuve… ».
Pourtant, les entrepreneurs de la ville de Paris, qui ont à leur disposition les ouvriers les plus habiles, dirigés par les ingénieurs les plus capables et les plus expérimentés, n’ont réussi à immerger le siphon du pont de l’Alma (situé à Paris et qui enjambe la Seine, Ndlr) qu’après un premier échec. Or, ajoutait Blazy, dans le Sénégal, la profondeur atteint jusqu’à dix mètres et la largeur est trois fois plus grande. « Ce qui accroît encore le caractère exceptionnel de la réalisation de l’adduction d’eau de la ville de Saint-Louis, c’est qu’elle fut effectuée par deux Européens et des travailleurs africains. Dans le cas du chemin de fer, par contre, une équipe d’ingénieurs dirigeait plusieurs centaines d’ouvriers européens, eux-mêmes assistés par des manœuvres africains », soulignait Blazy. Et elle fonctionna jour et nuit, 8 mois sur 12, de 1885 à 1952.
ABDOURAHMANE BA, CHEF DE VILLAGE DE MBAKHANA
« Au temps des colons, l’activité était dense à Mbakhana»
Il est âgé, marche difficilement et traîne les séquelles de la vieillesse dans sa langue qui articule délicatement. Visage émacié, Abdourahmane Ba retrouve une forme d’énergie, d’un autre âge, lorsqu’il lui est demandé de décliner l’origine du nom du village qu’il dirige : Mbakhana. Prudent certes dans la déclinaison des versions, le vieux remonte le temps pour revenir sur l’histoire de ce terroir qui a accueilli la première usine à vapeur d’eau en Afrique noire.
Pouvez-vous nous retracer l’histoire du village de Mbakhana ?
Ce que je peux vous dire, c’est ce que nous ont raconté nos pères et grands-pères. Pour certains, ce sont des légendes, surtout par rapport au nom Mbakhana. Il y a deux versions. Du temps des colons, nos ancêtres, qui étaient des ouvriers, n’avaient pas de bonnes relations avec les Maures venus de l’autre côté de la Mauritanie. En cas de conflit, nos parents se servaient de leurs casquettes pour y mettre du sable et le déverser sur le fleuve, afin de pouvoir atteindre l’autre rive. C’est pour qu’en cas de surprise, qu’ils aient un chemin pour se sauver afin de revenir en force. Donc, ces casquettes étaient remplies de sable qu’on déversait sur le fleuve pour pouvoir traverser. Il leur permettait d’atteindre l’autre rive. L’autre version dit que Mbakhana signifie machine ingénieuse en grec. Mais, exactement, nous ne pouvons pas vous certifier d’où est venu le nom Mbakhana. Il y a juste des vieux qui ont raconté ces histoires que beaucoup considèrent comme des légendes.
Qui ont été les premiers habitants de Mbakhana ?
Je ne peux pas vous donner l’année exacte mais nous avons appris que ce sont les Peulhs qui sont les premiers à s’installer à Mbakhana. Après, les Sarakholés sont venus et ensuite les Wolofs. Les Peuls venaient du Fouta et comme ce sont de grands nomades, ils ont marché jusqu’ici pour y élire domicile. À Mbakhana, les populations s’activent principalement dans l’agriculture et l’élevage. Nous sommes dans le riz, dans la culture de pomme de terre, etc. Il faut savoir que les populations sont les premières à s’installer à Mbakhana avant l’usine. D’autres versions disent le contraire. Quand les colons sont venus pour installer les machines, ils ont trouvé à Mbakhana des gens. D’ailleurs, certains parmi eux étaient des ouvriers dans l’usine. Aujourd’hui, selon le dernier recensement de 2013, on était à 1.111 habitants. Depuis, la population a augmenté.
Que symbolise pour vous l’ancienne usine à vapeur d’eau ?
Au temps des colons, l’activité était dense à Mbakhana. Le téléphone, la voiture…toutes les commodités existaient dans le village. Il y avait un bureau, un atelier mécanique, un atelier de forge…Mais, à un certain moment, tout a disparu parce que l’usine ne fonctionnait plus. Ceux qui travaillaient dans l’usine ont été transférés à Saint-Louis. Après la fermeture de l’usine à vapeur, il y a eu cette idée d’ériger une usine à gasoil. Elle a été mise sur pied. On pompait l’eau pour la transporter à Saint-Louis. Elle s’est aussi arrêtée à un moment donné. On a érigé l’usine en patrimoine national mais, aujourd’hui, elle ne nous sert à rien. Le matériel s’est détérioré avec le temps, il est usé. Pourtant, elle abritait des soirées dansantes comme ‘’Pencum Mbakhana’’ avec des tam-tams. L’argent servait à financer quelques activités du village, à aider les élèves nécessiteux, des malades qui ont besoin d’aide. On avait créé une association pour gérer les retombées de la fréquentation de l’ancienne usine. Mais, comme nous n’avons pas les moyens de l’entretenir, parce que c’est un grand bâtiment, le monument s’est dégradé avec le temps. Aujourd’hui, c’est un endroit fréquenté par des animaux. On ne peut plus l’utiliser. De l’herbe sauvage commence à coloniser les lieux et c’est le repaire des reptiles, des souris, des rats. Notre bijou n’est plus beau à voir. Le bâtiment menace de s’affaisser.
MAMADOU KEITA, NOTABLE
« Des Belges ont promis de réhabiliter le site de l’usine»
Oubliée par les autorités, l’ancienne usine à vapeur d’eau cherche des bonnes volontés pour lui donner la dimension historique de son rang. Lors d’une visite à la fin des années 2000, des Belges avaient promis aux villageois de faire du site un endroit fréquentable. « Des Belges sont venus vers les années 2007-2008 en visite pour nous promettre de le réhabiliter. Depuis, on attend toujours », explique Mamadou Keita dit Iba, notable. Même avec son état de dégradation, l’ancienne usine continue de recevoir des touristes, selon M. Keita. D’ailleurs, les populations de Mbakhana s’étaient organisées pour créer une association qui gérait les fonds générés par le monument, patrimoine historique du Sénégal. « On avait des retombées grâce à l’Association « Cap sur Toundou Mbakhana’’, dont j’étais le président. On avait des recettes et ces sommes nous permettaient d’aider les écoles primaires, des malades… », liste Iba Keita. Il appelle l’État à « réhabiliter le site pour booster le tourisme dans le village ».