DE L’INÉLÉGANCE D’UNE DEMANDE D’INGÉRENCE JUDICIAIRE
La lettre du Président Wade frise le chantage. Il est inadmissible de recourir à cette menace surtout venant de personnalités ayant exercé le pouvoir et dont l’argumentaire ne tient pas la route
Ilyadecelacinqansaumoisde mai 2010, l’ambassadrice des Usa au Sénégal, Son Excellence Madame Marcia S. Bernicat, avait été fortement et publiquement tancée par le Président Abdoulaye Wade pour avoir simplement fait un document sur la corruption et l’environnement des affaires au Sénégal.
Il y a aussi de cela cinq ans en juin 2010, l’ambassadeur de France au Sénégal Son Excellence Monsieur Jean-Christophe Rufin confirmait dans une interview accordée à la radio Rfi ses relations tendues avec le clan des Wade, notamment au moment des Assises nationales organisées par l’opposition.
Sur une question relative à ses relations avec Karim Wade, l’ambassadeur de France disait qu’il préfère ne pas s’exprimer. Ce silence diplomatique en disait long.
Un rappel de ces deux épisodes vieux de cinq ans permet simplement de mieux replacer la fameuse lettre ouverte de ce 10 février 2015 adressée aux Présidents français et américain et signée par le Président Wade et le député Mamadou Diop Decroix au nom du Front patriotique pour la défense de la république (Fpdr) pour «demander une assistance judiciaire» dans le cadre du procès en cours sur l’enrichissement illicite.
Ce procès est aujourd’hui en phase de plaidoiries avant verdict et on demande une sorte de rebelote à travers une forme d’ingérence judiciaire sans aucune base légale nationale ou internationale !
Ironie du sort : on demande une ingérence judicaire à ceux qu’on vilipendait en 2010 pour avoir attiré l’attention sur les dérives des malversations intelligentes qui dépassaient le cadre naïf d’un détournement classique pour entrer dans une nébuleuse politico-affairiste sur la base du délit d’initié qu’offre le confort du pouvoir.
Cette lettre du 10 février 2015 est sans doute une sorte de bouée de sauvetage tendue face au dossier que détient la Crei sur la base de preuves et de témoignages. Au-delà d’une bouée de sauvetage, la lettre signée par le Président Wade et le député Diop Decroix frise le chantage en reprenant l’expression ci-dessous : «C’est précisément ce front qui s’adresse à vous pour solliciter votre amicale intervention afin d’aider le Sénégal à sortir d’une dangereuse impasse qui risque de déboucher sur une confrontation.»
Confrontation basée sur quoi ? Confrontation pour les beaux yeux de qui ? Confrontation déclenchée par qui ?
Il est inadmissible de recourir à cette menace non voilée surtout venant de personnalités ayant exercé le pouvoir et dont l’argumentaire tout au long des 3 643 mots contenus dans la lettre ne tient pas la route. La Crei que Wade avoue dans la même lettre avoir laissé en sommeil pendant 12 ans n’est pas un «monstre juridique anti-démocratique».
Mettre en sommeil ne signifie pas enterrer. Tout l’argumentaire repris dans la lettre ressemble à du réchauffé que les Sénégalais ont fini d’entendre depuis belle lurette.
Trois théories sont reprises en général par ceux qui s’attaquent à la légitimité et à la légalité de la Crei.
La supposée non-conformité aux Conventions internationales
La supposée inconstitutionnalité
La supposée suppression de la Crei de notre organisation judiciaire
Toutes ces trois théories tombent à l’eau comme nous allons l’expliquer.
1La théorie de la Crei non conforme aux Conventions internationales
Cet argument repris par Wade et Decroix dans leur lettre est battu en brèche par la Convention des Nations Unies contre la corruption qui dit à son article 20 : «Sous réserve de sa Constitution et des principes fondamentaux de son système juridique, chaque État Partie envisage d’adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, lorsque l’acte a été commis intentionnellement, à l’enrichissement illicite, c’est-à-dire une augmentation substantielle du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes.»
La Convention de l’Union africaine sur la Prévention et la lutte contre la corruption dit clairement ceci à son article 8 : «Sous réserve des dispositions de leurs lois nationales, les Etats parties s’engagent à adopter les mesures nécessaires pour définir l’enrichissement illicite comme infraction, en vertu de leurs lois nationales».
Ces deux textes suffisent pour dire que le Sénégal a toute la légitimité internationale pour lutter contre l’enrichissement illicite avec sa loi nationale.
2La théorie de la Crei inconstitutionnelle et non qualifiée
Cette théorie s’attaque d’abord au principe d’inversion des charges de la preuve et a pour principal argument l’article 101 de la Constitution combiné à l’article 7 de la loi créant la Crei qui demande la transmission du dossier à l’autorité compétente pour les personnes bénéficiant d’une immunité ou d’un privilège de juridiction. Que dit l’article 101 de la Constitution ?
Il dit textuellement ceci : «...Le Premier ministre et les autres membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis. Ils sont jugés par la Haute cour de justice...»
L’article 101 parle de membre du gouvernement et non de ministre conseiller ou autre. Le principal mis en cause dans cette affaire d’enrichissement illicite est entré pour la première fois au gouvernement le 1er mai 2009 comme ministre d’État, ministre de la Coopération internationale, de l’Aménagement du territoire, des Transports aériens et des Infrastructures.
Avant cette date, il n’était pas membre du gouvernement de la République du Sénégal ; or l’article 101 ne parle pas de ministre mais de membre du gouvernement. Cela veut au moins dire que tous les supposés faits commis par cette personne avant mai 2009, ne l’ont pas été es qualité de membre du gouvernement.
L’essentiel des sociétés objet du procès actuel ont été créées avant 2009 de façon nébuleuse. A titre d’exemple des sociétés en question ont été créées aux dates suivantes : Ahs 2003, Abs Sa 2002, Harstand 2003, Dahlia 2004, An Media 2006 avec des actionnaires dont les réponses ont semblé fortement conforter la thèse d’une stratégie d’utilisations de prête-noms et de sociétés-écrans à des fins de dissimulations.
De plus, la gestion de ces sociétés a montré selon les faits et témoignages des pratiques délictuelles et frauduleuses.
Il y a plus important encore ! L’article 101 dit clairement : «...actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis». Cela veut dire que pour qu’un ancien membre du gouvernement puisse être traduit devant la Haute cour de justice, il faut que les actes reprochés aient la qualification de crimes ou délits au moment où ils ont été commis.
Mieux l’article 163 bis du Code pénal dit clairement ceci : «Le délit d’enrichissement illicite est constitué lorsque, sur simple mise en demeure, une des personnes désignées ci-dessus, se trouve dans l’impossibilité de justifier de l’origine licite des ressources qui lui permettent d’être en possession d’un patrimoine ou de mener un train de vie sans rapport avec ses revenus légaux.
L’origine licite des éléments du patrimoine peut être prouvée par tout moyen. Toutefois, la seule preuve d’une libéralité ne suffit pas à justifier de cette origine licite. Dans le cas où l’enrichissement illicite est réalisé par l’intermédiaire d’un tiers ou d’une personne physique dirigeant la personne morale, ils seront poursuivis comme complices de l’auteur principal.»
Suivant l’article 163 bis, la Constitution du délit d’enrichissement illicite n’intervient qu’après l’impossibilité de donner une justification de l’origine licite de ses biens et cela après mise en demeure. En clair, on ne peut qualifier le fait «enrichissement illicite» qu’après mise en demeure.
Quand est-ce que et comment la personne se serait enrichie ?
Les réponses à ces questions ne peuvent se faire que lors d’un débat de fond entre avocats, témoins et magistrats au moment du jugement devant la Crei que certains ont rejetée sans succès au motif qu’il n’est plus dans l’organisation judiciaire du Sénégal.
3La théorie de la Crei supprimée de l’organisation judiciaire Les tenants de cette théorie disent que la Crei ne fait pas partie de l’orga
nisation judiciaire parce que la loi 8419 du 2 février 1984 ne l’a pas citée. Cette loi n’a pas cité la Cour suprême, la Cour d’appel, la Cour d’assises, le Tribunal régional, le Tribunal départemental et le Tribunal du travail.
Elle n’a aussi pas cité les autres juridictions spéciales comme le Tribunal pour enfants, la justice militaire, la Cour de sureté de l’Etat. En vérité, si la loi de 1984 ne les a pas cités, c’est en raison de leur caractère spécial puisqu’il n’y a pas de rapport d’abrogation entre la loi de 1984 et les lois mettant en place des juridictions spéciales comme la Crei.
En voulant être jugé par la Haute cour de justice composée de huit députés (dont l’essentiel membre de Benno bokk yaakaar) et d’un seul magistrat, les avocats de la défense veulent sans doute politiser le procès pour accroître une stratégie de victimisation avec une sorte de justice des vainqueurs.
Pour conclure, les trois théories de pure forme pour rejeter la Crei semble poursuivre un seul objectif majeur : ne pas aller jusqu’au verdict du procès. Pour rappel, le Conseil constitutionnel a eu à juger que la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) est conforme à la Constitution.
La Cour suprême a également déclaré que la Crei est apte à juger cette affaire. La Crei qui en est à la phase actuelle de plaidoiries avant verdict a déjà sans doute assez d’éléments fournis par les témoins.
Au-delà des personnes mises en cause, ce procès marquera sûrement la victoire d’une autre vision de la démocratie qui renforcera le citoyen devant l’élu et les oligarchies de tous ordres.
En vérité, les complicités dans ces affaires supposées pourraient sans doute dépasser les frontières nationales en raison des sommes annoncées, presque 120 milliards. Cela devrait au moins en relever l’enjeu pour le Sénégal et le reste du monde.
Avec 120 milliards de francs Cfa, une personne peut dépenser 100 millions par mois pendant 100 ans. Cent millions par mois pendant 100 ans, c’est plus de trois millions trois cents mille (3 300 000 francs Cfa) par jour pendant 100 ans.
Vit-on facilement pendant 100 ans au Sénégal où l’espérance de vie à la naissance ne dépasse pas soixante ans ? Ces sommes-là méritent un procès vrai sur le fond pour garantir la vraie dignité des uns et des autres.
En adressant une lettre une semaine avant le verdict à ceux à qui on reprochait avec inélégance une «ingérence du donneur de leçons», on ne participe pas au renforcement de notre démocratie. Dans la même lettre, évoquer le cas des juristes sur commande venus sur invitation du Président Wade pour interpréter la Constitution en sa faveur lors du débat sur le troisième mandat est simplement inélégant. C’est comme parler de corde dans la maison d’un pendu ! Le ridicule ne tue pas.
Le but du jeu avec cette lettre inopportune n’est sans doute pas de rechercher la vérité. Le mobile de la lettre ouverte est de vouloir prendre l’opinion à témoin pour trouver le prétexte d’une «confrontation». C’est simplement anachronique de vouloir créer le désordre au Sénégal pour faire libérer un prévenu.
Les Présidents Hollande et Obama avaient sans doute attiré l’attention des tenants du pouvoir en 2010 par le relais de leurs ambassadeurs quand l’actuelle opposition était au pouvoir et laissait faire comme en prime à la nébuleuse.
Que cette même opposition adresse cinq ans plus tard une lettre aux pays des ambassadeurs honnis hier pour aujourd’hui demander l’ingérence judiciaire est assez cocasse et ironique. Ironie de l’histoire ! C’est oublier la double leçon d’histoire et d’avenir. Leçon d’histoire pour ceux qui, sans doute vivent des regrets.
Leçon d’avenir pour ceux qui exercent le pouvoir aujourd’hui et qui doivent résister aux tentations matérialistes en restant irréprochables avec l’aide des instruments comme l’Ofnac et la loi sur la déclaration de patrimoine que le Président Macky Sall a mis en place d’abord à titre préventif.
En vérité, l’enjeu du procès sur l’enrichissement illicite dépasse les actuels prévenus. De la même façon que la réduction volontaire de la durée du mandat de sept ans par le Président Macky Sall est une leçon pour la classe politique sénégalaise et africaine, le procès sur l’enrichissement illicite pourrait être une leçon pour tous ceux qui sont en politique.
L’émergence du Sénégal comporte un pan entier de transparence qu’il ne faut pas sacrifier sous la menace d’une confrontation. La République, comme le 23 juin 2011, résistera à ces tentatives d’une autre époque.
Et l’image de ceux qui cherchent la confrontation n’en sera que plus salie encore dans la colonne du passif alors qu’ils méritent notre considération pour au moins la partie de l’actif de leur bilan. Il est inadmissible de mettre dans une lettre la confrontation et la violence comme argument d’une ingérence judiciaire anachronique.
Le Sénégal en route vers l’émergence n’acceptera pas de suivre l’inélégance d’une demande d’ingérence judiciaire argumentée avec la menace d’une confrontation violente qui n’honore pas le Fpdr, qui doit méditer cette phrase de l’écrivain russoaméricain, Isaac Asimov : «La violence est le dernier refuge de l’incompétence».