L’ÉMERGENCE SELON LEE KWAN YEW
Si le PSE doit introduire «un nouveau modèle de développement qui vise l’émergence à l’horizon 2035», la trajectoire de Singapour ces 30 dernières années mériterait d’être étudiée et peut être adaptée

Lee Kwan Yew, le premier président de la République de Singapour (1959-1990), qui est resté de fait l’autorité de référence de son pays jusqu’à sa mort, le 15 mars dernier, est le premier chef d’Etat à avoir fait passer son pays «du Tiers Monde au Premier Monde en une génération» (selon son expression).
Sous l’égide de Lee Kwan Yew, Singapour a connu une croissance soutenue de son économie de 8% par an pendant trente ans pour devenir en 2013 la 7eme économie la plus développée au monde avec un revenu par tête d’habitant de 76 860 US $ (devant les USA, la Grande Bretagne et la France !).
Au classement de l’Indice de Développement Humain (IDH), qui indique mieux le niveau de développement réel en prenant en compte des indicateurs tels que le pouvoir d’achat, le niveau d’instruction et l’espérance de vie, Singapour se classe en 2011 au 9eme rang mondial (devant la Grande Bretagne, 14e, et la France, 20e).
La population est totalement alphabétisée (en anglais et en chinois en général), le pays bénéficie d’une main d’œuvre hautement qualifiée pour toutes les technologies modernes, tout y est d’une propreté extrême, la corruption n’y existe pas, la criminalité y est presque nulle, le taux de pollution très bas.
Aussi Singapour est devenue une destination touristique de premier plan.
Pourtant la Cité-État, qui ne jouit d’aucune ressource naturelle et manque même d’eau, qu’elle doit importer de son voisin, la Malaisie, avait, à son indépendance de la Grande Bretagne en 1960, une économie qui ne reposait que sur ses activités portuaires et son commerce régional lui assurant un revenu par tête estimé à 516 US $, du même niveau que celui du Sénégal à la même époque (560 US $).
Notre pays qui a accédé à la souveraineté internationale la même année que Singapour, a connu une croissance économique de 3% en moyenne et son PIB par tête d’habitant n’est actuellement que de 1900 dollars, il est classé 163e selon le classement par IDH. Avec 46% de sa population vivant dans la pauvreté et 50% analphabètes, notre pays est toujours classé parmi les pays pauvres de la planète.
Quel est le secret du «miracle» singapourien, si miracle il y a ?
Il y a d’abord les qualités de leadership exceptionnelles de Lee Kwan Yew, décrit comme un mélange de Machiavel et Sun Tzu. Il a su au cours de la lutte pour l’indépendance utiliser le système britannique pour le combattre, s’allier au Parti communiste de Malaisie qui contrôlait les syndicats et constituait alors la principale force politique de la région pour le réduire ultérieurement et s’imposer comme unique force de compromis face à la puissance coloniale.
Ensuite pour développer l’économie, il a su utiliser le nationalisme de la communauté chinoise majoritaire (dont il est issu) pour, au nom de la promotion de «valeurs asiatiques», imposer en fait un ordre capitaliste, basé sur l’obéissance, la discipline face à l’entreprise et à l’Etat, et assurer la promotion de l’épargne des ménages.
Il a su attirer les investissements étrangers en mettant en place rapidement une infrastructure (de transport, téléphonique, électrique, et de tourisme notamment) de classe internationale, en menant à travers la Banque centrale nationale une politique monétaire stable et en assurant la disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée et disciplinée.
Il s’attaqua aussi très tôt à la lutte contre la corruption en mettant en place une institution (Corrupt Practices Bureau) dotée de tous les pouvoirs pour investiguer, poursuivre et arrêter tout officiel suspect de corruption (institution certainement bien moins «démocratique» que nos CREI et OFNAC).
Il affilia les syndicats de travailleurs à travers leur fédération (National Trade Union Congress) à son parti (People’s Action Party) et au patronat (une alliance qui n’est pas sans rappeler la «participation responsable de Senghor»).
De 1960 à nos jours, Singapour n’aurait pas connu plus de 15 jours de grève au total…
Au plan géopolitique, il s’allia dès l’indépendance de son pays avec les Etats-Unis, en guerre au Vietnam, et dont l’hégémonie était menacée non seulement par la Chine mais dans la plus part des États asiatiques.
Autre pilier du «miracle» singapourien : le système d’éducation et de formation en anglais et dans les langues nationales (chinois, malais et tamoul), de la maternelle à l’université, auquel l’Etat consacre chaque année 20% de son budget et qui met l’accent dès l’école primaire sur l’anglais, les mathématiques et les sciences.
Les meilleurs élèves sont très tôt repérés. Ils reçoivent des bourses et sont orientés vers les meilleures universités du monde.
Au plan politique, tout en maintenant le système formel de multipartisme, Lee Kwan Yew imposa son parti comme parti unique de fait, se faisant réélire régulièrement et contrôlant totalement pendant, trente et un ans, l’Exécutif, le Législatif et le Judicaire.
C’est sans doute là le facteur essentiel et déterminant du «miracle singapourien» : Lee Kwan Yew a dirigé Singapour d’une main de fer, de manière autoritaire, sans aucune interférence d’aucun pouvoir, sans autre autorité que la sienne propre.
C’est une véritable dictature, «éclairée» certes, qu’il a imposé à Singapour, faisant fi des exigences de la démocratie, de la liberté d’expression, de la liberté de presse et des droits de l’homme garantis pourtant par la Constitution.
Il mit plutôt l’accent sur l’ordre et la discipline, sur la responsabilité de la famille et de l’individu dans le développement économique et la construction de la nation, sous le contrôle strict de l’Etat qui impose ses orientations et sanctionne positivement ou négativement les comportements.
Aucune déviance, aucune effraction n’est permise.
Les châtiments corporels même sont de mises notamment à l’école et dans l’armée.
L’évolution de la population est toujours suivie et régulée par l’Etat qui, après avoir imposé rigoureusement la réduction de la natalité à deux enfants par famille, en ayant recours notamment à la stérilisation, encourage depuis les années 1980 les ménages à avoir plus d’enfants.
L’État s’assure même que les femmes diplômées se marient… Lee Kwan Yew proclame lui-même que c’est grâce à cette politique et à ces méthodes de gouvernement autocratiques que Singapour s’est développé de cette manière spectaculaire.
Il estime que cette politique et ces méthodes étaient indispensables pour assurer l’émergence de Singapour et que d’une manière générale la démocratie n’est pas propice au développement. Il disait : «À quelques rares exceptions près, la démocratie n’a pas apporté de gouvernement convenable aux nouveaux pays en voie de développement… Les Occidentaux mettent en avant les libertés et droits des individus… Je préfère un gouvernement honnête, qui agit et qui est efficace… Pour commencer il faut de l’ordre dans la société. Les armes, la drogue, les crimes violents et tout ce qui menace l’ordre social (doit être combattu). Puis il faut s’occuper de l’école. Tant que la violence prévaut dans les écoles, on ne peut pas avoir d’éducation… Ensuite on doit s’assurer qu’on donne une éducation sérieuse et qu’on forme une génération entière de gens qualifiés, intelligents, talentueux et qui peuvent être productifs…»
Au vu de l’écart abyssal qui s’est creusé depuis les années 1960 au plan du développement économique et social entre le Sénégal et Singapour, il est évident que les options politiques et économiques de Lee Kwan Yew ont été plus efficaces que celles qui ont été mises en œuvre dans ce pays, de Senghor à Abdoulaye Wade.
Mais il est évident aussi qu’on ne saurait transposer les recettes de Lee Kwan Yew au Sénégal.
Notre pays a pris des options fondamentales en opposition totale avec celles de Singapour et qui seraient difficilement réversibles : la démocratie multipartite, la liberté d’expression, la liberté de presse, le pluralisme médiatique et le pluralisme syndical, notamment.
Cependant si le Plan Sénégal Emergent (PSE) doit introduire véritablement «un nouveau modèle de développement qui vise l’émergence à l’horizon 2035» et qui est susceptible d’impulser une «nouvelle dynamique de croissance forte, durable et inclusive de plus de 7%» (par an), la trajectoire de Singapour au cours des trente dernières années sous le leadership de Lee Kwan Yew mériterait d’être étudiée et peut être adaptée.