LA CREI DOIT S'ATTAQUER AU SECTEUR DE L’IMMOBILIER
IBE NIANG, ÉDITORIALISTE DE SENEPLUS
Ibe Niang Ardo est outré. Ce "Dakarois de souche" vit le martyre devant le tableau paradoxal de Dakar, une presqu’île, qui étouffe. "L'essor de l'immobilier suit une courbe à l'inverse de celle de la qualité de bonne vie", dénonce l’éditorialiste de www.SenePlus.Com, qui est spécialiste de l’immobilier. Un secteur où fleure bon le blanchiment d’argent et où règnent les "rapaces", ces promoteurs véreux qui tirent profit de l’urbanisation sauvage et de l’absence de politique immobilière cohérente.
Afin de permettre aux Dakarois de retrouver la qualité de vie qu’ils ont perdu au cours des quinze dernières années et de faire de la capitale sénégalaise "un lieu attractif où se précipiteront les touristes du monde entier", Ibe Niang Ardo interpelle les pouvoirs publics. Entretien.
En tant que professionnel du secteur, comment expliquez-vous le boom de l'immobilier à Dakar ?
Je dirais, d'abord pour le moins, qu'il est incontrôlé et pas harmonieux. En un quart de siècle, la sublime assiette foncière dakaroise a fini par ne ressembler qu'à un cadavre livré à des charognards. Parce que la corruption érigée en institution a torpillé toute vision, toute ambition, toute loi et tout plan d'urbanisme existants, pour laisser libre cours à des politiciens, affairistes et agents véreux de l'administration pour disposer injustement du patrimoine foncier de Dakar. Un plan d'urbanisme devait gérer l'essor immobilier et veiller surtout à ne trop préjudicier la valeur du foncier, millénaire et de don divin. Ça n'a malheureusement pas été le cas. L'on a privatisé et dégradé le fabuleux domaine public maritime et l'on continue de le faire sans scrupule.
Quelles sont les conséquences sur le vécu des populations de cette situation que vous décrivez ?
Les Dakarois de souche, qui avaient une sensibilité locale de leur ville et des relations sociales de qualité entre eux, sont accablés par ces rapaces qui déshumanisent leur ville et les transforment en zombis. On vit dans une presqu'île et n'empêche, on a quand même réussi la prouesse de la rendre étouffante. L'essor de l'immobilier suit une courbe à l'inverse de celle de la qualité de bonne vie. Si vous suivez l'actualité, vous avez dû voir que sur injonction internationale, les villes africaines se mettent à rattraper leur retard sur l'assainissement, parent pauvre des investissements publics. L'assainissement est justement un préalable à l'essor immobilier. On persiste dans notre bêtise : toujours mettre la charrue avant les bœufs. C'est dur quand on le dit comme ça, mais que voulez-vous ? La bêtise n'arrête même pas après qu'on l'ait dénoncée. Alors le moins qu'on puisse faire en tant que citoyen, c'est dénoncer, quand il nous est donné de nous exprimer.
Des soupçons de blanchiment d'argent planent sur le secteur de l'immobilier au Sénégal. Ces soupçons sont-ils fondés ?
Je ne sais rien du blanchiment d'argent. Je ne connais même pas quelqu'un dont les actes ont eu à susciter ces soupçons de ma part. Pourtant je connais des gens très riches. Si l'on en parle tant, j'imagine que cela existe, je n'en doute point, je ne crois pas être naïf. Par quels micmacs ça existe ? J’ignore totalement. Je n'ai jamais porté ma curiosité vers ça. Fondé ou pas ? Pour moi, il appartient à la CREI (Ndlr : Cour de répression de l’enrichissement illicite) de faire son travail : aller fouiller et nous édifier.
Qui sont ces promoteurs que vous appelez les "rapaces" ? Comment procèdent-ils ?
Je ne les connais pas dans leur totalité. Ils sont dans une activité et se démerdent autant que faire se peut, dans le cadre d'une économie instable. Ils cherchent à avoir le meilleur rendement, dans l'espace de temps le plus court. Il ne faut pas les blâmer pour avoir trouvé une niche et l'exploiter. Les premiers promoteurs et architectes d'une ville ou d'un pays ce sont les pouvoirs publics, à la tête desquels, le président de la République. Dakar des années 60 et 70 était le Dakar de mesures conservatoires qui représentaient les garde-fous de la vision futuriste de Senghor. Lui, comprenait que urbanisation était synonyme de discrimination. Alors il avait créé des lois d'urbanisme qui distinguaient nettement des zones de densité plus ou moins forte, imposant des plans d'occupation du sol (POS) stricts. Peu importe par ailleurs la demande croissante de logements.
Comment en est-on arrivé à ce désordre dans le secteur de l'immobilier ?
Dakar des années 80 et 90 était le Dakar de l'application d'une nouvelle politique immobilière instaurée par Abdou Diouf. Création d'un ministère de l'Urbanisme et de l'Habitat et d'une banque de l'Habitat. Le mode opératoire de cette nouvelle politique était basé sur l'aide à la personne, en remplacement de l'aide à la pierre. C'est-à-dire qu'auparavant l'aide au logement consistait au financement de toute la viabilisation sur le terrain d'assiette d'un programme, avant que le terrain ne soit remis aux promoteurs qui y édifiaient des logements que les acquéreurs, quelles que soient leurs conditions économiques, achetaient au même prix. Ce prix ne comportait pas le coût des viabilisations mais uniquement celui des constructions seules. L'assainissement était alors bien pris en compte, sans souci parce que n'ayant aucune influence sur le prix de vente à l'acquéreur.
Dans le second cas, l'aide au logement est fait par le biais de prêts à faible taux d'intérêt, à l'acquéreur. N'en profitent que des gens de revenus modestes, éligibles à ces prêts possibles grâce à une bonification de l'État, qui passait par une concession du FAHU (Fond d'aide à l'habitat et à l'urbanisme) à la banque de l'Habitat. C'est ainsi que sont nés les programmes destinés à résorber la demande de logements devenue entretemps explosive à Dakar, tels que les Parcelles Assainies, les HLM Grand Médine, les projets Golf Nord, Sud, Est et Ouest, les Sicap Sacré-Cœur, etc.
Après l'alternance de 2000, la situation s'est comme détériorée...
Dakar des années 2000 à 2012, est en matière immobilière et infrastructurelle, le summum de la confiscation du patrimoine foncier par une classe politico affairiste mafieuse, fondamentalement spéculatrice et insatiable, qui a illégalement aliéné la majeure partie des terrains de valeur de la capitale. C'est aussi la période de construction de nouvelles infrastructures dont Dakar avait bien besoin. Une bonne réplique politique à la léthargie du régime socialiste qui avait précédé le régime libéral.
Le régime de Macky Sall peut-il remettre les choses à l'endroit ?
Aujourd'hui, il appartient à Macky Sall de démontrer aux Dakarois et à tous les Sénégalais ce qu'est sa culture de l'habitat, sa culture d'une ville où il fait bon vivre, sa culture de l'urbanisme, qui est un art d'anticipation et de management proactif. Ce, en proposant un programme de redressement de ce qui est mal parti et fixer par des lois le cap dès maintenant, qui fera de Dakar du futur un lieu attractif où se précipiteront les touristes du monde entier. Les ambitions du Plan Dakar Émergent (PDE)- qui, j'espère, existe-, gagnerait à être bien communiquées. Mon souhait est qu'il y ait une large concertation autour du projet du futur Dakar qui ne soit pas que partisane ou politique, mais avec des citoyens libres qui ont une sensibilité locale authentique.
Au-delà de Dakar, comment assainir le secteur de l’immobilier au Sénégal ?
Voyez-vous au Sénégal un secteur qui n'est pas à assainir ? Tout est à assainir ! Je ne veux vraiment pas me mettre à parler de tout et polluer l'espace public de mes bavardages. Je ne dirai pas qu'il faut assainir le secteur de l'immobilier, ni comment il faudrait le faire. Par contre je dirai que le marché immobilier, s'il n'est pas vicié devrait, comme un corps humain, pouvoir s'assainir tout seul, sinon il irait vers l'effondrement, le crash. Le rôle des pouvoirs publics là aussi est de s'abstenir de trop d'interventions, surtout d'interventions intéressées, et veiller à ce que les cartes ne soient pas pipées.