LA JEUNESSE S'EMPARE DE LA BIENNALE
Une nouvelle génération, smartphone en main, envahit l'ancien Palais de Justice colonial, transformé en temple de l'art contemporain. Entre selfies et découvertes artistiques, ces jeunes sénégalais réinventent la façon de consommer l'art

(SenePlus) - La Biennale de Dakar, rendez-vous prestigieux habituellement réservé aux collectionneurs fortunés et aux connaisseurs, connaît cette année une métamorphose inattendue sous l'impulsion d'un nouveau public : la jeunesse sénégalaise. Le New York Times (NYT) décrit ce phénomène qui bouleverse les codes traditionnels de l'événement.
Au cœur de cette transformation, l'ancien Palais de Justice de Dakar, témoin majestueux de l'époque coloniale française, joue un rôle central. Ce bâtiment emblématique, fermé en 1992 par crainte d'effondrement, connaît une seconde vie en tant que principal centre d'exposition de la Biennale. Un symbole fort pour une manifestation qui entend redéfinir les rapports entre l'art contemporain et la société africaine.
La présence massive des jeunes visiteurs marque un tournant décisif. "C'est amusant, c'est gratuit, c'est beau et c'est tellement instagrammable", confie au journal américain Sokna Mbene Thiam, une lycéenne de 17 ans venue avec ses camarades de classe. Cette nouvelle génération, qui découvre souvent l'art contemporain pour la première fois, s'approprie l'espace avec une spontanéité rafraîchissante, transformant chaque visite en expérience partagée sur les réseaux sociaux.
Cette démocratisation de l'art trouve un écho politique fort avec le soutien explicite du président Bassirou Diomaye Faye, le plus jeune dirigeant élu d'Afrique. Lors de la cérémonie d'ouverture, il a prononcé des mots qui résonnent particulièrement auprès d'une population dont près des trois quarts ont moins de 35 ans : "L'art distrait, fait rêver et réfléchir ; il enseigne et éduque." Une vision qui rompt avec l'élitisme traditionnel des manifestations artistiques.
Sous la direction de Salimata Diop, commissaire franco-sénégalaise de 37 ans, la Biennale prend une dimension nouvelle. "L'ancien Palais de Justice a été construit pour représenter la justice écrasante de l'empire colonial français", explique-t-elle au quotidien américain. "Nous voulons que chacun se sente légitime pour entrer et habiter cet espace." Une mission qui semble accomplie au vu de l'affluence des jeunes visiteurs, qui arrivent équipés de perches à selfies et de stabilisateurs pour smartphones.
L'exposition, qui s'étend sur 4 000 mètres carrés, aborde les grandes questions qui traversent les sociétés africaines contemporaines. Le changement climatique, le chômage des jeunes et les défis de la migration sont au cœur des œuvres présentées. Des installations comme "Cotton Blues" de l'artiste franco-béninoise Laeila Adjovi explorent l'héritage de la colonisation et de la traite des esclaves, tout en faisant écho aux difficultés actuelles des cultivateurs de coton face aux bouleversements climatiques.
L'exposition a su créer des espaces d'intimité particulièrement appréciés des jeunes visiteurs. La "Bibliothèque haptique" du collectif Archive Ensemble transforme une ancienne salle d'audience en bibliothèque anticoloniale où les visiteurs peuvent étudier ou feuilleter des livres. L'installation "Vines" de l'artiste marocaine Ghizlane Sahli, avec ses fleurs et lianes tricotées, est devenue un lieu de prédilection pour les photos Instagram.
Cette popularité nouvelle n'est pas sans défis. Les médiateurs, parfois débordés, doivent rappeler les règles de base : ne pas toucher les œuvres, ne pas s'asseoir sur les installations, ne pas bloquer les entrées pour les photos. Mais pour Salimata Diop, ces difficultés sont le prix à payer pour une démocratisation réussie de l'art contemporain. "Pourquoi prenons-nous des selfies ? Pour s'approprier l'art", défend-elle, soulignant que "certains sont très touchés par les œuvres."
Le bâtiment lui-même participe à cette transformation. Autrefois symbole du délabrement du centre-ville de Dakar, l'ancien Palais de Justice est devenu un espace accueillant, avec ses carreaux vert et blanc rappelant les tissus traditionnels et ses rideaux évoquant les draps qui flottent dans les cours familiales de la ville. Il est prévu qu'il devienne un Palais des Arts permanent d'ici 2027, incarnant l'ambition de Dakar de s'imposer comme le cœur culturel de l'Afrique de l'Ouest.
La visite surprise du président Faye le mois dernier souligne l'importance politique de ce succès populaire. Comme le rapporte le New York Times, ce geste est perçu comme une reconnaissance de l'influence grandissante des jeunes électeurs dans la vie culturelle du pays. Cependant, rien n'est acquis pour l'avenir, ni le financement gouvernemental de la Biennale, ni même la pérennité de l'ancien Palais de Justice comme lieu d'exposition.
Cette incertitude n'entame pas la détermination des organisateurs. Comme le déclare Salimata Diop au quotidien new-yorkais : "Nous devons continuer à nous battre pour offrir une voix de l'Afrique qu'on n'entend pas assez dans le monde de l'art." Une bataille qui, à en juger par l'enthousiasme de la jeunesse sénégalaise, est en passe d'être gagnée.