LE FRANÇAIS NDIALAKHÂR DE ... LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR
Le Pr. Oumar Sankharé est le deuxième africain francophone agrégé de grammaire après Léopold Sédar Senghor, en 1935. D’ailleurs, dans ses travaux, il s’intéresse beaucoup à l’œuvre de Senghor. Il est professeur titulaire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad).
Le Poète- Président Léopold Sédar Senghor aura marqué son époque tant par sa pensée politique que par son art poétique. A une époque où l’Afrique subissait encore le parti unique et la dictature, il a osé innover avec le multipartisme et la démocratie. Cette maturité politique que lui doit le continent noir ne saurait occulter la révolution qu’il a su opérer dans l’écriture poétique africaine.
Et de fait, la première période de la littérature est caractérisée en Afrique par un académisme rigide qui imposait aux écrivains une langue française exempte de tout écart grammatical. Les textes des premiers écrivains africains ne sont que des copies ou, à tout le moins, des imitations d’auteurs français.
La pratique du manuel de français Mamadou et Bineta destiné aux cours moyens et supérieurs des écoles de l’Afrique noire et rédigé par des pédagogues coloniaux, Davesne et Gouin, a profondément marqué les premiers écrivains.
A cela s’ajoutait l’usage du « symbole » qui dissuadait l’enfant de parler sa langue maternelle au profit du français. D’où le respect strict de la langue de Molière qu’il était interdit de violer. Cette révérence presque religieuse du français est perceptible dans les poèmes de Birago Diop composés dès 1925 mais publiés seulement en 1960.
Non seulement son recueil Leurres et lueurs est constitué de sonnets en alexandrins terminés par des rimes mais encore l’inspiration est fortement classique. Il ne s’agissait alors que de « Décalques », pour emprunter l’appellation même de l’auteur. Avec la publication de Chants d’ombre en 1945, Senghor allait libérer l’écriture littéraire des contraintes linguistiques.
La question de la langue s’est toujours posée aux écrivains africains obligés d’utiliser le français qui est étranger à leur culture. C’est Senghor qui a publié en 1948, dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, ces vers du poète haïtien
Léon Laleau : Sentez-vous cette souffrance Et ce désespoir à nul autre égal D’apprivoiser avec des mots de France Ce cœur qui m’est venu de Sénégal ?
Et Senghor lui-même de s’écrier dans Liberté I (p.470) : « On ne pourra plus faire parler les Nègres comme des Blancs... Il ne s’agira même plus de leur faire parler "petit nègre" mais wolof, malinké, éwondo en français ».
Il y a donc chez Senghor une nette volonté de réafricaniser la littérature à travers sa langue d’expression : « Nous sommes pour une langue française mais avec des variantes, plus exactement des enrichissements régionaux (Préface au Lexique du français du Sénégal Clad, 1979 Blondé, Dumont, Gontier ).
Ne dit-il pas dans la « Lettre à trois poètes de l’Hexagone » : « Je voudrais parler non seulement en Nègre mais encore en Francophone » ? Aussi le français de France se trouve- t-il africanisé par le poète qui ne répugne pas à insérer des mots wolofs ou sérères : combassou, p.264 ; khakham p.268 ; poto-poto p.281 ; Toubab p.290 ; ndeïssane p.320).
Parfois, Senghor forge des néologismes à partir de racines africaines: lamarque : de lamane, propriétaire terrien et du suffixe grec « arque », qui commande, donc maître de terre ; Viguel war : du préfixe français « vice », sous et de guelwar, noble de haut rang.
Remarquable est ce refus obstiné de se plier aux normes de la langue et de la poésie du colonisateur que Senghor dés- agrège et disloque à volonté. Plus de rimes ni d’alexandrins ou de sonnets. Le philosophe français Jean-Paul Sartre avait déjà perçu ce phénomène de la défrancisation du français qu’il salue dans sa préface intitulée « Orphée noir ». Senghor lui-même en a donné le ton dans Nocturnes : Que meure le poème se désagrège la syntaxe que s’abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels « Elégie des circoncis ».
L’académicien agrégé de grammaire ne recule même pas devant les violations de la langue. Le présent du subjonctif du verbe prévaloir (que je prévale) devient dans l’ « Elégie pour Georges Pompidou » *que je prévaille. Le verbe intransitif « crouler » est construit avec un complément d’objet direct dans l’ « Elégie de Carthage » : Tu fus bien près de la crouler. Le verbe pronominal « se lamenter » est conjugué à la voix active avec un complément d’objet direct dans l’ « Elégie des eaux » de Nocturnes : Je vous lamente.
Senghor emploie « comparer » avec la conjonction « et » unissant les deux termes de la comparaison dans Chants d’ombre alors qu’on compare une chose à ou avec une autre : * Comparez sa beauté et celle de vos filles.
Même l’orthographe n’est pas épargnée : « balafon » est toujours écrit avec un « g » (*balafong) par le Maître -de- langue.
Par l’usage constant de ces écarts, Senghor aura accompli une révolution dans la langue de la littérature africaine.
Comment la postérité a-t-elle accueilli ces innovations senghoriennes ? Les procédés de désarticulation de la langue ont fait fortune par la suite avec un continuateur comme Ahmadou Kourouma qui, en 1968, a publié une œuvre romanesque en français « malinkisé » : Les soleils des indépendances. En outre, le verset et le vers libre senghoriens ont définitivement remplacé chez les auteurs africains la poésie classique rimée de naguère.
En somme, la littérature africaine, autant dans son inspiration que dans son expression, dérive de Léopold Sédar Senghor, le premier poète africain de langue française.
Toutefois, il est à craindre que les audaces linguistiques et grammaticales des jeunes écrivains africains, qui résultent le plus souvent d’un manque de maîtrise du français, n’en arrivent à conduire la littérature dans une impasse.
Aussi, pour paraphraser le Général de Gaulle, dirons- nous qu’après Senghor, ce n’est ni le chaos ni le désert mais....le trop plein.