DEVOIR DE MÉMOIRE, QUÊTE DE VÉRITÉ AUTOUR DE THIAROYE 44
EXCLUSIF SENEPLUS - Dans le contexte de l'époque, la désobéissance aurait été un acte de rébellion absurde et suicidaire. La frontière entre bourreaux et victimes est si nettement tracée qu'un tel exercice ne devrait susciter aucune controverse
C'est une chose de critiquer d'un point de vue général l'institution militaire connue sous le nom de "Tirailleurs sénégalais" et c'en une autre de cracher sur la dépouille de chacune des centaines de victimes du massacre du 1er décembre 1944 à Thiaroye. Dans le premier cas de figure, on peut légitimement se prévaloir d'une liberté de jugement qui ne donne toutefois à personne le droit de falsifier des faits patiemment reconstitués depuis les années quarante par des spécialistes de tous horizons. Les tirailleurs insultés par Cheikh Oumar Diagne ne sont pas des êtres abstraits, chacun d'eux a un nom et une histoire mais aussi de nombreux descendants qui chérissent de génération en génération sa mémoire. Il est tout de même troublant de voir un adulte se déchaîner contre des morts avec une haine et une rage qui ne peuvent avoir un peu de sens qu'à l'égard des vivants. Cela fait penser à des vitupérations dans le silence d'un cimetière.
À Thiaroye, des combattants africains ont été trahis par leurs supérieurs, assassinés et jetés à la hâte dans des fosses communes. C'est aussi simple que cela. Cheikh Oumar Diagne veut-il nous dire que c'était bien fait pour eux ? Il ne va pas jusqu'à qualifier les tirailleurs sénégalais de sous-hommes mais le mot n'est sans doute pas loin de sa pensée puisqu'il les décrit comme des traîtres, victimes moins du racisme colonial que de leur appât du gain. Si ses propos ne sont pas passés tout à fait inaperçus c'est uniquement parce qu'il est un proche collaborateur du président Diomaye Faye. À vrai dire, il est difficile de prendre au sérieux un langage aussi excessif. On s'en est bien rendu compte lors de la "Déclaration de politique générale" du Premier ministre Ousmane Sonko. Il y a fait en passant l'éloge des martyrs de Thiaroye mais aucun député n'a cru devoir revenir sur cette polémique lors de la séance-marathon de questions-réponses qui s'en est suivie.
Cependant Cheikh Oumar Diagne aura au moins eu le mérite de susciter ces jours-ci de nombreux articles dont les auteurs se veulent heureusement bien plus rationnels et nuancés que lui. On peut cependant se demander pourquoi un tel débat sur les tirailleurs sénégalais a lieu avec un si grand retard. Pendant près d'un siècle, l'Aube de sang - titre d'une pièce rarement prise en compte de Cheikh Faty Faye - a surtout interpellé les cinéastes, écrivains et musiciens africains et la relative indifférence des historiens et des politiques a permis à l'Etat français, coupable de ce crime de masse sous l'autorité du général de Gaulle, d'en contrôler totalement le récit, faisant par là-même obstruction à tout véritable travail de mémoire. Paris s'est vu finalement obligé de passer aux aveux il y a seulement trois semaines et on aurait pu s'attendre à ce que cette victoire quasi inespérée stimule la quête de vérité sur les circonstances exactes du carnage de décembre 1944 et un surcroît de considération pour ses victimes originaires de plusieurs pays africains. C'est au contraire le moment que l'on choisit pour surfer sur une vague révisionniste un peu chic et de moins en moins pudique. Des médias dits internationaux - il est aisé de deviner lesquels - ont voulu profiter des écarts de langage d'un haut fonctionnaire sénégalais pour en rajouter à la confusion. C'est de bonne guerre. D'autres réactions, quoique sincères, mesurées et tout à fait respectables, sont moins faciles à comprendre dans la mesure où elles servent naïvement les desseins de journalistes littéralement en mission commandée et pour qui des dizaines, voire des centaines de milliers de morts hors d'Europe compteront toujours moins que les intérêts de leur pays.
On pourrait croire à la lecture de certains analystes que les tirailleurs sénégalais étaient dans leur immense majorité des engagés volontaires. Rien n'est plus faux. L’administration coloniale, avec son formidable appareil de propagande et ses capacités de coercition, ne leur laissait la plupart du temps d'autre choix que d'aller au front. Dans le contexte de l'époque, la désobéissance aurait été un acte de rébellion personnelle absurde et suicidaire puisqu'aucune organisation politique ou sociale ne s'était élevée contre les campagnes de recrutement initiées par les tout-puissants maîtres de l'heure avec l'aide de leurs relais locaux. Le corps des tirailleurs sénégalais n'a pas été une exception africaine puisque sur tous les continents et à toutes les époques les vainqueurs en ont créé de semblables pour parachever le processus de conquête. Le fait est que partout, en attendant des jours plus favorables à une résistance concertée, les colonisés n'ont eu d'autre choix que de prendre les armes aux côtés du colonisateur.
Quid des Africains qui se sont précipités avec enthousiasme sur les lieux de recrutement, prêts à verser leur sang pour la France ? Ils ne méritent pas davantage notre mépris. Sembène Ousmane et Frantz Fanon firent partie de ces adolescents qui ont presque dû faire le forcing pour offrir leur vie à la Mère-Patrie en lutte contre l'Allemagne nazie.
Samba Gadjigo rapporte à ce propos une anecdote révélatrice dans sa biographie du célèbre écrivain-cinéaste sénégalais. Au début de la guerre, Sembène, apprenti-maçon à peine âgé de seize ans, est légèrement blessé à l'œil par un de ses copains devant une salle de cinéma du Plateau et sa première réaction a été de s'écrier qu'il ne pourra hélas plus être recruté par l'armée des Tubaab car "ils n'acceptent pas les borgnes !" Finalement mobilisé en 1944 dans le 6ème Régiment d'Infanterie Coloniale stationné au Niger, il avouera un jour n'avoir jamais autant appris sur la vie et sur les êtres humains que pendant cette courte période sous les drapeaux. On connaît la suite de l'histoire : une exceptionnelle prise de conscience anticolonialiste et un film d'une rare efficacité en hommage à ceux de ses camarades tombés à Thiaroye.
Frantz Fanon, à qui l'humanité entière doit tant, n'aurait peut-être pas non plus été le même penseur fécond sans sa participation à la Deuxième Guerre mondiale au cours de laquelle il fut du reste blessé à la poitrine. N'écoutant à dix-sept ans que son précoce instinct antifasciste, il n'attend pas d'y être invité pour s'engager dans les forces gaullistes. Sa famille essaie en vain de le dissuader et puisqu'il n'a pas de quoi se payer le passage jusqu'en République dominicaine - d'où il devait rallier l'Angleterre - il vole et vend un costume de son père ! Toujours égal à lui-même, il se distancera plus tard de cette expérience qui lui avait pourtant permis, de son propre aveu, de mieux comprendre la Révolution algérienne. Dans Les damnés de la terre, son maître-livre, il reprendra intégralement Aube africaine, le célèbre poème dramatique de Keita Fodéba, consacré au drame de Thiaroye et ce n'est certainement pas par hasard.
Un traître à l'Afrique, Sembène Ousmane ? Un vulgaire chasseur de primes, Frantz Fanon, futur porte-parole du FLN algérien et selon le mot de son biographe Adam Shatz "une figure emblématique des mouvements de libération nationale en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine" ?
Est-il raisonnable d'attendre de jeunes paysans africains des années quarante - qui étaient en fait des gamins - qu'ils aient une meilleure compréhension des enjeux politiques de leur temps que des esprits aussi puissants que Frantz Fanon et Sembène Ousmane ? Poser la question c'est y répondre.
Sauf à vouloir inverser les rôles du bourreau et de la victime, le 1er décembre 1944 ne peut être un jour d'infamie que pour ceux qui ont froidement fauché à la mitrailleuse près de quatre-cent de leurs camarades de combat.
On ne peut donc que se féliciter du choix fait par le gouvernement du Sénégal de commémorer l'événement sans attendre la permission d'une quelconque puissance étrangère. Cette décision a très vite obligé Paris à reconnaître officiellement que ce qui est arrivé au camp de transit de Thiaroye était bel et bien un massacre soigneusement planifié et non la répression d'une mutinerie. Il est essentiel de noter que ce geste public de repentance est sans précédent dans l'histoire post-coloniale française.
La tragédie de Thiaroye n'a jamais été vraiment oubliée en Afrique de l'Ouest mais il a fallu attendre soixante-quatre ans d'indépendance pour qu'un de nos gouvernements ose en marquer l'anniversaire par une cérémonie du souvenir digne de ce nom. C'est en présence de plusieurs de ses pairs - y compris le président en exercice de l'Union africaine - que le chef de l'Etat sénégalais a rendu un hommage chargé d'émotion aux tirailleurs et cette communion avec nos disparus a aussi été un grand moment de fierté. Même s'il reste bien du chemin à faire pour que la commémoration de ce drame africain ne soit pas l'affaire exclusive du pays où il a eu lieu, le sursaut mémoriel du 1er décembre 2024 est un message clair des autorités quant à leur volonté de redire avec force l'humanité de nos compatriotes naguère déshumanisés par l'occupant. Cette reconnexion lucide avec un passé douloureux relève, en dépit de sa complexité, d'une simple nécessité de survie.
Dans le cas précis de Thiaroye, la frontière entre bourreaux et victimes est si nettement tracée qu'un tel exercice ne devrait susciter aucune controverse. Il se trouve qu'assez étrangement il semble embarrasser ou agacer certains petits-enfants des tirailleurs. C'est leur droit puisqu'il faut de tout pour faire un monde mais il est tout de même curieux que l'on se lâche avec tant de véhémence contre des personnes décédées depuis bientôt un siècle dans les circonstances que l'on sait. Cheikh Oumar Diagne est heureusement le seul à s'être laissé aller à une telle extravagance.