LE GHETTO DES FEMMES
La galère du foot féminin sénégalais n’est pas une fatalité. Ce n’est pas une question d’identité sexuelle en souffrance, pas plus qu’une histoire d’effort physique insurmontable. Il y a des barrières à renverser, qui dépassent le talent et l’engagement

Quelque part il relève d’une sorte de bonne volonté, mais cela ne saurait suffire. Au mieux il renvoie à une forme d’exotisme, et ce n’est pas avec ce regard que le football féminin sénégalais sortira de son ghetto.
Hors du petit cercle d’intimes qui gravitent autour de cette discipline, l’élimination des "Lionnes" par l’Egypte, dans le cadre des qualifications pour les Jeux africains, samedi passé, ne fera pas un pli de rancœur dans les esprits.
Ce n’est pourtant pas une verrue qui tombe. Pas plus qu’il ne s’agit d’une greffe malvenue dont le sport sénégalais se débarrasse. La pratique sportive féminine est ancrée dans ce pays depuis la période coloniale et des championnes ont émergé dès les premières années de l’indépendance.
A l’honneur des femmes, les "Lionnes" du basket sont les championnes les plus illustres que le sport sénégalais a eu à produire. Et encore, parmi les trois disciplines où le Sénégal a été champion du monde, les deux stars les plus emblématiques sont des championnes : Amy Mbacké Thiam (athlétisme) et Yaye Amy Seck (karaté).
La galère du football féminin sénégalais n’est donc pas une fatalité. Ce n’est pas une question d’identité sexuelle en souffrance, pas plus qu’une histoire d’effort physique insurmontable. Voir les filles sur une piste, sur un terrain ou sur un tatami est d’un naturel banal dans ce pays. En plus, un tir en suspension est plus difficile qu’un contrôle de la poitrine. L’intensité d’un 100 mètres dépasse de loin l’effort d’une attaquante sur 10 mètres. L’énergie qu’on dépense pour un saut en longueur vaut cent fois la force déployée dans un tacle glissé.
Par delà ces constats il y a bien sûr des barrières à renverser, qui dépassent le talent et l’engagement. Car partout dans le monde, aucune discipline n’est autant marquée par l’appropriation masculine que le football. C’est le domaine où les rapports sociaux de sexe ont eu le plus de mal à sauter. Comme si l’Adn de cette discipline, née dans les milieux ouvriers d’Angleterre, pouvait difficilement se prêter à une appropriation féminine.
Les barrières s’estompent cependant. Les filles connaissent Messi et Ronaldo. Certaines vont jusqu’au centre en retrait et peuvent crier "hors jeu" avant que le juge de touche ne lève son drapeau. Mais l’évolution a encore du mal à se traduire dans l’engouement et la massification du foot féminin au Sénégal.
Ce qui peut transformer cette passion, pour la faire passer de l’esprit au corps, relève d’un travail de fond. Car si les symboles commencent à changer, ne faisant plus dire que "le football est une affaire d’hommes", si le langage verse de moins en moins dans le mépris et l’ironie, il manque toujours cet espace où la personnalité féminine peut s’affirmer dans la pratique et se consolider, avant de pouvoir se confronter à l’ordre masculin qui s’est construit autour du ballon.
C’est dans les écoles, au primaire comme au secondaire, qu’on peut commencer à faire évoluer l’image du mâle dominant. Devant tant d’idées préconçues à déconstruire et de nouveaux paradigmes à instaurer, ce travail à la base est une nécessité fondamentale. Le prolongement se ferait ensuite dans des espaces aménagés, au sein des quartiers. Car autant les garçons peuvent s’épanouir dans les terrains vagues, affirmant leur virilité dans le sable et la pierraille, autant les filles ne peuvent épouser la mouvance du foot féminin qu’en y trouvant les caractéristiques de ce qui les conforte dans leur féminité.
C’est simple : on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. La légitimation, l’émancipation et l’ancrage du football féminin ne peuvent se suffire du volontarisme en cours au niveau de la Fédération sénégalaise de football. Pas plus que l’appui financier de la Fifa ne n’accouchera d’un miracle. Un cadre réel de développement s’impose, pour sortir du confinement dans lequel végète une dizaine de clubs lancés dans un championnat anecdotique.
Le football féminin au Sénégal date du milieu des années 1970, en tant que forme structurée, sous la direction d’Eliott Khouma. La Caf n’y songeait même pas encore et aucune organisation formelle n’était signalée dans un pays africain. Mais être pionnier ne sert à rien quand le chemin ouvert n’est pas balisé et entretenu, pour que les premiers pas puissent guider la colonie. Dans ce contexte, la participation de l’équipe féminine à la Can-2012 n’a été qu’une lueur avant que la routine n’avale à nouveau une pratique confidentielle.
La Fédération sénégalaise de football gagnerait bien à regarder ce qui se fait au basket, au hand, au volley, au judo ou à l’athlétisme, etc., si réellement elle se prend au sérieux avec le football féminin. C’est la seule discipline qui fait plus rire que pleurer quand les "Lionnes" se perdent dans l’échec. Son processus de construction et de développement ne peut relever de l’activisme temporaire. Pour qu’il puisse avoir une réelle lisibilité dans le paysage sportif sénégalais, il lui faudrait une légitimation plus forte que la seule couverture médiatique ne peut lui assurer.