PETIT MBAO AGONISE
À LA DECOUVERTE D’UN VILLAGE MOURANT A CAUSE DE LA POLLUTION DES INDUSTRIES DE LA ZONE FRANCHE
C’est un village qui dispose de tous les atouts pour être un coin de vie paradisiaque. Ici, il y a la mer, des cocotiers, un commun vouloir de vivre ensemble, mais pas d’avenir. Le village de Petit Mbao est ce lieu de Dakar qui subit, sans relâche, la pollution que lui déverse, à longueur de journée, la vingtaine d’entreprises installées à moins de 5 km de là. Les répercussions enlisent la croissance des enfants, tuent l’économie locale, et hypothèquent l’avenir d’un village vieux de 570 ans.
Tout était encore très calme à notre arrivée au village, en cette matinée du dimanche. Il est 9h 45 et les rares personnes rencontrées ont encore le sommeil aux yeux et le visage encore timide. C’est le matin à Petit Mbao. Le matin dans ce village lébou fondé en 1445 et qui se situe à 24 kilomètres du centre ville de Dakar. Recroquevillé entre le bitume de la route nationale et les vagues de l’océan Atlantique, Petit Mbao est un village qui se meurt, d’une mort lente, mais quasi certaine.
Tout a commencé en 1978, lorsque les Industries chimiques sénégalaises (Ics) ont ouvert leurs portes dans le village. Ensuite, d’autres unités industrielles les ont rejointes. L’Etat décida alors d’ériger le secteur en Zone franche industrielle. Le chef du village, Alé Kane Pouye, se remémore de cet instant presque sur un air de nostalgie. «En 1978, lorsque les Ics ont commencé à fonctionner, nous pensions que nous serions prospères… (bref silence suivi d’un soupir) Malheureusement, la Zone franche nous a transformés en cadavres ambulants», a-t-il expliqué lorsque nous l’avons trouvé dans la cour de sa maison.
Celle-là se trouve sur le chemin du «lac». Le lac de tous les dangers. C’est une mare de 150 m2 qui jouxte le mur de clôture des Ics. On aperçoit les grandes sphères d’acide phosphorique qui se dressent à moins de 20 mètres des lieux. Ce «lac» est en fait, un débordement du canal d’évacuation des déchets liquides et toxiques. Le canal serpente la Zone franche et vient finir sa course dans la partie ouest du village de Petit Mbao. Plus précisément dans le quartier de Petit Mbao Peulh. Il n’y a pas d’eau dans le fameux «lac», mais plutôt le condensé d’un liquide rosâtre et puant mélangé à une pâte blanchâtre. La respiration devient des plus difficiles et les yeux piquent lorsqu’on s’en approche.
«Il ne faut surtout pas les frotter», se hâte de nous dire Amary, un des jeunes du village qui s’est proposé pour être notre guide. L’insouciance des entreprises qui déversent leurs déchets dans ce «lac» est inouïe. Le liquide du lac est mortel. Pour les humains, le seul contact avec ce liquide provoque des muqueuses et des diarrhées. Et ce sont les enfants qui en pâtissent le plus. Selon Maïmouna Kane ménagère et «Badiénou Gokh» du village, les enfants vivent dans un danger permanent. «On ne peut pas avoir un œil sur les enfants 24 heures sur 24. Même les adultes ne supportent pas l’odeur que dégage cet amas de produits toxiques. Alors, vous imaginez pour les enfants ?», a-t-elle regretté.
L’autre conséquence est que les nuages de produits toxiques semblent empêcher toute croissance à Petit Mbao. Quand les enfants ne meurent pas au bout de 10 ans, ils ne dépassent jamais le 1 mètre 20 de taille. C’est le cas de la jeune Salla. Malgré ses 21 hivernages, elle n’a pas dépassé 1 mètre de haut et pèse moins de 45 kilos. Nous l’avons trouvée malade, mais sans moyen de prouver cliniquement que son état avait une quelconque relation avec la pollution.
De grands pollueurs peu soucieux
Petit Mbao se considère comme une poubelle de déchets toxiques à ciel ouvert. Les usines de la zone franche qui y déversent, chaque matin, leurs déchets le font dans la plus grande ignorance des droits élémentaires de l’homme. Le mal de vivre des populations n’est pas seulement lié à la présence des Ics. Le «lac» est principalement alimenté par les déchets de l’usine de tannerie «Sentha».
Le traitement chimique de peaux d’animaux par cette usine n’a de cesse provoqué l’ire des populations. Considérée par ces dernières comme l’un des plus grands pollueurs de la zone, cette société a rendu l’air de Petit Mbao irrespirable. La tannerie «Sentha» déverse ses eaux qui charrient des produits toxiques dans le «lac» causant ainsi de sérieux dégâts à l’environnement et un grand souci de santé.
Interpellée sur ces activités décriées par les populations de Petit Mbao, la direction générale de «Sentha» n’a pas voulu répondre à notre sollicitation. Le Directeur général, M. Banfi a invoqué des raisons de «timing» pour ne pas se prononcer.
D’autres industries ont été pointées du doigt par les populations. L’une d’entre elles produirait du lait, une autre des produits pharmaceutiques et une troisième des mèches.
Les habitants ne peuvent rien attendre en retour. Seulement 1% de la population arrive à trouver un travail dans les usines et aucune œuvre sociale ne se fait venant des pollueurs. Rien, si ce n’est la construction suspecte d’un cimetière par les Ics.
A côté des déchets avec lesquels ils doivent cohabiter, les habitants de Petit Mbao craignent pour leur avenir. Les normes de sécurité des Ics ne les convainquent pas. Et ils vivent avec une peur permanente de subir une catastrophe similaire à celle de Tchernobyl (Ndlr : Explosion d’une centrale nucléaire en Union soviétique en 1986 qui avait fait des milliers de victimes). Déjà en 1996, une fuite d’ammoniac avait eu lieu et presque tout le village avait été hospitalisé. Certains y ont laissé leur vie. Comme pour soulager sa conscience, la direction des Ics avait versé au village une indemnité de 10 millions de francs Cfa. Chaque maison avait alors reçu la modique somme de 2500 francs Cfa.
PETIT MBAO REGRETTE L’IRRESPONSABILITE SOCIALE DES ENTREPRISES DE LA ZONE FRANCHE - «Un cimetière, voilà tout ce qu’ils ont construit ici»
Les populations de Petit Mbao n’en veulent pas aux entreprises de la Zone franche juste à cause de la pollution qui, pourtant, a atteint des proportions des plus alarmantes. Mais elle estiment que les entreprises - installées dans la Zone franche industrielle - ne font aucun effort en contrepartie. Selon eux, les jeunes ont beaucoup de peine pour trouver un emploi là-bas.
Le chef de quartier de petit Mbao Lébou, Alé Pouye trouve cela indigne de ces industries aux grands chiffres d’affaires. «Ils nous ont pris nos terres sans dédommagement, ils nous ont pris notre confort de vie. Malgré tout cela, ils n’acceptent même pas de prendre nos fils et de leur permettre de gagner leur vie décemment», se plaint le vieux. Pour lui, la solution au problème n’est pas si difficile à trouver : «Si chaque entreprise de la Zone franche prenait juste 5 fils de Petit Mbao, le problème du chômage serait réglé à jamais».
Pour Maïmouna Sow, si on est arrivé là, c’est simplement parce que les entreprises n’ont pas respecté leurs engagements. «Lors d’une de nos rencontres, les Ics avaient promis de recruter nos fils en âge de travailler. Mais dans tout le village, ils n’ont pris que trois jeunes», se souvient la dame qui est «Badiénou gokh».
Les populations se sentent aussi lâchées par les entreprises de la Zone franche quand il s’agit de leur venir en aide sur le plan médical. «Il ne faut même pas y penser», coupe net le vieux Idrissa Dia. Il en veut pour preuve les nombreuses fois où ils ont eu des cas de maladies graves et qu’ils sont allés aux usines de la Zone franche pour solliciter de l’aide. «Ils nous promettent de réagir plus tard, mais ne le font jamais», peste-t-il.
Il faut dire que Petit Mbao n’a qu’un seul poste de santé. Les riverains espéraient de la Zone franche la construction d’un nouvel hôpital, mais que nenni. «La seule construction a été faite par les Ics. Et il s’agit d’un cimetière. Un cimetière, voilà tout ce qu’ils ont construit ici. Encore que c’est une réfection des murs de clôture», renseigne Arame Fall.
La réhabilitation de ce mur du cimetière du village n’a pas beaucoup plu. «C’était un signal pour nous dire que nous tous allons mourir de la pollution qu’ils nous imposent», lance le vieux Dia.
CONSEQUENCES DE LA POLLUTION SUR LA SANTE DES POPULATIONS - Avortement des femmes et retard de croissance des enfants
La santé des populations de Petit Mbao est en souffrance. Les rejets d’acide phosphorique provenant des Ics et les odeurs peu supportables des déchets toxiques de la Zone franche industrielle ne sont pas inoffensifs. Bien au contraire. Presque toutes les personnes que nous avons rencontrées disent souffrir de maladies respiratoires. C’est le cas de Mme Sow, une mère de famille de 43 ans. «Ceux qui en ont le moyen, fuient Petit Mbao pour aller habiter ailleurs. La poussière venant des Ics nous fait des misères. Tous mes enfants souffrent d’asthme», se plaint-elle.
Mais ce qui frappe le plus chez les enfants du village, c’est leur état chétif. Le retard de croissance est manifeste chez beaucoup d’enfants. Nous avons rencontré Madjiguène. Elle a 21 ans, mais sa taille ne fait pas le mètre. Elle pèse 45 kilos. Son teint est noir et elle a recouvert sa tête d’un voile de couleur verte. Sa timidité fait qu’elle n’a pas voulu nous parler, malgré notre insistance. Mais sa mère proche d’elle ne s’est pas fait prier. «Regardez comme elle est. Aucun des patrons de ces usines qui nous polluent jour et nuit ne voudrait que son enfant soit comme ça. Elle est malade 6 jours sur 7 et c’est toujours à son père ou à moi de la prendre en charge», s’exclame Fatou Seck.
Pour Mme Sow, les choses sont encore plus graves que ça. Selon elle, tous les enfants grandissent avec quelques années de retard. «Mais, aussi avec des maladies respiratoires qui nous prennent le peu d’argent que nous arrivons à gagner», s’empresse-t-elle de souligner. Et à côté des maladies respiratoires, il y a les infections diarrhéiques qui sont le résultat du contact avec l’eau contaminée du lac des déchets.
Mais ce ne sont pas seulement les enfants qui tombent malade. Selon Bineta Dieng, sage-femme exerçant dans une clinique à Petit Mbao, les maladies respiratoires constituent la première pathologie des patients qui sollicitent ses services. Si bien que, raconte-t-elle, «j’ai une fois attiré l’attention des autorités médicales locales sur la recrudescence de ces cas et sur leur gravité». Pour elle, la cause de cette pandémie n’est autre que la pollution, si l’on se fie aux résultats des analyses effectuées sur les patients.
Si les choses n’évoluent pas dans le sens positif, Petit Mbao risque d’être rayé de la carte du Sénégal. La personne la plus âgée dans ce village a 70 ans. Et il se dit que beaucoup ont péri d’infections pulmonaires, suite à une inhalation excessive des déchets rejetés par les industries de la Zone franche. A l’opposé, il est très rare de voir à Petit Mbao, le sourire d’un bébé. Les femmes sont unanimes, l’avortement est la chose qu’elles se partagent le mieux. «Nous défions quiconque de venir prouver le contraire. Nous sommes devenus infertiles à cause de la pollution que dégage la Zone franche», explique calmement la dame Arame Fall.
«Moi j’ai connu deux fausses couches», explique une autre dame, alors que Maïmouna Sow, qui est «Badienou gokh» témoigne en ces termes : «Il y a des avortements multiples. Les femmes ont de gros ventres qui se dégonflent à moins de 5 mois de grossesse». Sur un air dépité, elle ajoute : «Il n’y a pas de santé à petit Mbao, tous les vieux sont morts et les femmes ont de plus en plus de peine à procréer».
CONSTRUCTION D’UNE STATION D’EPURATION DES EAUX USEES - Petit Mbao insiste sur son «grand» niet
C’est dans le cadre du grand projet de dépollution de la Baie de Hann qu’il a été prévu l’érection à Mbao d’un centre d’épuration des eaux usées. Depuis que l’idée a été émise par le gouvernement du Sénégal, les populations de Petit Mbao n’ont cessé de manifester leur désaccord. Aujourd’hui encore, la simple évocation de cette station d’épuration met les habitants dans tous leurs états. La consigne est on ne peut plus simple : «On n’en veut pas».
Du marché à la mosquée, des terrains de football à l’atelier de menuiserie et du garage de taxis «clandos» à la plage, il n’y a pas une seule personne parmi celles que nous avons rencontrées qui est favorable à l’idée de cette station d’épuration. «Ils passeront sur nos cadavres s’ils viennent pour installer ce centre», s’exclame Khary Pouye, une vendeuse au marché de petit Mbao.
Pour Mansour Ndoye, chauffeur de taxi «clando», c’est inhumain de penser à venir ériger une station d’épuration. «Que veulent-ils encore ? Ne trouvent-ils pas que nous sommes assez morts pour en rajouter davantage ?», s’interroge-t-il au volant de son taxi.
Les populations n’en veulent pas du projet de Oumar Guèye, ministre de l’Assainissement. Ce qui a mis le feu au poudre, c’est une phrase qu’Oumar Guèye aurait prononcée : «Au début, il y aura de mauvaises odeurs, mais vous allez finir par vous habituer». C’est du moins ce que rapporte Amary Seck, président du collectif des jeunes.
Pour lui, le préalable consistant à demander aux entreprises de filtrer les eaux usées avant de les déverser ne sera jamais satisfait. Et pour cette raison et tant d’autres encore, les populations persistent dans leur opposition à la construction de cette station d’épuration.
DEVANT L’INERTIE DES AUTORITES ET LE MUTISME DE LEURS PARENTS - Les jeunes de Petit Mbao engagent la croisade contre les «industries criminelles»
L’idéologie «Y en a marre» est passée par là. Les jeunes de Petit Mbao veulent désormais prendre en main le destin de leur localité. Depuis 14 mois, ils ont créé une association dénommée Collectif pour la défense des intérêts de Petit Mbao (Cdipm). Le combat qu’ils disent mener est celui qui vise à mettre un terme à la pollution et ses conséquences sur leurs familles et leur environnement. Ils multiplient les démarches, vont rencontrer les entreprises de la Zone franche industrielle et n’hésitent pas à monter au créneau pour porter haut leurs voix. Et souvent, ils sont obligés de passer à l’acte. C’est ce qui s’est passé dimanche dernier. Ils sont allés bloquer la canalisation principale qui draine les eaux usées des industries de la Zone franche vers le «lac» de Petit Mbao.
Armés de pelles et de sacs vides, ils ont plus d’une vingtaine à converger vers le mur qui sépare le village de la Zone franche. Le soleil qui dardait ses rayons de toutes ses forces n’a pas découragé ces jeunes. Certains remplissaient des sacs de sable pendant que d’autres les arrimaient dans le canal pour bloquer l’accès de l’eau puante et nauséabonde vers le lac du village. Amary donne de la voix. Ce jeune professeur de sciences est âgé de 32 ans. Il est le président du collectif. Il est vêtu d’un pantalon Jeans qui a perdu de sa couleur d’origine et d’un tee-shirt à l’effigie d’un club de football européen.
«Ce n’est pas la première fois que nous faisons ce blocus. La fois passée, les dirigeants industriels étaient venus nous implorer de l’enlever pour qu’ils puissent évacuer leurs déchets, mais cette fois, nous sommes plus que déterminés. Il est temps qu’ils sachent ce qu’ils nous font vivre comme misère», explique-t-il, le front dégoulinant de sueur.
Pas loin de lui, Omar Ndoye estime que la présence de la Zone franche n’a aucun impact dans leur vie en tant que jeune. «On ne peut ni trouver du travail chez eux ni avoir une bonne santé. Ça ne peut pas continuer», dit-il entre deux coups de pelles.
Le président de l’Asc de Petit Mbao partage cet avis. Il va même jusqu’à dire que les jeunes sont les plus grands perdants de l’installation de la Zone franche industrielle à Petit Mbao. «Ils ne font rien pour les jeunes, même pas un jeu de maillots pour l’Asc», déplore-t-il. Et pour cet autre jeune du nom de Souleymane Diop, ils sont plus que déterminés à porter le combat et à ne plus se laisser faire. «Nous n’en pouvons plus. Il faut vraiment que cela cesse», peste-t-il devant les encouragements de ses amis.
Ces jeunes veulent un peu plus de consi-dération de la part des Industries chimiques du Sénégal qu’ils n’hésitent pas à désigner sous le vocable «industries criminelles» sénégalaises. Pour ce combat qu’ils veulent mener, ils ont réussi à avoir le soutien de toutes les populations. Comme le dit Amary, le président de leur collectif : «Même les vieux qui étaient les plus réfractaires sont avec nous. C’est parce qu’ils comprennent qu’il faut agir maintenant ou jamais».
ACCAPAREMENT DES TERRES ET POLLUTION DE LA MER - Comment la Zone franche a tué l’économie locale
Avant l’arrivée de la Zone franche industrielle, les populations de Petit Mbao vivaient de la pêche, de l’agriculture et de l’élevage, dans une moindre mesure. Désormais, elles ne peuvent plus s’adonner à ces trois activités. L’eau de la mer est polluée par les déchets toxiques et non traités que les industries y déversent. Ce qui aurait fait fuir les poissons. Les champs sont devenus un lac immonde de déchets liquides venant de ces mêmes usines. Ces produits rendent impossible toute activité agricole.
Le vieux Alé Pouye a plus de 70 ans. Il est de teint noir. En ce matin du dimanche, il est entouré de sa famille dans l’enceinte de sa maison dans le quartier Mbao lébou. C’est un agriculteur qui s’est reconverti en chauffeur. C’est sur un ton qui laisse imaginer son amertume qu’il évoque son ancien métier. «On cultivait du tout à Petit Mbao, lorsque les Ics sont venues, elles nous ont tout pris sans aucun dédommagement. Par la suite, le peu de terres qui nous restait est devenu tellement pollué que plus rien ne peut y pousser», dit-il avant de poursuivre en nous invitant vers un coin à l’arrière-cour de la maison : «Venez voir, mon matériel agricole est là. Je n’ai pas eu d’autre choix que de les ranger ici. Ça fait mal au cœur, car moi j’aime l’agriculture». Derrière ses grosses lunettes noires, le septuagénaire a presque les larmes aux yeux. «Maintenant, je suis comme tous les autres, je suis chauffeur de ‘clandos’. Car, sinon, la marmite ne va pas bouillir», fait-il savoir.
«Tous nos pêcheurs ont migré vers Kafountine ou la Mauritanie»
Ce n’est pas seulement l’agriculture que la pollution aura fait disparaître. La pêche est devenue quasi inexistante. «Petit Mbao était jadis un village de pêcheurs», raconte la dame Arame Fall. A en croire cette vieille femme, les filets restaient deux jours dans l’eau et ravitaillaient tout le village. Mais maintenant, c’est loin d’être le cas. Les pêcheurs que nous avons rencontrés disent que la pollution a fait fuir tous les poissons. «Vous l’avez vu de vous-mêmes, le canal des industries de la Zone franche termine sa course dans la mer. Une fois, on s’est réveillé pour voir des poissons flotter sur l’eau de mer : ils étaient tous morts intoxiqués», se remémore le vieux Alé Pouye.
La conséquence de la rareté des poissons est qu’il est de plus en plus difficile de trouver des pêcheurs à Petit Mbao. «Tous nos pêcheurs ont migré vers Kafountine ou la Mauritanie», informe le vieux pêcheur à la retraite.
«Le «lac» n’est pas clôturé et tout bœuf qui boit son contenu tombe raide mort»
Petit Mbao Peulh est l’autre côté du village. Celui-là même qui jouxte le mur de clôture des Ics. Mais, c’est aussi ce quartier où gît le fameux «lac». Ce «lac» est le point de chute des déchets liquides et solides que rejettent les industries présentes dans la zone franche. Le simple contact visuel donne des vertiges et son liquide est un poison mortel. Pour preuve, il a décimé le cheptel du quartier Petit Mbao Peulh.
C’est avec une voix serrée et des yeux rouges que le vieux Idrissa Dia évoque cette situation. «Il n’y a pas un jour où on se lève sans trouver un de nos bœufs raide mort aux alentours du lac», raconte-t-il. Le vieux Dia qui occupe la fonction de chef de quartier de Petit Mbao Peulh parle d’une activité désormais impossible à pratiquer.
Assis sur un banc en bois, le vieux Idy parle d’une voix sanglotante. Il a le regard perdu dans ses souvenirs, et des mains qu’il n’arrête pas de balancer au rythme de ses phrases. «Il y avait de la verdure, nos bœufs et nos chèvres broutaient de l’herbe. Mais le ‘lac’ est venu pour tout détruire. Pensez-vous qu’un berger puisse se mettre derrière chaque tête d’un troupeau de plus de cent bœufs pour les empêcher de boire au lac ?», demande-t-il.
Petit Mbao a une économie agonisante. Les populations vivent de deux activités : La vente de coquillages pour les femmes et le transport pour les hommes. Deux sources de revenus très limitées, provoquant ainsi une forte émigration.
LES ICS INSISTENT, PERSISTENT ET SIGNENT - «Ce n’est pas nous qui polluons, et d’ailleurs nous sommes aussi des victimes de la pollution»
Les Industries chimiques du Sénégal (Ics) n’ont pas la même vision des choses que les populations de Petit Mbao. Pour les trois cadres que sont le chargé de la Communication, le responsable de la Sécurité-Environnement et le Gestionnaire du personnel, l’usine n’a jamais cessé de faire des efforts allant dans le sens de faire éviter à leurs voisins de Mbao une quelconque pollution.
«S’ils disent que nous ne faisons plus rien pour eux depuis 2004, ils disent vrai, nous traversons une période de difficultés…»
C’est d’abord le responsable du personnel du site Engrais de Mbao qui explique que si les Ics n’embauchent plus à Petit Mbao, c’est bien pour des raisons économiques. «ll faut distinguer deux périodes. La période pré 2005 et celle qui part de cette année-là à nos jours. Parce que depuis 2005, nous vivons une crise sans précédent. Voilà pourquoi depuis cette année, tous nos agents qui partent en retraite ne sont pas remplacés», explique Pape Mansour Diagne.
Qu’à cela ne tienne, les Ics disent continuer à prendre des travailleurs journaliers qui habitent pour la plupart à Petit Mbao. «Nous sommes 143 agents permanents sur ce site. Il y en a 4 ou 5 qui habitent Petit Mbao. Pour ce qui est des emplois journaliers, je ne peux pas vous donner des chiffres, mais c’est sûr que beaucoup viennent de Petit Mbao», ajoute M. Diagne.
Le responsable du personnel des Ics ne veut pas entendre parler d’«irresponsabilité civile» de son entreprise envers petit Mbao. Bien au contraire. «Avant la crise, nous faisions toujours des choses pour les populations. En plus de la construction du cimetière, nous faisions fréquemment des dons pour le centre de santé», précise-t-il. Il reconnaît cependant que cette aide a presque disparu depuis 8 ans. «Maintenant, s’ils disent que nous ne faisons plus rien pour eux depuis 2004, ils disent vrai. Parce qu’il faut aussi comprendre que nous traversons une période de difficultés financières», avoue-t-il.
«L’ammoniac dont on parle se trouve dans des sphères semi réfrigérées. Il ne peut y avoir de fuite»
L’autre responsable que nous avons pu rencontrer est celui qui dirige le département de la Sécurité, Qualité et Environnement. Il répond au nom d’Abdou Boury Thiam. La première précision qu’il tient à apporter c’est qu’il n’y a pas de fuite d’ammoniac. «L’ammoniac dont on parle se trouve dans des sphères semi réfrigérées. Il ne peut y avoir de fuite», dit-il.
Pour lui, ce que les populations appellent de l’ammoniac n’est rien d’autre que de l’acide phosphorique. «Nous avons des bassins d’acide phosphorique que les gens prennent souvent pour des bassins d’ammoniac. C’est vrai maintenant que quand il fait chaud, il peut bien avoir des dégagements de fluor», indique M. Thiam.
Ce responsable assure que les Ics ne rejettent plus rien dans la mer, ni dans l’atmosphère. «Nous avons fait des investissements de 50 millions de francs Cfa pour ne plus déverser des éléments toxiques. Plus aucun rejet ne se fait au niveau de la mer. J’insiste sur le fait que les Ics sont en conformité avec les règles environnementales en vigueur», persiste-t-il sans manquer de souligner qu’il ne peut pas comprendre l’attitude des populations qui disent être victimes de pollution.
«Pour prouver notre bonne foi aux populations de Petit Mbao, nous leur avons remis un détecteur de gaz pour leur dire que dès que vous sentez des rejets d’ammoniac qui commencent à indisposer, appelez nous et on leur a remis un téléphone portable. Cet appareil n’a jamais décelé plus de 3 à 5 Ppm, alors que la menace minimale est fixée à 25 Ppm», révèle-t-il. Sauf qu’aux dernières nouvelles, les Ics ont retiré cet appareil pour une réparation.
Le responsable de la Communication, Mbagnick Diop, a parlé en dernier lieu pour dire qu’il est injuste qu’on leur porte la culpabilité de la pollution de Petit Mbao. «Ce n’est pas nous qui polluons. Et d’ailleurs, nous sommes aussi des victimes de la pollution», a-t-il asséné en faisant valoir que ce sont les autres industries présentes dans la Zone franche qui déversent leurs déchets sur Petit Mbao sans prétraitement aucun. «Le Ics ne déversent pas une seule goutte dans cette mare», assure-t-il en faisant allusion au lac artificiel de Petit Mbao.
PETIT MBAO - Le spectre de Tchernobyl
Le village de Petit Mbao a, aujourd’hui, peur pour son avenir. Presque toutes les personnes que nous avons rencontrées au cours de notre reportage sont sceptique. Certains vont même jusqu’à désigner le village qui a vu naître leurs aïeux d’un potentiel Tchernobyl. A moins de deux kilomètres de leurs fenêtres, il y a des usines d’embouteillages de gaz, d’autres manipulent de l’ammoniac sans compter les industries pharmaceutiques et les grands magasins de stockages de produits aussi explosifs que toxiques.
Petit Mbao craint pour l’avenir de ses générations futures. Ici, on ne veut plus d’un autre Tchernobyl. Tchernobyl du nom de cette ville ukrainienne, dans l’ancienne Union soviétique, dont l’explosion du réacteur d’une centrale nucléaire en 1986 avait provoqué une très large contamination de l'environnement, et de nombreux décès et maladies survenus immédiatement ou à long terme du fait des irradiations ou contaminations. La centrale était à 15 km de la ville.